Ce dimanche 9 juin à 14h aura lieu la première marche des fiertés organisée à Saint-Denis. Cet acte fort sur le plan politique et symbolique met à l’honneur l’intersectionnalité et l’inclusion.
Dans son souci de communiquer un grand coup sur l’imbrication des problématiques liées au sexe, à la racisation, au genre, à l’économie et au statut social, cet événement est une première en Île-de-France. La marche sera suivie d’une grande fête au 6B où militant.e.s et artistes célébreront ensemble la convergence des luttes et le futur radieux des sexualités et identités variées en banlieues. Cette semaine nous sommes parties à la rencontre des membres de l’association Saint-Denis Ville au Cœur. À l’origine du projet, le trio formé par Yannis Kames, Lucas Poissonnet et Youssef Belghmaidi.
Manifesto XXI – Pouvez-vous présenter votre association et le cadre dans lequel cette marche a été pensée ?
Lucas : La question que l’association Saint-Denis Ville au Cœur pose c’est : comment faire de la politique d’une manière différente ? Comment agir dans le contexte actuel de forte abstention, de méfiance envers les partis et de la vie politique en générale ?
Yannis : À Saint-Denis il y a 40% d’étranger.e.s, des gen.te.s qui sont exclu.e.s du processus politique, qui ne peuvent pas participer même s’iels veulent. On est sur un territoire où il y a beaucoup de défis, beaucoup d’enjeux et donc beaucoup de possibles, de potentiels. Notre constat au quotidien c’est que les gen.te.s ne demandent que ça de faire des choses. Nous, on veut donner la possibilité aux Dionysiens et Dionysiennes de tous horizons de s’investir dans la vie de la ville. Du coup on rassemble les gen.te.s autour d’actions concrètes et de valeurs. Nos objectifs c’est d’améliorer l’image de la ville de Saint-Denis et le quotidien de ses habitant.e.s : on vise large.
Lucas : On conduit surtout deux types d’actions : des actions destinées à la population, de type interventions thématiques, débats, événements qui créent de la cohésion sociale : des ateliers de photographie urbaine, des expositions, des activités sportives. On mêle des démarches plus consensuelles à des actions très engagées. Par exemple, on a organisé un débat autour des violences policières où on présentait une reconstitution de l’affaire Théo par des acteurs et un procès mis en scène par des étudiants en droit. Ce sont des événements qui ont été particulièrement bien accueillis.
Yannis : Parallèlement on mène des projets de plus grande ampleur sur le plan médiatique qui vise à parler de Saint-Denis, et plus généralement du 93 et des banlieues populaires, de manière positive. Parce qu’on souffre autant des problèmes structurels en ville que de l’image qui circule sur nous. Clairement quand je vais à un entretien et que sur mon CV il y a marqué Saint-Denis, j’arrive avec un désavantage.
Lucas : On ne travaille pas sur l’image de la ville parce qu’on pense qu’elle devrait en avoir une meilleure : on la montre comme on la voit. On ne se donne pas de limite dans le fond ni la forme de nos actions. On pose la question de la pertinence plutôt et de la faisabilité, et c’était le cas avec cette marche.
La ville de Saint-Denis n’est pas homophobe.
Justement est-ce qu’on peut revenir sur la genèse de cette pride ?
Lucas : Ça fait un an qu’on essaye d’intervenir dans les établissements scolaires, dans des lieux de rassemblements et en entreprise pour parler de sexualité et de genre. Le parcours type qu’on observe dans ce genre de démarche c’est d’obtenir un contact avec les institutions, exposer notre projet, les raisons qui nous poussent à intervenir sur ces sujets ; on nous dit généralement que c’est très bien, et ensuite ça traîne… Finalement les portes ne s’ouvrent pas et les projets ne se font pas. On est fatigués de cette situation. C’est peut-être lié à une peur institutionnelle de parler de tout ce qui touche à la sexualité de façon générale… L’idée de marche est venue à ce moment-là parce qu’on voulait ouvrir des portes. On veut pouvoir faire un travail de fond sur ces questions, par le biais de l’association, mais aussi permettre à d’autres associations de se faire connaître et de s’exprimer dans cet événement.
Yannis : Les dossiers liés à la sexualité sont mis de côté, on leur préfère des sujets plus consensuels alors que le questionnement est là.
Lucas : Notre optique c’était de faire le travail que les institutions ne font pas forcément sur les questions LGBTQI+ en ville. La ville de Saint-Denis n’est pas homophobe. Il y a un vrai travail de lutte qui est mené ici contre la discrimination, mais il manque à l’intérieur de la communauté des projets qui s’attaquent à ces discriminations particulières. À part Act Up et AIDES il y a peu d’initiatives qui vont dans ce sens.
Yannis : Ça rentre dans le projet global de société qu’on défend : une société où chacun.e a sa place.
À partir du moment où une personne est pointée du doigt à cause de ce qu’elle est, ça veut dire qu’il y a un travail à faire. Et pour nous c’est une raison d’intervenir.
Youssef : Yannis et moi on s’est rencontrés à Paris-VIII dans le cadre de notre master en sciences politiques. Il m’a parlé de l’asso et de son envie d’organiser une marche des fiertés en banlieue. Ma réaction a clairement été : « C’est EXACTEMENT ce que je veux faire cette année et il faut que j’y participe ». Ensuite la question ça a été de définir l’identité de notre projet, une orientation politique et un message clair. À ce moment-là j’ai fait mon possible pour donner une coloration aussi intersectionnelle, aussi politique et pertinente que possible à cet événement. L’objectif c’était que cette marche soit en accord avec l’identité et les spécificités socio-culturelles dionysiennes, et surtout avec les spécificités LGBTQI+ de banlieue, et intersectionnelles, et racisées, et particulièrement dans mon cas, issues de l’immigration. Moi je ne viens pas de France et c’est ma position de migrant qui galère dans la vie qui me connecte aussi profondément au statut des banlieues.
Ce qui réunit la population à Saint-Denis c’est l’expérience de l’oppression et de la marginalisation.
Quelle place occupent les problématiques liées au genre et à la sexualité à Saint-Denis selon vous ?
Yannis : On intervient dans les collèges sur les questions du sexisme, des inégalités entre hommes et femmes, et plus généralement sur la question du genre. Ces échanges sont très bien reçus par les élèves. Souvent on entend dire que le sexisme et la discrimination liés à la sexualité sont plus présents ici qu’ailleurs. Mais nous ce qu’on observe notamment dans ces ateliers, c’est que les étudiant.e.s sont très à l’écoute et ont beaucoup de choses à dire.
Lucas : Ce qui réunit la population à Saint-Denis c’est l’expérience de l’oppression et de la marginalisation. On est nombreux.ses à se sentir racisé.e.s, pauvres, étranger.e.s, discriminé.e.s parce qu’on habite ici et ce par rapport au regard juridique et à l’opinion publique. Ce que moi j’observe dans ce contexte c’est qu’il y a une vraie tolérance ici, et sur la question du genre aussi. Et dans les collèges par exemple, on voit des étudiant.e.s se chercher dans le queer sans subir de pressions particulières de la part de leurs camarades.
Ça a beaucoup de sens cette invitation en banlieue pour traiter de la vraie complexité, d’identités et de sentiments de marginalité entremêlés. Vous diriez que c’est là que vous vous démarquez de la marche des fiertés parisienne ?
Youssef : Exactement ! La banlieue populaire c’est clairement le contexte où ces questions sont abordées de plein fouet. J’aurais du mal à citer tous les enjeux en place tant ils sont nombreux, tant ils sont complexes : c’est un sac de nœuds et de problématiques interdépendantes ! Et c’est pour ça qu’en arrivant en banlieue je me suis senti aussi bien : à ma place, à la maison. Et c’est pas seulement lié au fait qu’il y a beaucoup de personnes issues de l’immigration, c’est parce que la banlieue est le lieu essentiel de la subalternité. C’est ce qui est beau avec Yannis et Lucas qui ne sont pas forcément LGBTQI+ mais qui s’épanouissent et s’impliquent dans ce projet parce que bouillonne en eux ce sentiment de subalternité qu’il faut combattre, qu’il faut exprimer.
Lucas : Je me sens pas vraiment concerné par la marche parisienne. Elle a complètement son sens, on est ravis qu’elle existe. Néanmoins en tant que banlieusard.e.s on la regarde de loin.
Yannis : C’est un peu notre point. On s’identifie pas forcément dedans, on sent pas forcément qu’on y a notre place même si les retours sont bons et que c’est un évènement connu pour sa festivité. Et justement c’est la part si importante du festif dans cet évènement qui tranche un peu avec mes convictions.
Comment va se dérouler la journée ?
Lucas : On va tous.tes se réunir sur la place de la Résistance. On espère être très nombreux.ses. Objectivement on sera entre 100 et 10 000 participant.e.s ! On assure l’accueil de tous.tes ! Pour ça d’ailleurs, on s’est beaucoup fait aider par l’association Handiqueer qui permettra aux PMR de nous rejoindre. On a une navette qui emmène les personnes à mobilité réduite depuis Saint-Lazare jusqu’ici parce que la seule ligne praticable pour les fauteuils roulants en Ile-de-France c’est la ligne 14. Handiqueer va également distribuer des bouchons d’oreilles pour les personnes à l’audition sensible.
Yannis : Sur la place on rassemble, on crée des slogans et la marche commence à 14h30. Là on va se faire entendre, crier nos slogans, défiler dans la ville. D’ailleurs pour nous, c’était important qu’un premier temps de la marche soit sans musique, que les messages se fassent bien entendre.
Lucas : C’est une différence qu’on marque par rapport à la marche de Paris, on voulait que la nôtre soit plus claire sur le plan militant, moins mêler le festif et le politique, sans les diviser mais en marquant l’importance des temps d’information, de message politique.
Yannis : Ça reste festif quand même ! En deuxième partie de la marche on balance le son, on sera sur l’avenue de la République qui est la plus grosse artère de Saint-Denis et qui mène à la Basilique. Sur le parvis de la Basilique on sera accueilli.e.s par le village associatif où on retrouve une trentaine d’ateliers et d’associations. Là il y aura plusieurs activités et temps forts : échanges, débats, défilé, atelier transformisme, dans une ambiance collective et festive. Ensuite on se déplace complètement, on part à l’after party qui commence à 18h au 6B et qui a été organisée par le collectif Soeurs Malsaines. Act Up, AIDES et Saint-Denis Ville au Cœur seront ensemble dans la soirée pour continuer le travail d’information et de prévention.
Youssef : L’objectif des ateliers drag c’est de créer du lien et d’inviter les imaginaires à se rencontrer. C’est proposer une expérimentation physique mais c’est surtout un travail d’information et de connexion intellectuelle, spirituelle et culturelle. J’aimerais beaucoup que les gen.te.s à travers cet atelier se sentent libres d’apporter des esthétiques qui leur sont chères, qu’iels échangent avec les drag qui les relookent pour inventer un personnage qu’iels veulent incarner. On va avoir deux barnums où relooker tout le monde, maquillage, perruque, workshops de fabrication de costumes, apprendre à créer une barbe avec des cheveux récupérés. Et l’idée de cet atelier encore une fois, c’est de montrer cette démarche artistique, créative, hors des lieux communs qu’on a l’habitude de voir circuler dans les médias sur le drag.
Qui voulez-vous toucher en premier lieu ? Comment l’événement est-il accueilli pour l’instant ?
Lucas : Notre appel à la citoyenneté c’est notre campagne de communication. On n’a pas été tracter à Paris, on affiche et on rassemble ici. Notre but c’est de nous adresser d’abord à la population LGBTQI+ de banlieue. Saint-Denis d’abord, mais aussi à Aubervilliers, Pantin : on s’adresse aux quartiers populaires.
Yannis : Pour l’instant l’évènement a bien tourné sur Facebook, on a 4000 participant.e.s. On a fait un appel à bénévoles et on a eu des tonnes de réponses : des personnes qui vivent en banlieue, qui sont touchées par ce qu’on propose, qui répondent présent.e.s ! C’est exactement qui on voulait impliquer et on pense qu’il y aura un vrai suivi. Les retours sont très positifs jusqu’ici, on a beaucoup de messages qui disent : « On attendait ça depuis si longtemps ». Pour le jour-même, on a mis en place un service d’ordre qui va mobiliser pas mal de volontaires pour la sécurité de la marche. Donc on compte surtout sur la communication en amont et ensuite sur les temps forts du village associatif pour attirer plus de monde.
Il y a des rencontres, des échanges qui vous ont encouragés ou aidés à penser ce projet ?
Youssef : Les textes de Kimberle Crenshaw et d’Anna Julia Cooper ont été déterminants. Mais ce corpus académique je l’ai connu relativement tard dans mon développement et ma personnalité. Quand je me suis familiarisé avec ces textes ça m’a permis de donner du sens de façon critique, de rationaliser mes expériences. L’intersectionnalité j’y ai été confronté de façon empirique parce que dans ma vie, je me retrouvais constamment dans des zones grises, dans lesquelles je ne savais pas comment opérer en fait ! C’est-à-dire se sentir à la marge. Être à la marge et dans la marge des marges et dans la marge des marges des marges… et demeurer comme ça dans une obscurité inaudible et hermétique, alors que c’est cette obscurité-là qui rend compte des réalités sociales et politiques.
Lucas : La conférence qu’on a organisée pendant la quinzaine anti-raciste et solidaire a été un moment fort. Le sujet qu’on a présenté s’intéressait à la notion d’homonationalisme. Ça a été déterminant sur le plan intellectuel et pratique. On a vu l’importance de continuer dans ce sens.
Yannis : On a tous.tes appris beaucoup et évolué en travaillant sur nos interventions et sur la préparation de la marche. On est dans une interrogation permanente, une quête de pertinence, on n’arrête pas de réfléchir. Mais surtout, il y a eu la rencontre avec Youssef et la manière avec laquelle il s’est impliqué dans le projet. Et puis on travaille avec des collectifs importants qui nous ont bien aidés à organiser l’évènement : les Soeurs Malsaines, Accepter son genre, SOS homophobie, les Femmes de Franc-Moisin, Handiqueer qui est un collectif majeur pour nous et Diivineslgbtqi+, qui mènent un travail vraiment important.
Youssef : Et puis on est super contents de compter sur des artistes qui partagent notre message et qui vont illuminer cette journée. Je peux citer Amar qui m’apparaît comme un artiste très engagé. Et Babouchka Babouche qui propose des interventions vraiment originales en tant que drag, des stand-ups très fins intellectuellement qui changent de l’aspect parfois très lissé, cabaret, pajeant du monde drag.
Comment vous sentez-vous à l’approche de l’évènement ?
Yannis : Super fier ! C’est tellement pertinent de le faire !
Lucas : Moi ça me sauce ! Et puis pour des questions d’opinion publique c’est essentiel. Le discours sur l’homophobie dans les banlieues laisse peu de place à notre vision et notre discours. Beaucoup pensent encore que l’organisation de cet évènement vise à stigmatiser et à montrer que l’homophobie est plus présente ici, alors que pas du tout. Au contraire. Notre message c’est : le travail à faire pour plus de tolérance est à réaliser ici comme ailleurs.
Yannis : Oui d’ailleurs on a des messages géniaux de type : « Marche des fiertés dans le califat : courageux ou suicidaires ? »… On se fait bien descendre par l’extrême-droite. Ça leur paraît inconcevable.
En conclusion vous diriez que le futur de Saint-Denis est queer et radieux ?
Lucas : Le futur de Saint-Denis est égalitaire, queer et radieux oui !
Dimanche 9 juin :
Marche des fiertés en banlieues #1
Afterrrparty marche des fiertés en banlieues #1
Par Cléophée Moser