Sixième long-métrage du réalisateur Patric Chiha, Si c’était de l’amour est un film qui s’intéresse au toucher, au mouvement et au désir. Il laisse le spectateur scruter les visages et l’acte créateur. Voyage hypnotique dont les générations de fêtards reconnaitront les codes, ce film hybride nous interroge : comment percevoir le temps pendant qu’on s’aime ? Interview avec son réalisateur.
Dans les coulisses et sur scène, on porte des survets Adidas et des jeans Levi’s. Les 15 jeunes danseurs se présentent les uns après les autres pour se faire arroser d’eau. La scène est couverte de terre brune et de déchets, la bande-son flirte avec la techno, les mouvements sont tour à tour saccadés puis ralentis. Le temps du club est une illusion, et pourtant le désir de l’autre est bien là : il change de destinataire, se rapproche puis s’éloigne mais ne quitte jamais la scène. Crowd, pièce dansante imaginée et chorégraphiée par Gisèle Vienne, est une captivante ode à l’amour et à la jeunesse. Si c’était de l’amour l’est tout autant. En suivant la troupe en tournée, le film de Patric Chiha documente leur travail et leurs répétitions tout en laissant place à un dialogue nécessaire entre les danseurs et leurs personnages scéniques. Loin de n’être qu’un documentaire sur la danse, Si c’était de l’amour est un voyage sur la friction des genres et du désir, dont on ressort amoureux sans avoir vraiment compris ce que l’on vient de vivre.
Manifesto XXI – Peux-tu me raconter comment tu as rencontré Gisèle Vienne (la chorégraphe) ? Quand as-tu vu Crowd pour la première fois, et qu’as-tu ressenti pour avoir envie de te lancer dans une aventure cinématographique avec eux ?
Patric Chiha : Je connais Gisèle depuis l’âge de 16 ans, nous nous sommes rencontrés au lycée. Il y a toujours eu entre nous un dialogue amical, artistique et intellectuel. Je connais bien sûr tous ses travaux, toutes ses pièces, et, sans pouvoir expliquer pourquoi, Crowd m’a particulièrement frappé. La première à Paris pendant le Festival d’Automne en 2017 a été un moment très fort pour moi, physiquement et émotionnellement. J’étais assis au premier rang, et puisqu’il s’agit de regarder une foule (comme le titre de la pièce l’indique) on ne peut pas tout voir : il faut choisir. C’est quelque chose en moi qui choisit la pièce que j’ai vue, et par le regard je m’attache à des détails et des visages. L’expérience que j’en ai eue était donc déjà cinématographique en un sens, puisqu’on doit faire appel au montage et au gros plan.
Crowd est aussi une pièce généreuse et simple, qui permet qu’on y circule et qu’on s’y perde.
Tout de suite, je me suis dit que ce labyrinthe pouvait me permettre de voyager, et que le spectateur pouvait aussi avoir envie de ce voyage. J’ai rapidement fait part de mon envie de filmer le travail autour de cette pièce à Gisèle, qui a accepté. Je pense qu’elle a accepté par confiance, parce que filmer son travail veut dire filmer une intimité, et les caméras peuvent être inquisitrices et dérangeantes. Elle voulait aussi que je sois libre, parce que l’idée n’était pas de faire un film sur la pièce (puisque je ne sais pas faire ça et que je n’y vois pas d’intérêt) mais plutôt de créer une rêverie à partir de la pièce, une adaptation libre.
Comment s’est passé le tournage du film ? Tu as suivi Gisèle Vienne et ses danseurs dans plusieurs villes d’Europe, en répétitions…
J’ai assez rapidement compris que j’avais envie de les suivre en tournée : on a fait cinq villes européennes ensemble. Je savais aussi que ces films-là, comme mon précédent Brother of the Night, se font plutôt avec des équipes réduites : pour des raisons de financements mais aussi pour des raisons humaines. Je cherche sans doute à avoir un rapport fort et vrai avec les gens que je filme, et avec mon équipe également, donc moins on est nombreux plus c’est faisable. Les petites équipes sont aussi plus délicates et plus souples. Mais je dois aussi dire quelque chose d’important :
Comme mon film précédent, bien qu’ils ne se ressemblent pas, Si c’était de l’amour est un film que je fais parce que quelque chose m’échappe. J’y vois un mystère, quelque chose me frappe, et je n’arrive pas à nommer cette chose. Si j’arrivais à nommer ce mystère, je n’aurais pas besoin de faire le film.
Donc ce sont des films où je ne sais pas où je vais, et tout ce que je peux dire maintenant est une réflexion qui se fait rétrospectivement : quand je fais le film, je prends un risque comme quand on tombe amoureux et qu’on se dit « Tiens, voyons où ça mène ». Ce risque-là, ma chef-opératrice et mon ingénieur du son ont souhaité le prendre avec moi, avec une délicatesse toute particulière.
Plusieurs scènes de Si c’était de l’amour sont liées aux personnages scéniques qu’incarnent les danseurs : on les entend parler de leurs ressemblances et de leurs différences à ces alter ego, et ces discussions mènent souvent à dévoiler leur propre personnalité. Avais-tu connaissance de cette trame narrative autour de la pièce ou l’as-tu découverte en tournant avec eux ?
De mon point de vue, c’est une démarche très originale dans une pièce de danse d’amener une narration alors qu’il n’y a pas de dialogues, et que pour le spectateur lambda ce ne sont que des mouvements. Je ne le savais pas, ça ne se voit pas lorsque l’on assiste à une représentation, mais Gisèle me l’a dit très vite, et les danseurs aussi puisqu’ils m’ont rapidement raconté leur personnage. Ces narrations ont été développées et écrites par Gisèle en collaboration avec l’écrivain américain Dennis Cooper et les danseurs. Ce que j’en ai compris, c’est que ces narrations sont écrites sur mesure : elles peuvent être proches de la personnalité de celui ou celle qui l’incarne ou au contraire très éloignées et dans ces cas-là répondant à une envie du danseur ou de la danseuse. Donc très vite, ces narrations cachées m’ont stimulé et intrigué. Le film étant constitué de répétitions et d’une représentation, il restait assez peu de temps pour faire autre chose et j’ai eu très vite envie de passer du temps avec eux là où c’est possible (dans les chambres d’hôtel, loges, salles de théâtre…) et de voir ce qu’il s’y passe. Quand je dis que je ne sais pas où ça va, je suis sincère : j’ai quelques petites idées derrière la tête quand je tourne mais tout est principalement lié au temps passé avec eux. Parfois une scène un peu fictionnelle, parfois un dialogue simple sur leur travail, et parfois ces personnages scéniques qui agissent comme une protection pour eux. Ça leur a permis de ne pas se mettre à nu devant la caméra, et ça m’allait bien puisque je ne cherche absolument pas un cinéma de l’aveu : il y a toujours mille vérités selon moi.
Je fais des documentaires sur des situations fictionnelles où les questions du rêve, du fantasme, sont omniprésentes. Donc dans mes films il n’y a pas de vérité à chercher, l’émotion se situe à un autre endroit.
La discussion entre le documentaire et la fiction permet au spectateur de s’approprier une vérité qui lui est propre, rien ne lui est imposé. C’était la même chose avec les dialogues que j’ai filmés entre les danseurs : on éclairait les scènes et par cet artifice de lumière on leur permettait de se réinventer, de partager ou non quelque chose avec nous. Je ne sais pas dire ce qui est vrai ou non, pas plus que le film, et c’est toujours cette question du désir, comment le désir et l’amour sont plus vastes que ce que l’on ressent pour une personne. Je n’ai jamais vraiment compris cette limite qu’on imposait au réel, en parlant de film hybride par exemple pour décrire certains de mes films.
D’après moi tout est hybride dans la vie, nos fantasmes sont aussi vrais que nos factures d’électricité finalement.
Comparé à tes autres films documentaires justement, y-a-t-il eu une différence de méthode ou d’approche ?
J’ai fait trois documentaires dans ma vie. Le premier date de 2005 et s’appelle Les Messieurs, tourné en hôpital psychiatrique. Il était déjà question de fiction dans le format documentaire, puisque ce film suit des peintres atteints de schizophrénie qui écrivaient des textes dans leurs tableaux, et que j’ai utilisé ces textes comme une voix-off. Je n’arrive pas vraiment à expliquer la similitude dans mon travail : je fais chaque film autrement, je n’applique pas de dispositif. Et en même temps il doit y avoir quelque chose que je n’arrive pas à nommer puisque je reviens sans cesse à ce mélange entre documentaire et fiction. Je crois que c’est peut-être lié à cette illusion de pouvoir filmer l’homme à l’intérieur alors qu’on ne filme que de la peau finalement. C’est d’ailleurs pour ça qu’on éclaire une scène et qu’on maquille autant les acteurs. Peut-être que la friction des deux genres permet d’atteindre les gens et de les rendre plus vivants.
Une des danseuses prononce la phrase suivante face caméra, et j’aimerais que tu m’expliques ce qu’elle veut dire pour toi : « Heureusement qu’il y a la fête pour oublier. »
(Rires) J’adore le ton qu’elle emploie pour cette phrase d’ailleurs. C’est Katya Petrowick qui la prononce. On sent le désespoir, et en même temps elle est presque soulagée de le dire. Elle enchaîne en expliquant qu’elle a peur de « déborder », et je reconnais cette relation à la fête : heureusement qu’elle est là, mais pourvu que ça ne déborde pas.
La pièce, et donc ton film par extension, flirte avec la culture club des années 90. La fête prend dans cette décennie, avec la musique techno mais aussi la démocratisation de l’ecstasy et l’occupation de certains espaces, une dimension politique très forte. Échec du consumérisme, perte de l’illusion d’une paix mondiale après la chute de l’empire soviétique et du mur de Berlin… Tu peux me parler de ta relation avec ces fêtes et ces espaces ?
Je ne peux évidemment pas répondre pour Gisèle Vienne, qui en parle d’ailleurs merveilleusement bien. Ce que je peux dire, c’est que je suis beaucoup sorti, que je sors encore, et que c’est un rapport au temps qui m’intéresse. À la fois l’euphorie et la morbidité de ce temps, la fête comme présent permanent mais donc comme infini aussi. Dans cette émotion-là, il y a forcément quelque chose de politique. C’est un lieu non productif, sans but, et les cadres sociaux peuvent y être perturbés : c’est une société parallèle où d’autres codes sont possibles et s’inventent dans le présent. Dans nos sociétés capitalistes où tout doit être utile et productif, ces endroits résonnent comme un refus et comme un espace des possibles.
Le film était nominé pour un Teddy Award au festival international du film de Berlin et a remporté le prix du meilleur documentaire dans cette section. Gisèle Vienne a pu expliquer que la pièce n’était pas forcément centrée sur la communauté queer puisque pour elle l’érotisme ne connaît ni genres ni sexualités. Qu’en est-il de toi ? Est-ce important que ce film soit reconnu comme queer ?
Gisèle et moi n’avons pas les mêmes expériences mais nous partageons un point de vue sur l’art. Plus simplement : je n’ai jamais filmé une scène de sexe et je pense qu’il y a peu de chances pour que j’en filme une. Ce qui m’intéresse c’est que le film soit sexuel, que quelque chose dans le film rejoigne le sexe. On pense souvent que le désir a à voir avec une personne que l’on rencontre, alors qu’on sait bien, en club par exemple, comment ce désir peut circuler. On peut désirer n’importe quoi pour un temps. Et ce qui me fait peur c’est le terme d’identité, que j’essaie d’éviter à tout prix parce que je ne le comprends pas.
Le désir est fluide, et en cela oui c’est un film très queer parce que rien n’est fixé : la représentation de soi est aussi vraie que ce que la société fait de toi.
Tu as déjà un ou plusieurs autres projets en cours ?
Oui bien sûr ! J’ai un projet très ambitieux depuis plusieurs années, et Si c’était de l’amour est un peu une surprise puisque je m’occupais bien plus de l’autre film. Il s’appelle La Bête dans la jungle, adapté d’une nouvelle de Henry James, et c’est l’histoire d’un homme et d’une femme qui passent 25 ans dans une boite de nuit, de 1979 à 2004 (donc de la musique disco à la techno). Ils attendent un évènement particulier, et en attendant cette chose exceptionnelle qui devrait leur arriver ils passent à côté du temps, de leur amour et donc de leur vie. J’y parle de l’histoire d’un club, du sida, de la danse, mais c’est aussi très métaphysique : est-ce que quand on croit en l’absolu on ne rate pas la vie, puisque la vie est un compromis ?
Si c’était de l’amour, en salles le 4 mars 2020.