Situé quelque part où l’art buccal ne nécessite aucune définition, nous partons à la rencontre de Juanita.
Artiste, bijoutier, caretaker et visagiste. Et pourtant n’est rien de tout ceci. Juanita est un artisan inclassable. Ses créations ornent les visages d’artistes comme le rappeur Yung Lean ou la chanteuse Coucou Chloé, et seront visibles dans d’autres cavités aussi célèbres. Il nous invite à regarder autrement cet orifice en plein visage. Pour Manifesto XXI, il est revenu sur la genèse de son travail.
Manifesto XXI – À quel moment moment as-tu développé un intérêt particulier pour la bouche ?
Juanita : Ce n’est que récemment que j’ai commencé à travailler avec la bouche. Mon point de départ, ça a été les dents et les différents ornements possibles sur elles. J’ai commencé par vouloir faire des grillz, bijoux qu’on a largement vus sur les dents des artistes de la scène hip-hop. Je trouvais que c’était un espace de travail intéressant, chargé en histoire et en symboliques, et étrangement en marge de la bijouterie.
C’est en ayant l’attention rivée sur les dents que j’ai commencé à me familiariser avec la bouche dans son ensemble. J’ai alors commencé à faire dialoguer la salive, la langue, le palais, les freins, les muqueuses, la glotte avec mes bijoux. Aujourd’hui il m’est difficile de dissocier tous ces éléments.
Ton projet s’appelle Juanita et sur les réseaux sociaux tu t’appelles Juanita.care. Peux-tu nous expliquer pourquoi, et en quoi la notion de soin est-elle importante pour toi ?
Juanita fait référence à une momie inca que j’ai vue étant plus jeune à Arequipa au Pérou. C’est une jeune fille qui a été conservée par la glace au sommet d’un volcan endormi. Les recherches ont prouvé qu’elle avait été offerte en sacrifice aux dieux incas. Son corps est dans un état de conservation tel qu’on se sent très proche d’elle. Sa dentition est elle aussi intacte. Elle avait été enveloppée dans des tissus d’une très grande finesse, portait une couronne de plumes et on a retrouvé plusieurs petits objets et bijoux en or et en argent auprès d’elle.
Le « .care » est venu parce que j’étais en train de travailler avec Lorena Vega (la graphiste du logo Juanita, ndlr) sur le site internet. On a trouvé pertinent que le nom de l’extension de domaine du site soit différent du banal « .com » : on a alors choisi l’extension « .care » qui est habituellement utilisée pour référencer tous les sites proposant des services médicalisés ou à usages pharmaceutiques.
Je fais en sorte que le caractère personnalisé se ressente dans les bijoux que j’imagine. Je considère qu’ils sont des mutations singulières qui épousent parfaitement le corps de l’autre.
Juanita
Puis l’idée a fait son chemin, et aujourd’hui la notion de soin prend de plus en plus de place dans mon travail. Faire des bijoux pour la bouche nécessite une étape primordiale, celle de la prise d’empreinte des dents ou du palais. Il y a alors un rendez-vous entre le/la client·e et moi qui permettra par la suite de fabriquer une pièce unique qui n’ira qu’à cette personne. Il me semble que le caractère sur-mesure de mes bijoux est une notion importante. Cette étape du processus existe aussi chez les tatoueurs ou les perceurs qui, eux aussi, offrent un service esthétique tout en ayant recours à un processus rigoureux, avec des règles d’hygiène strictes. Je fais en sorte que le caractère personnalisé se ressente dans les bijoux que j’imagine. Je considère qu’ils sont des mutations singulières qui épousent parfaitement le corps de l’autre.
Beaucoup de tes bijoux empêchent de fermer complètement la bouche. Pourtant, toute une phase de l’éducation a pour but de maîtriser, et in fine de fermer cet orifice. Se taire, manger proprement, ne pas bâiller, ne pas crier, ne pas roter. Tu rends visible une intimité qui met mal à l’aise une société obsédée par l’hygiène.
C’est vrai qu’on me fait souvent remarquer que quelques-unes de mes pièces ne permettent pas de fermer la bouche, je sens effectivement que cela gêne certaines personnes. Mais il me semble que c’est normal. Il m’a fallu aussi pas mal de temps avant de me sentir à l’aise avec l’intérieur de la bouche. C’est une zone complexe de notre corps, c’est le seul orifice à nu même lorsque nous sommes habillé·e·s, qui expose visiblement l’intérieur de notre corps. Elle est à la fois une zone de faiblesse qui laisse voir nos muqueuses et par laquelle peuvent rentrer les démons et les maladies, mais aussi une zone d’agressivité qui peut se manifester sous la forme d’une morsure, d’un cri, ou même d’un crachat.
On est aussi gêné·e de ce que dit la vue d’une bouche ouverte. Elle témoigne de la vie d’une personne, son âge, sa classe sociale, si elle a assez d’argent pour se faire refaire les dents, pour se les faire blanchir, pour se payer un appareil dentaire, si elle fume, si elle boit. C’est une sorte de carte d’identité immuable, à la vue de toustes, qui est en mesure de dévoiler notre histoire des siècles après notre mort.
La bouche suscite énormément de curiosité, de désir. Tu as justement réalisé un bijou palatial en forme d’oreille.
Oui la bouche est une partie du corps très érotisée. Il serait difficile d’énumérer toutes les raisons pour lesquelles la bouche et ses composants suscitent autant de fascination et d’interdit. Cette oreille plaquée au palais me fait encore réfléchir. C’est une de mes préférées je crois. Je la vois comme une mutation, un organe a priori situé au mauvais endroit. J’aime bien imaginer ce que son utilisation induirait dans notre comportement. Je l’ai d’ailleurs essayée, il faut un temps d’adaptation avant que la langue ose s’aventurer dessus, elle est chamboulée, on zozote mais ensuite étrangement quand on la parcourt avec sa langue, on reconnaît très distinctement qu’il s’agit d’une oreille.
La bouche est simplement un lieu qui reste tabou, ou rien n’est bon à mettre dedans si ce n’est pour un but nutritif, sexuel, ou médical. Ce que je veux proposer avec Juanita, c’est d’y introduire de nouveaux outils esthétiques et symboliques.
Juanita
Quel regard portes-tu sur cette modification corporelle qu’entraîne le port de tes bijoux ? Sans être définitifs, ils semblent convoquer une pensée alternative de soi, des autres et des conventions qui encadrent le rapport à notre bouche.
Je ressens le besoin, quand je travaille pour ou avec quelqu’un, de comprendre l’image que la personne veut renvoyer d’elle-même ou du personnage qu’elle met en scène. J’ai parfois l’impression de créer de petits masques. Comme tout bijou ou tatouage, je crois qu’il y a quelque chose qui tient de l’augmentation de soi. Finalement on se modifie tous les jours ne serait-ce qu’en s’habillant. La bouche est simplement un lieu qui reste tabou, ou rien n’est bon à mettre dedans si ce n’est pour un but nutritif, sexuel, ou médical. Ce que je veux proposer avec Juanita, c’est d’y introduire de nouveaux outils esthétiques et symboliques.
Certaines de tes créations ne sont pas visibles, à l’instar des bijoux palatiaux. Envisages-tu ta pratique comme un éloge du secret et de la transgression ?
Les bijoux sont souvent portés pour se présenter à l’autre. Offrir à soi-même ou à l’autre une image de soi augmentée. Il n’y a peut-être que dans le piercing où le bijou peut prendre une autre forme, beaucoup plus intimiste. Comme les piercings génitaux par exemple, où seule la personne qui le porte et ceux qui ont droit à cette intimité voient ce bijou. Avec les bijoux que je fais dans la bouche, il y a cette même notion d’intimité et de secret.
Dans la pièce FEED ME par exemple je fais appel à cette même réflexion : à qui s’adresse mon bijou ? En l’occurence, dans ce bijou, le texte, au lieu de se trouver à l’extérieur des dents (à la vue de toustes) est tourné vers moi, vers le fond de ma bouche.
Image à la une : capture d’écran de la vidéo THE FUTURE WAS DARK de l’artiste Stephanie Quirola portant Medicine, bijou de bouche réalisé par Juanita, 2020