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Lisa Mandel, une éditrice exemplaire

Lisa Mandel, une éditrice exemplaire

Son dernier livre, Se rétablir, met en lumière les rétablis de la santé mentale : une BD brillante que Lisa Mandel a édité via sa propre maison, Exemplaire. Elle nous a raconté cette aventure littéraire mais aussi sociale et politique.

En vingt ans de BD, Lisa Mandel a eu le temps de s’attaquer à pas mal de terrains : l’hôpital psychiatrique, la jungle de Calais, le cinéma porno… Elle n’a pas non plus hésité à secouer son propre milieu en co-fondant un collectif contre le sexisme en bande dessinée. Enfin, en 2020 elle a créé sa propre maison d’édition, Exemplaire, pour donner plus de moyens et de reconnaissance aux auteur·ices. Sortie en mai, sa dernière publication, Se rétablir, part à la rencontre de celles et ceux qui ont réussi à surmonter des maladies psychiques : nous sommes revenues avec elle sur cette dernière sortie et sur sa nouvelle aventure éditoriale. 

Manifesto XXI – Se rétablir traite de santé mentale, un sujet de plus en plus présent en BD ces dernières années. Qu’est-ce qui vous a poussée à vous attaquer à cette thématique du rétablissement ? 

Lisa Mandel : Le sujet de la santé mentale est peu à peu déstigmatisé, et c’est tant mieux car on en a très peu parlé pendant tellement de temps ! J’ai commencé à m’y attaquer avec ma BD HP : à l’époque, j’ai fait ce livre car mes parents étaient infirmiers en psychiatrie et j’avais plusieurs proches concernés par les maladies psychiques.

Ce livre a eu un certain succès chez les professionnels. J’ai été approchée par un médecin qui dirigeait un lieu axé sur le rétablissement : au départ je devais faire une BD qui suivait ce lieu, mais l’établissement a dû changer de projet en cours de route… J’ai fait une grosse pause de plusieurs années et j’ai décidé de reprendre le projet en suivant le parcours individuel de personnes rétablies, ou en cours de rétablissement.

Rentrer dans ce milieu du rétablissement m’a fait découvrir un autre monde… Cela m’a fait beaucoup de bien à titre personnel. C’est un message d’espoir car en santé mentale, un diagnostic est souvent une condamnation qui efface la personne derrière. Alors que si on regarde les études, deux tiers des personnes qui ont eu des troubles psychiatriques se rétablissent et mènent une vie « normale » ! Mais ces personnes sont peu à évoquer leurs troubles de manière publique car c’est encore tabou… On m’a reproché de regarder par le petit bout de la lorgnette en parlant des personnes rétablies, alors qu’en fait, je parle de la majorité des gens !  

Le cinéma fait ses choux gras des psychopathes dangereux et fait croire que les gens sont fous tout le temps… Mais, par exemple, en dehors des crises, une personne psychotique va agir normalement 90 % de son temps ! C’est aussi ça le but d’un rétablissement : reprendre le pouvoir sur sa maladie, la comprendre, l’accepter et apprendre à vivre avec au quotidien. Une survivante de la psychiatrie m’a dit : « Quand on ne fait plus qu’un avec sa maladie, il n’y a plus personne à guérir. » Je pense que plus on va traiter les maladies psychiques comme les autres maladies chroniques, plus on va les dédramatiser et plus on va aider des gens à se soigner.

Se rétablir

Vous avez édité ce livre via votre propre maison d’édition. Quel est le constat qui vous a amenée à vous éditer par vous-même ? 

Je suis dans la bande dessinée depuis vingt ans maintenant et jusqu’alors j’avais toujours été chez des gros éditeurs. J’ai assisté en direct à la paupérisation du métier. Quand j’ai débuté, on fonctionnait encore sur le mode classique de l’album de 46 pages payé 300 euros la page environ.

Mais deux gros facteurs ont tout bousculé : le délitement de la presse et le développement du roman graphique. La pré-publication de BD dans la presse était une source de revenus pour les auteurs, qui s’est tarie. Le roman graphique a certes donné ses lettres de noblesse à la BD en lui donnant une liberté de ton et une image plus adulte, mais la rémunération est passée d’une rémunération à la page à une rémunération forfaitaire, c’est-à-dire au livre.

C’est comme cela que l’on passe d’une rémunération de 10-15 000 euros pour 46 pages à la même chose mais pour 200 pages. À cela s’ajoute la multiplication des publications par les éditeur·ices : le volume de sorties a été multiplié par 10 en vingt ans, mais le pouvoir d’achat des lecteurices n’a pas forcément suivi. Les éditeur·ices ont lancé plein de nouveaux auteurs et autrices mais iels n’ont pas toustes trouvé un public. Vendre 20 000 exemplaires était une déception dans les années 80, vendre 5000 exemplaires est considéré comme un bon score aujourd’hui. 

En revanche, la répartition des droits entre 8% et 10% du prix de vente n’a pas bougé. Mais comme les ventes sont beaucoup plus faibles, c’est mécanique : les auteur·ices gagnent beaucoup moins bien leur vie. Cette situation est déjà scandaleuse mais en plus, les éditeur·ices forcent souvent la main aux auteur·ices pour céder les droits audiovisuels des œuvres, autre source de revenu potentielle.

On s’adresse à des auteurices qui ont déjà un public sur internet qui méritent de le faire fructifier. 

Lisa Mandel

Et comment avez-vous pu lancer cette maison d’édition ?

Forte de ce constat, j’ai essayé de m’auto-éditer pour ma BD Une année exemplaire. Je suis ce que l’on pourrait appeler une autrice « middle class » : je vends correctement mais je ne suis pas une star et j’avais l’impression que mon éditeur ne faisait pas beaucoup d’efforts pour me soutenir. 

On m’a pas mal alertée en me disant que je serais noyée sous le boulot en m’auto-éditant, et j’ai donc monté une équipe. J’ai payé une correctrice, une graphiste, un ami m’a aidée pour le suivi de fabrication, ma sœur pour la mise en place du Ulule… C’est là que j’ai réalisé que le terme « auto-édition » n’était pas correct : je n’aurais pas réussi à faire un livre de cette qualité seule. J’ai gagné 5 fois plus que ce que j’aurais gagné chez un éditeur en vendant autant de livres, j’ai eu beaucoup de presse et j’ai été sélectionnée à Angoulême.

J’aurais pu continuer comme ça mais je crois beaucoup au collectif… Le coup de chance a été la rencontre avec mon voisin ingénieur informatique pendant le confinement : c’est lui qui a créé la plateforme de crowdfunding qui est à la base de la maison d’édition. J’ai monté une première équipe de 10 auteur·ices prêt·es à me suivre et ensemble on a récolté les 100 000 euros nécessaires pour lancer la boîte. 

Comment la maison fonctionne-t-elle à l’heure actuelle ? 

Le credo de la maison c’est la transparence totale. Tout le monde est payé au pourcentage, personne n’est salarié. L’auteur·ice touche entre 40 et 50% de droits. On propose à l’auteur·ice d’ajuster le pourcentage en fonction de prestations désirées comme la présentation en salons par exemple. L’auteur·rice ne cède ses droits que pour deux ans et ne cède que les droits du livre en français. Iel peut donc vendre ses droits à l’étranger, faire des produits dérivés, publier des strips dans un magazine ou vendre les droits d’adaptation comme iel le souhaite.     

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Nous n’avons pas de réseau de distribution en librairie et nous pratiquons la vente ferme : les libraires ne peuvent pas nous retourner les invendus. La vente en librairie est donc encore assez modeste mais ce n’est pas notre source principale de revenus. Nous sommes tout à fait pour travailler avec les librairies mais l’auteur·ice doit rester au cœur du processus. On lui demande une seule chose mais on lui demande de le faire bien : c’est la promo du crowdfunding en ligne. On a mis en place un système de coaching pour que les auteur·ices aguerri·es aident les débutant·es sur ce point contre un pourcentage sur la vente du premier titre. On part du principe que l’auteur·ice est polyvalent·e aujourd’hui et assure souvent sa propre promo sur les réseaux : on préfère que ce travail bénéficie à un·e auteur·ice et pas à une maison d’édition. On s’adresse à des auteur·ices qui ont déjà un public sur internet qui méritent de le faire fructifier. 

Les auteurs de BD ne sont pas vraiment de grands rebelles de nature, il a vraiment fallu descendre au fond du trou pour que l’on se rebiffe et que la situation évolue.

Lisa Mandel

N’avez-vous pas peur d’être justement de trop dépendre des réseaux sociaux ?

Si, bien sûr. Aujourd’hui à Exemplaire, on ne peut pas lancer des auteur·ices sans présence en ligne et qui n’ont pas de fanbase prête à les suivre. Cela nous a permis de lancer plein de jeunes auteur·rices. On est prêt à aider ceux qui ne sont pas forcément à l’aise au départ avec les réseaux sociaux mais un·e auteur·ice qui serait absolument anti internet sera mieux chez un·e éditeur·ice traditionnel·le.

Nous assumons de ne pas pouvoir accueillir tout le monde : nous sommes déjà à deux crowdfundings par mois et 20 titres lancés, ce qui est énorme, nous ne voulons pas non plus participer à la saturation du marché. Mais la dépendance aux GAFA est clairement notre limite : nous n’avons pas quitté les gros éditeurs pour devenir dépendant·es de multinationales. Cela nous rend aussi vulnérables à la censure des réseaux, comme tous·tes les autres créateur·ices. Par exemple, un de nos auteur·ices, Petit Pied, a été shadow banned et nous n’avons aucune idée de pourquoi. Mon propre compte a été piraté et certains ont perdu leurs comptes définitivement avec les followers qui allaient avec… Nous réfléchissons à créer notre propre plateforme pour devenir indépendant, mais c’est un énorme projet en soi. 

La situation des auteur·ices a-t-elle évolué depuis le lancement des Editions Exemplaire ?

On fait partie d’un mouvement global de mobilisation : plusieurs syndicats se sont montés, des chartes ont été établies pour mieux assurer la rémunération de certaines prestations, comme l’intervention en milieu scolaire. Les salons se sont alignés et désormais la plupart d’entre eux paient les interventions, ce qui ne se faisait pas du tout avant. J’ai remarqué que les avances sur droits remontent également, par rapport à une époque où on était descendu à près de 2000 euros d’avance. 

Je ne crois pas que Exemplaire a tout changé à lui tout seul : on a ouvert une porte qui sert à certains types d’auteur·ices. Je serais pour adopter un système similaire à la Belgique, un statut d’intermittent pour les auteur·ices qui assure la rémunération entre les projets et nous sorte de la précarité. Les auteurs de BD ne sont pas vraiment de grands rebelles de nature, il a vraiment fallu descendre au fond du trou pour que l’on se rebiffe et que la situation évolue.


Se rétablir est disponible à la vente sur le site des Editions Exemplaire : n’hésitez pas à parcourir le catalogue pour découvrir de jeunes auteur·ices comme Caroline Nasica ou Tamos Le Thermos, ou des valeurs sûres comme Berberian ou Boulet. Et gardez un œil sur les nouveaux projets : votre artiste chouchou d’Instagram sera peut être le ou la prochain·e à être financé·e ! 

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