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Léonie Pernet. L’électron libre

Léonie Pernet. L’électron libre

Quatre ans après son premier EP, Two of Us, Léonie Pernet s’apprête à sortir son premier album, Crave. Quatre ans, c’est-à-dire une temporalité qui défie le fonctionnement de l’industrie musicale actuelle. Quatre ans pour un rendu à la hauteur des attentes de cette autodidacte faussement indisciplinée, mais aussi faussement control freak. Léonie Pernet fait à sa manière et ne tolère aucun compromis avec son indépendance. En toute sérénité et sans fioritures ni sensationnalisme à la con, cet album risque bien d’être l’un des meilleurs de l’année.

Propos recueillis par Costanza Spina et Eléna Tissier.

Ta musique franchit pas mal de barrières de styles et de genres. Quelle place occupe l’expérimentation dans ta musique ? 

Je ne le fais pas exprès, c’est simplement comme ça que je fais. Expérimenter pour moi signifie littéralement vivre une expérience. C’est spontané.

Disons que mon échelle du putassier est très très basse.

Tu improvises ?

Oui bien sûr. Je joue quoi. Quand l’ordinateur est rentré là-dedans ça m’a perturbée, je n’ai pas tout de suite aimé ça.

Parce que ça formate, qu’il faut se forcer à sortir du cadre ? 

Le problème du séquenceur c’est qu’il faut quantifier. Des fois je fais des compromis et j’essaie de quantifier justement, mais je tente aussi de sortir de cette contrainte. Mais si tu veux enregistrer un truc hors tempo, par exemple, c’est pas évident sur ordi.

Tu es passée par le Conservatoire, où tu as étudié le piano et les percussions ; comment te positionnes-tu entre ce monde-là et celui des musiques actuelles et électroniques ? 

Le conservatoire n’est pas une idéologie, simplement une formation. Et puis perso, je me considère plus comme une autodidacte au bagage solide que comme une meuf qui a fait le Conservatoire. Je ne suis pas allée jusqu’au bout d’ailleurs. Je n’ai pas le profil pour ça, pour finir ces études.

Je ne sais pas bien jouer des choses qu’on m’impose, il y a un penchant naturel qui me pousse à faire à ma manière.

Tu te sens plus appartenir au monde de la nuit ? 

Non, c’était un hobby. Les soirées électro et techno c’est pour le plaisir. Mais il y a une bêtise des médias qui rattachent le mot ‘nuit’ à ‘dj’ et donc ils te cataloguent comme ça. En interview on te demande ‘c’est quoi la différence entre Paris et Berlin la nuit’ ? Mais mon Dieu, qu’est-ce qu’on en a à foutre ?

On n’est plus dans les années 1990, le moindre pécore est déjà sorti écouter de la techno et prendre des taz, où est la transgression là-dedans sérieux ?

Quatre ans se sont écoulés entre la sortie de ton EP et cet album. C’est une longue période à l’heure où on chie des albums tous les six mois. Il s’est passé quoi ?

Il y a d’abord la réponse prétentieuse. Qu’on aime ou pas ma musique, je trouve que ça se sent que c’est du travail réfléchi et on ne peut pas l’écouter dans un aéroport ou entre deux cocktails. Or, la bonne musique, ça prend du temps. Il est vrai que moi, ça me prend trop de temps. La réponse pragmatique c’est que j’ai travaillé seule. En plus, il y a eu des vols d’ordinateur sans sauvegarde, la recherche du producteur, les tentatives qui vont dans la mauvaise direction… Au bout d’un moment j’ai tout repris en main.

Il n’y a pas eu de réalisateur sur ce disque ? 

Non, juste Stéphane Brillard pour le mixage. J’aime être dans ma bulle, faire les choses de manière solitaire, donc forcément ça prend du temps. Puis il y a aussi eu des périodes où je n’y arrivais pas. Je ne pouvais pas me forcer.

Après, j’ai aussi fait des mixes entre temps, et de la musique de film. C’est d’ailleurs une voie qui m’intéresse.

Et les collaborations, ça t’intéresse ?

Quand j’ai essayé, j’ai trouvé que ça dénaturait ma musique. Après là j’ai tendance à ouvrir la porte parce qu’au fond je pense que le paradis c’est les autres. Tu vois sur scène, ça m’apporte énormément de ne pas être seule.

Tu tiens beaucoup à ton indépendance quoi. 

C’est pas que ça. Si quelqu’un fait mieux que moi ce que j’ai en tête, je m’en fous, qu’il le fasse. J’en ai rien à foutre, j’aime être entourée. Mais je sais ce que j’aime et quand je ne suis pas contente de mon travail.

Tu as l’air d’avoir beaucoup de recul sur ton travail. D’arriver à instaurer une vraie distance.

Je sais que sur cet album il y avait des morceaux dont j’aurais pu enrichir l’arrangement. Mais même si ça pouvait être mieux fait, ce qui me fait dire que c’est fini c’est avant tout mon plaisir personnel. La distance est produite par mes sensations. Si j’ai pas envie d’écouter mon morceau en boucle c’est que ça ne va pas.

Sur scène en tout cas tu es entourée de deux musiciens maintenant.

Oui, il y a Manu qui est un peu polyvalent. Désolée, je déteste ce mot, ça fait très ‘salle polyvalente’ mais bon. Ana est sur la partie rythmique et les chœurs. Puis moi, batterie, chant, clavier.

J’ai l’impression qu’il y a un tiraillement dans ta musique entre lyrisme et minimalisme.

En effet, pour ce disque j’ai préféré quelque chose avec plus d’arrangements. Le minimalisme m’inspire aussi, mais il faut faire gaffe.

Aujourd’hui le minimalisme a très bon dos. Le normcore et le lo-fi aussi. La vérité c’est que des fois les gars ont juste eu la flemme ou ne sont pas allés au bout de leur truc. Il faut savoir le reconnaître.

Tu avais constitué un instrumentarium précis au début de la composition ?

Non, c’est un gros défaut méthodologique. J’avais pas de palette de couleurs préétablie. En termes d’instruments, ce sont surtout des plugs. Il y a de la batterie bien sûr. J’aime faire de la batterie sur un clavier, c’est agréable. Mais trouver le bon son de percussion c’est l’enfer.

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Après il y a un super beau piano dans un morceau. Voilà. Je suis pas snob avec les plugs. J’en ai rien à branler. Je suis pas geekos, si je me prenais vraiment la tête avec les trucs de synthés etc, ça me prendrait pas quatre ans mais des décennies pour faire un album.

Qu’est-ce qui a été le plus difficile dans la création de cet album ? 

Finir les morceaux. J’ai fait l’erreur de penser à un moment que mon truc était prêt alors que pas du tout. Je suis un peu impatiente sur ce coup-là. Quand tu as ton truc bien clair dans ta tête tu penses que c’est fini, la partie pratique de le mettre en oeuvre te paraît une perte de temps. Alors que justement il est là le travail, faire sortir les choses de ta tête et les concrétiser. Je ne travaillais pas assez une fois que les choses étaient plus ou moins posées.

Finir un morceau, that’s a pain in the ass.

Pas très disciplinée donc, mais tout de même exigeante.

Ah non je ne suis pas disciplinée du tout. Mais indiscipline et exigence ne sont pas opposées. C’est pour ça que je mets quatre ans à faire un album. Le travail est dans ma tête, mais le rendre réel était dur car c’était à l’image de la structure chaotique dans laquelle je vivais.

T’écoutes quoi en ce moment ? 

Daniel, de Batuk. Raphaëlle Lanardière, qui fait de la chanson française comme plus personne n’en fait. Elle est rafraîchissante parce qu’elle ne tente pas d’être fraîche. Puis des souratesdes musiques orientales.

On peut parler un peu du monde de la nuit ou ça te fait vraiment chier ?

Die nacht. T’as vu comme ça fait mal à la gorge de le dire ? Sérieusement, quand j’ai créé les soirées Corps vs Machine j’avais juste envie de réunir des gens intéressants, passer de la techno et essayer de ne pas tomber dans le putassier. C’était il y a sept ans déjà. Mais ce truc de djing c’est vraiment juste un hobby.

Le dj, c’est l’arnaque de la décennie.

Tu vois déjà, être une meuf et être dj aujourd’hui c’est quand même pas révolutionnaire, il n’y en a pas beaucoup et tout le monde en demande. On est en plein woman washing. Donc si t’as bon goût, une gueule et des potes, ça peut très bien marcher à Paris.

Ensuite, la nuit ça fatigue et faire le dj ça donne des migraines. On voit trop de faciès dans une seule soirée, on n’est pas faits pour ça.

Puis la presse, n’en parlons pas. J’ai lu des trucs genre ‘la dj passe au format chanson’… Les choses étaient prises à l’envers, je n’ai jamais voulu être définie comme dj.

Donc je me suis dit que tant que je n’avais pas sorti un véritable album, il valait mieux ne pas trop se lancer sur cette voie. Le truc avec le djing c’est que tu peux vite croire que t’es quelqu’un. On t’offre plein de verres, on t’idolâtre sur scène, on s’incline devant toi. Mais il faut remettre les choses à leur place, leur redonner leur juste valeur : tu passes des sons. Point. Et puis, je ne veux pas passer mes week-ends en club. Je gagnerais mieux ma vie, mais franchement, rien à foutre.

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