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Gras Politique : « Plus on tape sur les gros, plus on fait des gros. »

Gras Politique : « Plus on tape sur les gros, plus on fait des gros. »

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En mai 2018, Daria Marx et Eva Perez-Bello, militantes de l’association Gras Politique publiaient un manifeste fracassant : Gros n’est pas un gros mot. Une dizaine de chapitres pour balayer tous les enjeux de la grossophobie dans la société, pour décrire la réalité d’une vie de gros, raconter des souffrances que les autres, nous, « les minces » ne pouvons pas imaginer.

Moqueries, violences médicales, troubles alimentaires, violences sexuelles banalisées : ce que décrivent Gros n’est pas un gros mot et ses 100 pages, c’est une violence quotidienne inouïe et, quasiment inaudible. Dans une société de l’image et de la norme, être gros ce n’est pas juste être exclu des standards de désidérabilité. C’est faire partie d’une catégorie repoussoir, un enfer invisible, au mieux pavé de bonnes intentions ; ou pire fait d’un mépris généralisé pour le corps hors-norme.

Depuis 2016, Gras Politique organise des moments en non-mixité pour les gros, participe à des actions féministes, mais pour ce printemps 2019, l’association investit le Pavillon des Canaux pour la première édition du GROS Festival. Une manifestation festive et militante, un temps de réunion joyeux pour les concernés et l’occasion de sensibiliser les autres. Au programme, des discussions, des lectures, des ateliers, un gros vide dressing ; une série d’invité·e·s talentueux·ses. Avant de laisser place à un weekend good vibes, Eva Perez a répondu à quelques questions.

Manifesto XXI : Est-ce que tu peux nous en dire un peu plus sur comment vous avez composé la programmation du GROS Festival ?

Eva Perez-Bello : On a tout un versant sociologique avec Solenn Caroff, qui est l’une des premières sociologues à s’être intéressée au corps gros. Elle fait partie d’une nouvelle génération de chercheurs, depuis Jean-François Amadieu, qui lui est un vieux de la vieille. L’intérêt est de sortir du « tout médical » dans la recherche sur l’obésité et le corps gros. Après on a plusieurs intervenant-e-s qui sont eux-mêmes gros-ses et ça c’était hyper important pour nous dans le cadre de ce festival, valoriser le travail des personnes grosses. L’idée c’est « les gros ont du talent », sans pour autant devenir un télécrochet mais plutôt permettre un espace. Puisqu’on sait que nous les gros sommes quatre à cinq fois plus discriminés à l’embauche, c’est une façon d’auto-gérer.

Quand on finit de lire Gros n’est pas un gros mot, qui décrit très précisément un système de discrimination spécifique à une population, on s’étonne qu’il y ait si peu de recherches consacrées aux gros.

Oui il n’y a vraiment pas grand chose, il y a Amadieu qui est un ponte en la matière mais ça commence à dater. On a vraiment besoin d’un nouveau regard dans la recherche sur le corps gros. Il y a donc Solenn qui a fini sa thèse sur le sujet, et deux ou trois en cours. Certaines sont encore sur le versant médical, et d’autres s’en détachent complètement et là ça devient vraiment intéressant et hyper novateur.

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Le festival est ouvert à toustes. Est-ce que ça a été une décision difficile à prendre ou était-ce une évidence ?

Evidemment on voulait que ce soit un espace où les gros·ses puissent se sentir le plus à l’aise, mais c’était aussi une façon de s’ouvrir à l’extérieur et une façon d’inviter ceux qui ne sont pas gros à venir voir qui on est, ce qu’on fait, s’informer. C’est notre double axe chez Gras Politique, travailler pour les concernés mais aussi pour les autres.

Pour que la société devienne un endroit secure pour les concernés, il faut que les non concernés s’ouvrent et donc le Gros Festival est vraiment au cœur de notre démarche. C’était donc une évidence que ce serait ouvert à tous.

Dans votre essai il y a un chapitre sur ce que les gros n’ont pas envie d’entendre (« mais non t’es pas gros », « tu as un joli visage »…). Alors comment être un·e bon·ne allié·e ?

Déjà effectivement s’informer soi-même, ne pas attendre que ce soit les gros·ses qui fassent l’éducation des minces. Même si on le fait – mais on n’est pas obligés, et on ne doit pas attendre de nous que ce soit systématique. Ensuite, prendre notre défense, que ce ne soit pas toujours les mêmes, les gros·ses, qui réagissent quand il y a une insulte grossophobe ou des remarques déplacées. Que les alliés prennent le relais, disent qu’ils ne sont pas d’accord. A l’échelle d’une entreprise, que les RH prennent conscience qu’on n’est pas moins dynamiques. Mais vraiment dans un premier temps, s’informer. Puis aussi parfois se mettre dans la peau d’un gros, par exemple à l’apéro gaffe à dans quel bar on va s’installer, parce qu’il peut y avoir des accoudoirs sur les sièges et ça va être un enfer et personne ne peut le voir. C’est ce genre de petits détails qui peuvent déjà nous faciliter la vie.


Quelle est votre place dans les discussions avec les institutions pour la Mairie ? Vous êtes quasiment la seule association, donc le collectif référent sur la grossophobie, et pourtant vous avez désapprouvé la dernière initiative de la Mairie de Paris (ndlr : une exposition photo organisée avec Emilio Poblete et Vincent McDoom)

On est de plus en plus sollicités, parce qu’effectivement on est à peu près les seuls sur ce créneau, mais ça commence à venir avec des initiatives personnelles. Par exemple avec Olga Volfson qui est journaliste chez Komitid, qui travaille sur le corps gros et tient un discours politisé. Il y a l’association Allegro Fortissimo aussi, qui sont moins politisée mais là depuis très longtemps, ce sont eux qui ont ouvert la voie. Néanmoins, quand il s’agit d’avoir un discours un peu plus radical, on fait appel à nous. C’est aussi parce qu’on jouit d’une médiatisation que d’autres n’ont pas, probablement, à cause du livre et parce que Daria Marx – qui est la co-fondatrice – bosse sur le dossier depuis vingt ans.

Des pas vers nous, la Mairie de Paris en a fait. Il y a quelques temps, ils ont fait appel à nous pour la journée de lutte contre la grossophobie. Quand ils nous ont demandé ce qu’on pensait de leur défilé de mode on leur a dit que c’était une mauvaise idée, parce qu’au-delà d’être des militantes anti-grossophobie nous sommes d’abord des militantes féministes, et que ça nous paraissait être une aberration de faire accepter le corps gros via une sexualisation. En plus, on a le mauvais goût d’être féministes et queer, donc cette binarité des genres où tout de suite une grosse doit être habillée comme une pin-up pour être acceptée… Pour nous c’était évident que c’était non de prendre part à ce défilé, ils le font quand même soit. Pareil pour l’expo photo, on leur a déconseillé de la faire, ils ne sont pas venus nous en parler et on a fait un petit communiqué pour expliquer pourquoi on n’était pas d’accord. On n’a malheureusement pas le temps ni les ressources de faire quelque chose de plus grande ampleur.

Gras Politique est un collectif queer féministe.  Est-ce que pour toi le queer, c’est un élément sinne qua non au développement de la lutte contre la grossophobie en France ?

Je pense qu’en passant par le queer c’est plus simple, plus immédiat parce qu’il y a déjà une réflexion sur le corps, sur la norme et l’acceptation. Quand je parle avec mes amis trans, il y a des passerelles évidentes sur l’invisibilisation et les discriminations. Effectivement ce n’est pas du tout anodin que ça vienne des queers, et pas que en France, même aussi aux Etats-Unis. Après, le milieu queer n’est pas exempt de grossophobie, loin de là. 

Encore une fois ce n’est pas anodin que vous soyez des femmes à questionner la grossophobie de la société.

Quand on regarde les chiffres de l’obésité, on est à peu près à 50-50 d’obèses hommes et femmes. Quand on regarde les chiffres de la chirurgie bariatrique, on est à 80% de femmes et les femmes grosses sont six fois plus discriminées à l’embauche que les mecs.

Je suis effectivement persuadée que les hommes gros souffrent de grossophobie, que ça se joue de façon différente, mais c’est sur les femmes que ça s’exprime le plus. Parce que toutes les femmes souffrent d’une oppression sur leur corps. Quand tu es une femme tu souffres forcément de body-shaming, quand tu es grosse tu as une couche en plus. Et puis quand tu regardes comment s’exprime la grossophobie chez les hommes, c’est souvent assez sexiste. Parce que s’il n’est pas « pas trop gros » il faut que l’homme gros soit perçu comme un type fort, viril, le Hell’s Angel, le bon vivant pour être accepté. Et puis petit à petit plus il grossit plus il perd de sa virilité; parce qu’il va avoir la poitrine qui va pousser, le ventre qui va toucher son pubis et les gens vont avoir la sensation qu’il a un sexe plus petit. Donc ça joue sur une imagerie sexiste.

Dans une des toutes dernières pages de votre livre vous rappelez que les féministes françaises sont assez muettes sur les discriminations subies par les femmes grosses. Est-ce que tu vois plus de convergence ailleurs ?

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Hum… Quand je regarde, j’ai le sentiment que cela reste surtout dans le milieu queer, notamment quand je regarde les Etats-Unis.

Le féminisme queer s’est emparé de la question du corps mais le féminisme mainstream ne s’intéresse pas au corps gros, parce que le féminisme mainstream reste un féminisme de classe moyenne blanche CSP+ alors que les nanas grosses c’est souvent une histoire de précarité, et parfois de migrations et en plus si tu rajoutes le queer par-dessus…

Après il y a une porte d’entrée qui est en train de se faire, c’est via les agressions sexuelles, parce qu’on s’est aperçu qu’il y avait une prévalence chez les femmes grosses. Pas mal de nanas grosses qui ne sont pas queer comment à parler de leur corps, via cette thématique des agressions. C’est une porte d’entrée pour que le féminisme mainstream raccroche les wagons.

Selon vous quelles seraient les actions à mener en priorité pour lutter contre la grossophobie ? Qu’est-ce qui est le plus urgent pour faciliter la vie des gros ?

Changer le regard des gens ça peut être confortable, mais ce qui est le plus important c’est ce qui concerne les oppressions systémiques. Si personne ne m’insulte dans la rue c’est très cool mais il n’y aura toujours pas de tensiomètre à ma taille en hôpital. Donc les choses primordiales c’est de s’attacher à la santé et à l’embauche, c’est de faire des accords avec tous les hôpitaux de France pour que chaque établissement ait un tensiomètre avec un brassard gros. Je suis étudiante infirmière et je vois comment ça se passe dans la réalité, il faudrait déjà qu’on ait un tensiomètre par service… Mais aujourd’hui par exemple dans les hôpitaux, il y a un fauteuil roulant pour gros donc si on est deux gros à se casser la jambe il va falloir tirer à la courte taille pour l’attribution ! Les lits médicalisés s’arrêtent encore à 125-130 kilos… Bref ! Il faut qu’il y ait de vraies prises de position des pouvoirs publics, qu’il y ait de l’argent qui soit mis dans les hôpitaux pour les personnes grosses, du matériel adapté, une charte écrite pour les personnels, et qu’on légifère sur les discriminations à l’embauche.

Pourquoi pas faire rentrer la discrimination grossophobe dans les textes tout comme la discrimination homophobe ou antisémite ? Même si les textes n’ont pas tout éradiqué, loin de là, commençons pour la grossophobie comme on a commencé pour les autres discriminations.

Quand on referme votre livre on se demande quelle est la suite ? On parle régulièrement d’obésité, sans interroger les liens entre grossophobie et anorexie. 

Ce qu’il y a avec l’obésité, c’est que c’est exponentiel, plus le temps passe et plus on a des personnes grosses dans le monde. Si on regarde depuis trente ans, depuis les débuts de la « nouvelle diététique » où on a commencé à taper sur les gros, eh bien c’est simple : plus on tape sur les gros, plus on fait des gros. Si le vrai enjeu c’est de faire en sorte qu’il y ait moins d’obèses, il va falloir changer de stratégie. Après est-ce que c’est vraiment l’enjeu des pouvoirs publics qu’il y ait moins de gros ? L’industrie des régimes ramène un fric fou.

Paradoxalement, les représentations semblent évoluer un peu, avec des marques qui choisissent de mettre en avant des corps plus gros, des mouvements body positive sur les réseaux sociaux. Mais est-ce que cette visibilité ne paralyse pas un peu la prise de conscience sur des enjeux plus globaux comme l’accès au travail ?

C’est assez vrai. Je suis un peu embêtée par exemple avec l’interdiction de faire défiler des mannequins trop minces. Elles sont malades et c’est le travail qui les a rendues trop minces et en plus on les précarise en leur interdisant de bosser, sans proposer d’alternatives pour sortir de leurs troubles alimentaires. Evidemment ce n’est pas souhaitable qu’il y ait ce genre de représentation, néanmoins il ne faut pas oublier qu’il y a des vrais gens derrière ces représentations, qui sont aussi en danger de mort. Donc oui cela cache pleins d’enjeux. C’est ce que l’on reproche au mouvement body positive chez Gras Politique. C’est génial, mais ce n’est pas pour tout le monde, c’est pour des nanas qui comme moi ont les cheveux rasés et un septum, les Parisien-ne-s. Si tu es dans la Creuse, que tu as quatre enfants et que tu bosses à l’usine, les cheveux roses et les poils de dessous de bras apparents ce n’est pas possible. Donc on est en train de créer une nouvelle norme qui exclut encore un peu plus les gens qui ont réellement besoin de se sortir de la grossophobie et des représentations nocives du corps.

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