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Mimosa Echard : « je veux que l’œuvre puisse avoir sa propre vitalité »

Mimosa Echard : « je veux que l’œuvre puisse avoir sa propre vitalité »

Plasticienne née en 1986 à Alès, Mimosa Echard envisage l’art comme un espace privilégié de liberté et de réflexion sur la nature. Son œuvre protéiforme, conjuguant vidéos et installations, orchestre la rencontre entre l’humain et le non-humain, le végétal et l’industriel. À l’occasion de son premier solo show à la Galerie Chantal Crousel (Paris), elle nous a parlé de sa pratique artistique, de son rapport critique à la féminité et de ses projets et métamorphoses à venir.

Mimosa Echard a grandi au sein d’une communauté hippie dans les Cévennes. Là-bas, elle a toujours été curieuse. Enfant, elle collectionne des végétaux récoltés dans la nature et dessine beaucoup. Adolescente, elle quitte son village natal pour s’installer à Marseille. Après un bac arts appliqués, elle suit une formation en communication visuelle dans les quartiers nord de la ville et crée des fanzines, notamment au sein de la structure éditoriale associative le Dernier Cri. En 2006, elle intègre l’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs de Paris où elle rencontre le peintre Jean-Luc Blanc, avec qui elle co-fonde ensuite un fanzine et collabore régulièrement depuis.

Mimosa Echard développe une relation sensuelle à la nature en créant des écosystèmes chaotiques en mutation. Ses œuvres « mentales », où s’entremêlent des éléments contradictoires, comme des plantes médicinales et des compléments alimentaires (A/B N°24, 2017), des noyaux de cerise et des perles de verre (A, B, Eye, 2020), des produits cosmétiques genrés et des organismes vivants (I Still Dream of Orgonon, 2016), opèrent une « réconciliation » des contraires. Ses œuvres ont déjà été présentées, entre autres, au Palais de Tokyo (Paris, 2019, 2017), au CRAC Occitanie (Sète, 2018), au Cell Project Space Gallery (Londres, 2017) et à Lafayette Anticipations (Paris, 2016). Aujourd’hui, elle vit et travaille dans un atelier de la Fondation des artistes à Nogent-sur-Marne. Rencontre.

Mimosa Echard, « Overlapping Magisteria: The 2020 Macfarlane Commissions », vue de l’exposition, Australian Centre for Contemporary Art, Melbourne, Australie, 2021.
Courtoisie de l’artiste et de la Galerie Chantal Crousel, Paris. © Andrew Curtis.

Quand je réalise des pièces, il y a un moment où je ne les vois pas. J’aime ce moment aussi angoissant que jouissif où je perds le contrôle.

Mimosa Echard

Manifesto XXI Comment définis-tu ta pratique artistique ? Peux-tu nous parler de ton processus de création ?

Mimosa Echard : C’est toujours difficile de définir une pratique car elle est mouvante. Mon œuvre se situe entre l’installation, la peinture, la sculpture, mais aussi parfois la photographie et la vidéo. Il y a toujours une tension, une idée de métamorphose. Je crée un cadre dans lequel j’ai une grande liberté. Ma pratique artistique se redéfinit tout le temps. J’aime me disperser et me tourner vers d’autres médiums. J’entretiens une relation mentale, finalement assez légère, avec mes travaux. Quand je réalise des pièces, il y a un moment où je ne les vois pas. J’aime ce moment aussi angoissant que jouissif où je perds le contrôle. À cet instant-là, je n’ai plus qu’à attendre.

Tes œuvres sont composites, alliant des végétaux à des produits manufacturés. Comment sélectionnes-tu ces objets disparates qui peuplent tes compositions ?

Il y a des objets personnels – des objets de la vie domestique et des objets que j’achète ou qu’on me donne, mais aussi des plantes et des végétaux souvent collectés par des proches dans les Cévennes. Cette pratique de la collecte, qui est arrivée un peu par hasard dans mon travail, s’inscrit dans un système de circulation et de don lié à mon entourage et au village dans lequel j’ai grandi. J’utilise aussi plein d’autres objets technologiques ou industriels. Par exemple, en ce moment, j’utilise des petites perles en verre qui, pour moi, sont comme des œufs, du pollen, une information, du data ou de l’ADN… Certains objets résonnent particulièrement parce qu’ils ont une histoire singulière. Tout ce processus de sélection est très mental. C’est important que les objets choisis entrent en relation avec les autres tout en étant indépendants. L’œuvre devient ainsi le support de la rencontre entre ces éléments hétéroclites.

Je veux que l’œuvre puisse avoir sa propre vitalité. Pour le meilleur et pour le pire.

Mimosa Echard
Mimosa Echard, A, B, Eye, 2020
Algues, perles de verre, perle en plastique, lichen, ovule de Ginkgo, noyaux de cerises, Achillée, Lys, Tanaisie, coquillage, Larmes de Job, papillon, emballage Pregnancy Support, gélule pour la beauté de la peau, Millepertuis, noyaux de pêches, cire d’abeille, cire dépilatoire, résine époxy. 30.5 x 20.5 x 3.5 cm
Courtoisie de l’artiste et de la Galerie Chantal Crousel, Paris. © : Thomas Lannes

Dans ta série « A/B » (2017), tu mêles à des matériaux organiques des objets associés à un univers féminin saturé de diktats esthétiques, comme des pilules contraceptives, de la cire dépilatoire ou des gélules pour la croissance des cheveux. Comment naissent ces associations d’éléments contradictoires, et quelle part d’aléatoire contiennent- elles ?

Mes peintures « A/B » sont construites comme des poèmes en dripping [de l’anglais to drip (goutter), procédé pictural qui consiste à laisser couler ou projeter de la peinture sur des toiles, ndlr]. Je joue sur des oppositions, des alliances de contraires, comme celle entre antidote et poison ou celle entre fécondité et stérilité. Plusieurs catégories d’objets s’entremêlent : des plantes rencontrent des médicaments, des pilules contraceptives, des compléments alimentaires, des vitamines, qui se vendent en pharmacie. Je suis fascinée par toutes ces substances. Dans la série, les différents matériaux se contredisent, faisant écho à monde en croissance qui est aussi mortifère. Tous les éléments sont figés dans la résine, la cire dépilatoire, la cire d’abeille récoltée dans mon village, puis enfermés dans une boîte en plexiglas. Il y a un jeu entre l’organique et le synthétique. Je sélectionne, mais je suis aussi très perméable aux accidents. Je suis très attentive à tous les micro-phénomènes qui peuvent se passer à l’intérieur des œuvres. Je n’aime pas avoir trop de contrôle. Je veux que l’œuvre puisse avoir sa propre vitalité. Pour le meilleur et pour le pire.

Depuis l’enfance, l’art est pour moi un endroit très personnel et très intime où j’ai la liberté de ne pas être une femme.

Mimosa Echard

Dans tes œuvres, il y a un rapport ambigu entre la nature et la culture. Que souhaites-tu énoncer ou dénoncer ?

Je m’approprie les matériaux de consommation, qui sont liés à une certaine technologie du corps féminin. Je les regarde avec autant de curiosité que des insectes extravagants par exemple. Cette esthétique girly était quasi absente dans mon enfance. J’éprouve à la fois de la répulsion et une forte attraction pour ces objets et cette esthétique très complexes. J’ai choisi de les incorporer dans mon travail de manière instinctive. Je les utilise pour ce qu’ils disent en eux-mêmes, mais aussi pour me les réapproprier. Comment parlent-ils du corps ? Et de quels corps ? Depuis l’enfance, l’art est pour moi un endroit très personnel et très intime où j’ai la liberté de ne pas être une femme.

Tes œuvres sont souvent associées à des réflexions féministes et écologistes. Comment te places-tu par rapport à l’écoféminisme ?

Ces dynamiques m’intéressent et traversent mon œuvre, mais mes travaux en eux-mêmes sont indépendants. J’ai grandi dans un milieu hippie avec des personnalités sensibles à l’écoféminisme qui m’inspirent beaucoup, mais aujourd’hui je suis artiste à Paris, je produis constamment et j’utilise parfois des matériaux très polluants. Ce serait assez malhonnête de ma part de me qualifier d’écoféministe.

Mimosa Echard, The People, 2016. Extrait vidéo.
Courtoisie de l’artiste et de la Galerie Chantal Crousel, Paris.

Tu fais aussi de la vidéo. Tu as d’ailleurs réalisé le film The People sur ton entourage et l’environnement dans lequel tu as grandi. Quelle place occupe aujourd’hui la vidéo dans ta création ?

The People est une longue vidéo, que j’ai commencée quand j’avais vingt ans, à mon arrivée à Paris. Elle a principalement été filmée dans le village d’où je viens. Quand j’ai eu l’idée ce film, je ne savais pas trop où j’allais. Au départ, je voulais filmer ma génération et montrer des décalages intergénérationnels et culturels. Mais finalement, j’ai développé un rapport sensuel avec le médium vidéo. Grâce à ce projet, j’ai aussi trouvé toutes les prémices de mon travail. Je filme des plantes, des fleurs, de l’eau, des animaux, des emballages pop, sans hiérarchie. La bande-son est très importante dans ce long film de deux heures : j’ai collaboré avec le musicien Raphaël Henard qui a travaillé à partir de tracks hardcore des années 1990, qui sont comme joués dans une fête lointaine. The People résonne avec tout ce que je fais maintenant, avec la transparence, la liquidité, la cohabitation de monde humain et non-humain… La projection du film est pensée comme une expérience immersive où le public peut rester deux heures comme deux minutes.

Lors d’une résidence au Japon en 2019, j’ai commencé une nouvelle vidéo sur les myxomycètes, des organismes unicellulaires popularisés en France par l’éthologiste française Audrey Dussutour, qui les appelle les « blobs ». On s’est aperçu·es que les myxomycètes pouvaient apprendre, mémoriser et transmettre. Ces plantes sont autant animales que végétales, et se situent entre plusieurs catégories. Au Japon, il y a toute une contre-culture dans laquelle ces organismes occupent une place particulière. Là-bas, j’ai rencontré des scientifiques et des artistes qui s’intéressent aux myxomycètes et à l’idée de mémoire chez les plantes et les champignons.

Dans quels autres travaux abordes-tu ce rapport aux sexualités ?

En ce moment, je suis en train d’écrire un jeu vidéo avec Andrea, une amie développeuse qui est très impliquée dans la communauté des gameuses transgenres. Toutes les deux, on a toujours beaucoup discuté de sexe, et on a eu envie de faire un jeu vidéo à partir des myxomycètes. Dans ce jeu, on s’inspire de cet organisme monocellulaire qui a 720 types sexuels différents. Soit 720 manières d’entrer dans une relation sexuelle avec d’autres organismes. Le jeu vidéo s’articulera autour de questions liées au genre et à la sexualité. Le jeu existera en tant que tel et sera présenté au Palais de Tokyo en 2022.

Mimosa Echard, Nymphe, 2016. Courtoisie de l’artiste. © Hector Chico.

Dans ta série « Nymphes », tu crées des sculptures qui prennent la forme de vibromasseurs en cire dépilatoire. Ces objets ont-ils une dimension critique ? Quel regard pose cette série sur le plaisir féminin ?

J’ai souvent utilisé des vibromasseurs dans mon travail et dans ma vie. La coque vient d’un des miens et je trouvais qu’il ressemblait à une nymphe, le stade du développement intermédiaire entre la larve et l’imago, c’est comme une coque protectrice. Il y a des relations symboliques et poétiques entre la cire d’abeille, la cire cosmétique, les vibrations du sextoy et l’insecte en métamorphose. La cire vient envelopper les différents éléments qui composent l’œuvre : des plantes médicinales, la cire dépilatoire aux couleurs codifiées de la cosmétique.

Ton œuvre Ollloll ressemble un peu à tes Nymphes…

Olllol pourrait en effet faire partie de cette série, mais il ne s’agit pas de sextoys. C’est en réalité un assemblage d’outils de massage. La série a commencé lors d’une exposition à Séoul, j’avais trouvé ces objets dans un supermarché. Je les ai emboîtés aléatoirement, sans liant. Ils peuvent évoquer des sortes d’organes reproducteurs inconnus, humains, extraterrestres ou végétaux…

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Mimosa Echard, Olllol, 2018. Courtoisie de l’artiste. © Margot Montigny.

Je crée des pièces complexes et expérimentales avec des strates d’émotions. Mes œuvres sont faites de couches, de flux, qui peuvent être autant ceux des corps que de la pop culture.

Mimosa Echard

En 2010, tu as créé le fanzine Turpentine avec les artistes Jean-Luc Blanc et Jonathan Martin. Peux-tu m’en parler ?

Avec Jean-Luc Blanc et Jonathan Martin, on participait à une exposition à Los Angeles. On n’avait pas de voiture, on marchait beaucoup. Une fois, on a découvert un centre de photocopieurs ouvert toute la nuit, on a commencé à travailler là-bas. Puis, en rentrant, on a souhaité continuer à faire des nouveaux numéros, à créer des moments et des espaces de liberté propres à cette pratique de fanzine. Au sein de Turpentine, je fais beaucoup de dessin, alors que ce n’est pas l’aspect que je développe dans ma pratique individuelle.

En parallèle, tu es aussi investie dans le Kombucha Project Center, que tu as ouvert avec Michel Blazy en 2017. Quel est ton rôle dans ce projet ?

Quand on travaillait dans le même atelier, Michel Blazy réalisait des grandes pièces de kombucha [organisme vivant issu d’une culture symbiotique de levures et de bactéries, ndlr], et moi, j’en utilisais dans mes peintures. Un jour, on a souhaité faire une pièce en collaboration. On a créé une membrane de kombucha qui encapsule des objets divers. Au bout de deux mètres de kombucha, on a commencé à inviter d’autres artistes à venir nourrir la membrane. Aujourd’hui, cette œuvre vivante et collective est dans mon atelier, et demande une attention particulière. Il faut enlever le jus, prendre soin de la membrane repliée sur elle-même dans un bac, ajouter une membrane nouvelle pour réactiver l’ancienne et parfois intégrer des nouvelles créations. Pendant le premier confinement, au printemps dernier, on a lancé un open call ouvert aux artistes souhaitant participer au Kombucha Project Center. Ainsi alimentée, la membrane réagit, engloutit ou révèle les objets – textes, photos, etc. – qu’elle renferme. C’est une œuvre collaborative et infinie qui rappelle les pratiques d’écriture automatique et collective.

Mimosa Echard, Michel Blazy, « LUCA – Last Universal Common Ancestor », vue de l’exposition, Dortmunder Kunstverein, Dortmund, Allemagne, 2021.
Courtoisie des artistes et Dortmunder Kunstverein, Dortmund. © Simon Vogel.

Parfois des symboles et des icônes de la pop culture apparaissent dans tes créations, comme dans les étonnantes poupées que tu présentes dans La vie des tables au Crédac (2020). Pourquoi convoques-tu ces références ? Qu’est-ce que cela t’inspire ?

Je crée des pièces complexes et expérimentales avec des strates d’émotions. Mes œuvres sont faites de couches, de flux, qui peuvent être autant ceux des corps que de la pop culture. Au Crédac, j’ai présenté trois petites poupées qui portent un masque de Gollum imprimé numériquement sur du tissu et une combinaison fétichiste seconde peau en lycra, dissimulant chacune sous ses attraits un petit cœur électronique lumineux et sonore. Disposées les unes sur les autres, ces corps sont entremêlés, et on peut y déceler une tendresse ambivalente. Si ces pièces sont nées d’un accident et n’avaient pas vocation à être exposées, elles ont justement trouvé leur place dans cette proposition d’exposition originale.

Du 6 mars au 10 avril 2021, tu présentes Numbs, ton premier solo show à la Galerie Chantal Crousel. Peux-tu nous en parler ?

Dans Numbs, je présenterai trois nouvelles séries qui font dialoguer monde industriel et organique, sexualité humaine et végétale, matériaux métalliques et substances organiques. À la galerie, ce corpus de nouvelles œuvres que je nomme « peintures » sera accompagné d’une chanson et d’un poème visuel de l’écrivain irlandais Aodhán Madden. Je suis très contente de faire ce solo show, surtout dans ce contexte très particulier de repli et d’enfermement lié à la crise sanitaire.


Image à la Une : © Camille Vivier

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