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Jex Blackmore, anti-héroïne du satanisme féministe

Jex Blackmore, anti-héroïne du satanisme féministe

L’américaine Jex Blackmore est une des principales protagonistes du documentaire Hail Satan?, sorti en 2019, et qui retrace le combat du Temple Satanique pour la défense des libertés aux Etats-Unis. À sa manière, elle contribue à définir une nouvelle vision du combat politique et de l’activisme, entre relecture de l’héritage satanique et entrée dans la complexité du monde contemporain. Ce texte est initialement paru dans le numéro 8 du zine papier LE GOSPEL, disponible ici.

« Pourquoi avez-vous adopté ce nom de Temple Satanique? » demande un journaliste dans Hail Satan? à l’un des membres de l’organisation. « Parce que c’était pas encore pris ! ». Si on dit souvent que l’Amérique est coupée en deux, on oublie très certainement que cela concerne aussi le sens de l’humour de ses habitants. Dans un mélange assez savoureux d’esprit punk, de satire baignée de second degré et de jeu avec les symboles, le Temple Satanique s’est lancé depuis une petite dizaine d’années dans une lutte contre les dérives conservatrices américaines. L’organisation a été fondée en 2012 par deux associés : Malcolm Jarry (dont le visage reste caché) et Lucien Greaves, charismatique porte-parole, lointain sosie de Bowie à la sauce rue Keller, expert en communication et manipulation médiatique. Ils ont été rapidement rejoints par de nombreux outcasts venus du pays entier, qui ont fini par créer des chapitres dans de nombreuses villes aux USA puis en Europe (à la manière des Hell’s Angels ou des Turbojugend). Le Temple Satanique s’est fixé un but simple quoique ambitieux au pays des megachurches et de QAnon: lutter pour la liberté de culte (et le respect de l’athéisme) et contre les injustices sociales. En adoptant la figure du diable de manière symbolique, le « S.T. » impose sa démarche théâtrale (qui fait de Satan un porte parole du 1er amendement de la constitution) tout en se battant sur le seul champ de bataille potable au pays de Ted Nugent: les tribunaux. 

Hail Satan? suit ainsi en parallèle la montée en puissance de l’organisation et les combats qu’elle mène contre vents et marées (comprendre politiques culs bénis et populations belliqueuses plus ou moins armées). Au programme des réjouissances de Greaves et ses comparses: After School Satan (un club pour les enfants qui ne veulent pas aller au catéchisme) ou l’installation d’une statue de Baphomet au torse calqué sur celui d’Iggy Pop en face de la stèle des Dix Commandements posée sur le parvis du parlement d’Oklahoma City. Il y a un côté extrêmement jouissif dans le documentaire: celui de voir ces activistes d’un nouveau genre prendre à leur propre jeu les conservateurs, leur pendre la carte d’un diable de pacotille sous le nez pour les emmerder (« Vous allez brûler en enfer! », « Et bien j’ai hâte! ») et finir par obtenir gain de cause. « On est encore en Amérique que je sache » devient la seule proposition sur laquelle satanistes d’un nouveau genre et suprémacistes blancs puissent s’entendre. Et les premiers tournent en ridicule les deuxième avec une certaine maestria, il faut bien le reconnaître.

Au milieu de cette narration, intervient une « wild card » (pour reprendre les mots de Greaves): Jex Blackmore. Sapée comme un mélange de Brando dans L’équipée Sauvage et le Anger de l’époque Lucifer Rising, l’américaine place la barre de la subversion sur un terrain beaucoup plus clivant et offensif. Affiliée à l’organisation, elle réalise un certain nombre de performances qui, à la manière de ses collègues, s’appuie sur le vocabulaire symbolique et visuel du satanisme mais qui s’attaque violemment à la société patriarcale. Au nombre de ses actions les plus percutantes, on retiendra par exemple une messe noire durant laquelle les « possédées » s’étouffent avec du vin, incarnation de l’oppression du Christ. Pendant que Greaves fait le tour des télévisions en gardant le sourire, Blackmore met aussi en scène The Sabbath Cycle où des hommes nus (d’un certain âge) sont couverts de lait par une figure féminine centrale. « On utilise beaucoup de nudité masculine parce que le Satanisme traditionnellement met en scène des corps de femmes magnifiques et j’en ai ras le bol. » confiait ainsi l’activiste à Dazed en 2018. Mais son action la plus impressionnante visuellement reste probablement Unmother Project qui vient s’opposer aux militants anti-avortements américains en tournant en ridicule leur fétichisme du foetus en plastique, souvent brandi aux femmes et aux médecins qui se rendent dans les cliniques d’avortement. Blackmore et le Temple Satanique y opposent une foule de bébés adultes aux masques monstrueux, déshumanisés dont le message est on ne peut plus parlant. L’humour est peut-être présent mais il est beaucoup, beaucoup, plus grinçant. 

Jex Blackmore
© Carrie Quartly

Née à Détroit et ayant baigné dans les scènes punk et metal, Jex Blackmore infuse dans sa vision de l’activisme politique une esthétique du choc qui prend de plus en plus d’ampleur avec les années. Pendant que Greaves structure l’organisation, qui se métamorphose en lobby conduit par des nerds (dont on doute parfois qu’ils perçoivent toute la profondeur du propos du Temple), Blackmore entérine l’aspect jusque boutiste de son combat. Jusqu’à la performance de trop où elle appelle à tuer Donald Trump. Son exclusion du Temple Satanique en 2017 met en lumière les contradictions du projet de l’organisation. « Il faut respecter un ensemble uniforme de règles au sein du Temple » insiste Greaves pour justifier l’exclusion de son ancienne collègue. La non-violence en est une, brandie par l’activiste, menacé régulièrement de mort, qui finit par enfiler un gilet pare-balles pour aller inaugurer sa statue satirique de Baphomet. Si Greaves et Blackmore partageaient les mêmes buts (offrir une véritable alternative à une société aliénée par la religion), leurs méthodes divergent le temps passant. Les avocats et communicants du premier n’ont pas grand chose à voir avec les performances sombres et brûlantes de la seconde. Et c’est évidemment l’éternel dilemme de l’activisme politique qui revient sur la table: prendre les armes ou rester dans un militantisme pacifique. 

Penny Lane, la réalisatrice de Hail Satan?, parvient à révéler les contradictions d’une organisation qui s’imaginait initialement subversive ou iconoclaste et qui finit par être avalée par ce qu’elle incarne. On voit dans le succès du Temple Satanique et la création d’une formule le retour à un business model typiquement américain, dépassé par ses envies de grossir et (très étrangement) de ne froisser personne en son sein. Comme le raconte Blackmore, le satanisme a changé. S’il se pratiquait en secret, il est devenu public et cherche peu à peu à devenir plus consensuel. En voulant devenir une alternative, il a fini par se prendre un peu les pieds dans son propre discours pour déboucher sur un dogmatisme qui l’éloigne de sa force de frappe politique. L’histoire des contre cultures est faite de ce genre de trajectoire. Et les chemins divergents de Greaves et Blackmore représentent parfaitement cela. 

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Hail Satan? nous apprend que les stèles des 10 commandements, devenues des véritables enjeux culturels et politiques, ne sont en fait pas des monuments historiques. Elles ont été commandées par Cecil B Demille qui les a offertes à un certain nombre de villes américaines pour faire la promotion de son film en 1956. L’Amérique reste un territoire de mirages où la dictature de l’entertainment n’est jamais bien loin. C’est ce qu’a parfaitement compris Jex Blackmore qui enfile le costume d’alliée de Satan pour défendre son combat politique. Le satanisme a certes perdu son aura noir mais il est devenu (au moins de manière éphémère) un véhicule d’agit prop à l’efficacité indéniable. Gageons que le Temple Satanique continuera de défendre ses idéaux plutôt que son business de mugs siglés. L’odeur de soufre sur les fringues de Jex Blackmore sera tenace, quoiqu’il en soit. 


Hail Satan? de Penny Lane est disponible en DVD à l’export (et très probablement sur Internet de manière plus ou moins légale)

Ce texte est initialement paru dans le numéro 8 du zine papier LE GOSPEL, disponible ici.

Image à la Une : © Kate Sassak & Matt Anderson

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