Marlene Dietrich, Aloïse Sauvage, Brigitte Fontaine, Suzy Solidor, Barbara Carlotti… Autant d’artistes aux titres incompris, boudés ou censurés. Les Dessous lesbiens de la chanson (IXe éditions), une anthologie passionnante dévoile ces morceaux méconnus ou mal connus dans lesquels la femme a été pensée pour elle-même.
Dans India Song, film adapté par Marguerite Duras à partir de l’un de ses romans, on peut entendre Jeanne Moreau susurrer ces vers d’une voix rauque et sensuelle : « Chanson/ Toi qui ne veux rien dire/ Toi qui me parles d’elle/ Et toi qui me dis tout. » Liant l’amour de la chanson à celui d’une femme, ces paroles ont fait l’objet d’une reprise éthérée par Léonie Pernet en 2018. Dans Les Dessous lesbiens de la chanson, l’artiste confie : « Dans mon esprit, c’est l’amante qui parle. C’est très joueur comme procédé, de passer par une chanson pour parler d’une femme. » L’anthologie passionnante signée par la journaliste Léa Lootgieter et l’artiste Pauline Paris dévoile les sous-entendus d’une autre chanson française, qui depuis ses débuts (entre Damia, « Sapho douloureuse » des années folles, et la démarche de Chris un siècle plus tard) a subverti le genre de mille façons. L’ouvrage, dans une jolie présentation illustrée par Julie Feydel, rend dignement hommage à celles qui, de l’ambiguïté fine à l’assertion franche, ont chanté des pensées et un agir loin des normes hétérosexuelles.
L’entrée dans ce patrimoine des chants aux accents saphiques est avant tout poétique. En 1939, Sidonie Baba se prend pour un coureur de jupons avec un titre dont les paroles renvoient à l’ambiance de soirées costumées comme celles du Bal Bullier, où l’on pouvait briguer les codes de séduction de l’autre sexe. « Elle me dit qu’elle est encore pucelle/ Tant mieux pour nous/ J’en recevrai ses faveurs les plus belles/ Son cœur et tout… » Le travestissement s’écoute et s’observe aussi grâce au cinéma. Dans Morocco, une Marlene Dietrich coiffée d’un haut-de-forme fredonne au milieu d’un cabaret avant de donner le premier baiser d’amour lesbien du cinéma parlant. La Garçonne, deuxième tentative d’adaptation du roman éponyme de Victor Margueritte, montre en 1935 la môme Piaf dans son propre rôle. « Mes sens inapaisés/ Cherchant pour se griser/ L’aventure des nuits louches/ Apportez-moi du nouveau/ Le désir crispe ma bouche/ La volupté brûle ma peau », chante-t-elle dans un passage… finalement coupé au montage.
Car ce sont surtout les mots qui permettent d’exprimer de nouvelles figures. La proximité de ces chansons avec la littérature et la poésie est en ce sens évidente, avec une inspiration qui navigue dans les deux sens. Ainsi, Lise Deharme est une poétesse passée par le surréalisme, dont les écrits regorgent de « personnages androgynes, bisexuels ou travestis – un pied de nez au rejet brutal d’André Breton pour tout ce qui touche à l’homosexualité ». En la personne d’Agnès Capri, musicienne propriétaire d’un cabaret qu’elle a ouvert à la fin des années 30, elle trouve l’interprète de « Je suis heureuse », ode touchante et anticonformiste à l’indépendance féminine. En 1969, Catherine Sauvage, l’interprète du « Concerto pour dames seules », a émaillé son album Chansons libertines (diffusé sur les ondes seulement après minuit) de poèmes érotiques de Verlaine et d’Éluard, louant la bisexualité.
En 1933, Suzy Solidor déclame le poème érotique « Ouvre » (écrit en 1882) au cabaret La Vie parisienne. Il faut attendre 1992 pour que le morceau soit disponible tel quel dans une version non censurée. Interviewée dans Les Dessous lesbiens, l’artiste londonienne Jessica Walker accuse :
En 2019, il n’y a pas d’interprètes féminines mainstream abordant sans honte leurs désirs sexuels, ou alors cela reste bien sage. On ne peut pas faire ce que Suzy Solidor faisait. Personne n’en voudrait.
Jessica Walker
Chanter « à mots découverts » tient d’un enjeu linguistique autant que social à même de bouleverser l’ordre établi et les normes exclusives qui en découlent. Avec son album Libido paru en 2006, Brigitte Fontaine a eu le projet de « remettre au goût du jour un langage érotique injustement oublié ». Elle accompagne le disque d’un livret, mini-lexique de sept mots parmi lesquels « tribade » : « femme, fille homosexuelle ». Dans Les Dessous lesbiens, l’artiste précise : « Le mot lesbienne est entaché de mépris imbécile, utilisé dorénavant pour aguicher les mecs. En vrai français, une femme homosexuelle est appelée tribade, c’est beaucoup plus exact, joli et digne. » Lorsqu’elle sort en 2018 « J’ai tout aimé de toi », l’artiste Carmen Maria Vega utilise les deux médiums du chant et de l’image : le clip montre un désir lesbien naissant, tandis que le texte écrit par Zaza Fournier fait le portrait d’une personne transgenre.
Interrogée par la journaliste Clémence Allezard au sujet du morceau « Jimy » d’Aloïse Sauvage dans le premier épisode du podcast « Sortir les lesbiennes du placard », récemment diffusé sur France Culture, Léa Lootgieter a insisté sur l’inventivité comme chemin de traverse : la difficulté de revendiquer clairement son identité en musique « dit quelque chose sur la visibilisation des lesbiennes, mais ça permet aussi de créer ». Jouant des doubles-sens permis par le costume de l’interprète ou les jeux de la langue, les titres des Dessous lesbiens de la chanson ont permis à des femmes de se connaître et de se reconnaître en des lieux déterminés.
(Re)découvrir ces morceaux lève le voile sur des artistes et militantes précieuses : au détour d’une créativité artistique qui donne forme à leur désir de manière inédite et radicale, ces chanteuses inventent de nouvelles représentations qui trouvent un aboutissement social et politique. Si, comme l’écrit la journaliste Hélène Hazera en épilogue, « le secret a enrichi le patrimoine de la chanson », il était temps de reconnaître en tous ces aspects le travail de ces artistes, dont l’audace s’est longtemps heurtée, quand elle n’était pas simplement censurée, à un éloquent silence médiatique.
Les Dessous lesbiens de la chanson, Léa Lootgieter et Pauline Paris, illustré par Julie Feydel, IXe éditions, 213 p., 20€.
Soirée de lancement, jeudi 2 janvier au Rosa Bonheur. 19h-00h. DJ set Barbara Butch
Image à la une : Stéphanie de Monaco sur le tournage du clip de « Comme un ouragan ». (1986) Photo © Frederic Meylan/Sygma/Corbis