Le titre poétique du quatrième album studio de Scratch Massive, Garden of Love, disponible depuis le 26 octobre, sonne comme une note d’intention. Ce nouvel opus, qui s’envole dans la stratosphère, doit beaucoup à l’environnement dans lequel il a été composé : Sébastien Chenut s’est installé à Los Angeles, en délocalisant le studio dédié aux créations du duo. Avec Maud Geffray, ils ont aussi créé leur propre label, bORDEL, basé outre-Atlantique. Sept ans après Nuit de Rêve, ils ont tout gardé de leurs synthés atmosphériques, qu’ils font dialoguer en analogique dans la ouate givrée d’une capsule interstellaire. Un son plus clair, recentré sur la voix de Maud et de leurs invité.e.s – parmi lesquel.le.s Léonie Pernet –, qui doit beaucoup à leurs compos de BO. Leurs boîtes à rythmes ont aussi stylisé une influence résolument hip hop. Rencontre avec un duo de référence, qui reste attaché à ses origines.
Manifesto XXI – « Last Dance » – qui est le titre inaugural – semble faire le lien avec l’album précédent, notamment au niveau des basses…
Maud : Il y avait deux trucs. Déjà de l’appeler « Last Dance », alors que c’est une sorte d’invitation. Et en fait ce track est assez délicat et émouvant.
Le clip ressemble à une production hollywoodienne.
Maud : C’est un réal [Jérôme de Gerlache] qui a eu un coup de cœur. Il avait écouté l’album et en fait, comme il arrive souvent dans genre d’histoires, les mecs font ça au feeling pur. Ça a été tourné en Thaïlande, à Bangkok. On aime bien laisser un peu le choix aux gens. La moindre des choses c’est de laisser le mec se faire plaisir. Après, moi j’aime bien travailler un peu sur les scénars. Donc on bosse vachement ensemble.
Justement, l’intrigue est plus complexe que ce qu’elle laisse présager. Ça illustre bien ce message d’amour que vous voulez faire passer sur l’album ?
Maud : Oui, c’était la rencontre de deux mondes. Un monde sans foi ni loi et le monde du rêve, de l’artistique, une échappatoire par l’art…
C’est un album beaucoup plus élégiaque. Et pourtant les basses sont bien là…
Maud : L’album précédent [Nuit de Rêve] est foncièrement plus dark. Parce qu’on l’avait composé dans une cave, chez Agnès B. Et je pense que la cave noire pendant un an ça a joué pas mal. Et le fait que Sébastien habite à Los Angelès depuis trois ans, et qu’on ait travaillé l’album là-bas, ça joue beaucoup.
Le studio a une fenêtre sur la montagne, il est hyper aéré… je pense que l’environnement a joué.
Le temps, on ne peut se l’offrir qu’en créant son propre label ?
Maud : L’album est un exercice qui demande du temps : composer, travailler… on ne voulait pas le faire en deux secondes.
Sébastien : Le label ça nous donne une liberté en termes de finitions. Mais même si tu es dans un label qui n’est pas le tien – à moins que ce soit de la variét –, ça reste dur d’imposer à un artiste un timing très serré. Un album ça commence souvent très vite, puis il y a beaucoup beaucoup de détails, de finitions. Généralement, tu peux avoir le sentiment d’avoir presque fini parce qu’en trois mois tu as beaucoup de matière. Mais quand tu reviens dessus…
Maud : C’est là que tu commences à voir ce qui manque, ce que tu jettes, ce que tu conserves. La couleur se fait petit à petit. Et notre travail à côté – notamment sur les BO – a aussi beaucoup nourri l’album. Ce travail plus aérien vient de là.
Sébastien : On a travaillé l’album comme un film à l’envers dans le sens il n’y avait pas vraiment de casting au départ. Il s’est construit au fur et à mesure des ébauches de morceaux, qui ont commencé à avoir une empreinte un peu commune. D’autres, qui se baladaient dans un autre pool, n’étaient pas assez nombreux pour être développés. On va dire que sur 12 morceaux, il y en a quatre qui ont quelque chose, six où te vois que ça se dessine et d’autres que finalement tu laisses tomber.
Vous réutilisez celles que vous laissez tomber ?
Sébastien : Ça arrive quand on fait des musiques de films. Dans les BO, il y a souvent de choses qui ne sont pas aussi bien construites que quand tu fais des albums rock ou pop. Ce sont plus des longues plages. On peut redévelopper des choses qui n’avaient pas été finalisées dans l’optique de faire un titre d’album : toute cette matière peut être simplifiée. Le côté dépouillé correspond bien à la musique à l’image. Donc, oui, ça arrive souvent.
Quand vous intégrez des influences, comment faites-vous pour les digérer sans tomber dans la copie ?
Sébastien : Il y a tellement de mélodies que tu as tellement aimées, que ça peut tomber tout seul sur ton clavier. Parfois on se regarde en se disant « ah tiens, ça c’est untel… » Mais de toute façon, composer c’est un travail de redigestion.
Maud : L’inconscient joue vachement dans tout ce qui est inspiration. Donc on s’inspire malgré nous de tout ce qu’on a écouté enfants, adolescents… Mais ce n’est pas conscientisé.
Avec l’expérience, traduire l’émotionnel, c’est plus aisé ?
Maud : Oui, on prend des habitudes de compos, même si elles sont très différentes d’un morceau à l’autre. J’ai l’impression que le style naît quand tu essayes d’imiter tes idoles mais que tu te foires un peu. C’est là que tu recrées un truc. Mais j’ai lu ce que disait Philip Glass, récemment. Il disait qu’on n’invente jamais rien : on peut se nourrir.
William Blake, qui est le parrain de l’album, a influencé le son ?
Maud : En fait on n’est pas partis de ça. Mais c’est lui qui a inspiré le titre. Ce qu’on a voulu évoquer, avec la pochette, c’est une espèce de contraste. Chacun va lire le titre comme il l’entend. Il y a plein de niveaux de lecture : de l’humour, des tas de choses que l’on peut voir sur cette pochette si on l’observe. Il y a deux ongles longs, des signes extérieurs de richesse, et en même temps on ne sait pas du tout ce que c’est. Et puis c’est quoi, l’amour ? Ce serait ça ? Ce serait un mariage ?
Sébastien : Cette pochette, c’est un jardin. Le monde va mal, la planète crame. Il y a quelque chose d’une éducation environnementale. Le jardin, c’est quelque chose de précieux, qui n’existera peut-être plus demain. Si tu arrives à préserver le jardin et l’amour, je pense que tu arrives à faire grandir la société.
C’est comme si vous aviez fait parler les synthés, on entend comme un dialogue.
Sébastien : Quand on travaille avec des ordinateurs, on bosses un son après l’autre. Certains ouvrent plusieurs pistes et travaillent sur plusieurs synthés virtuels. Nous, on travaille avec des séquenceurs de type analogique. On compose des notes qui sont renvoyées vers une machine. Cette machine renvoie presque les mêmes notes à une autre et le traitement de cette machine va décaler les notes, changer une octave etc. Les notes vont être répétées mais avec un traitement différent. Donc, en fait, toutes répondent à une même danse mais avec un pas de danse différent.
Ça donne une homogénéité incroyable, comme un dialogue qui s’installe entre les synthétiseurs avec cette petite boîte en guise de chef d’orchestre.
On commence par une spirale interne, puis on enregistre par exemple 3 minutes à 4 minutes et on réédite tout pour faire entrer ça dans les structures qui nous sont propres.
« Chute libre » et « Mono Arch » arrivent au milieu de l’album et sonnent très hip hop…
Sébastien : Justement, on les a travaillées avec une boîte à rythmes et un synthétiseur.
Et le duo avec Léonie Pernet (tous les articles ici), « Sunken » ?
Maud : C’est parce qu’on se connaît bien. Quand je lui ai fait écouter l’album quasi fini, je n’étais pas encore convaincue. Il manquait encore quelque chose. Elle m’a dit qu’elle voulait faire une voix dessus. J’avais déjà posé mes voix donc elle a posé sa voix dans les trous et on a retravaillé le track une fois que tout était fini avec sa voix. On a poussé les voix pour faire un peu ange et démon. La voix de Léonie est traitée avec des trucs un peu graves à la Marylin Manson, cet effet dessus un peu tordu. Et la mienne est traitée vers les aigus, pour contraster.
Une large place est faite au féminin sur cet album. Au-delà d’un choix esthétique, c’est un choix politique ?
Maud : On a eu envie de serrer plus sur nous, en mettant moins de voix extérieures. Donc de mettre plus ma voix. Il y a aussi deux chanteurs : un pote à nous, Finlandais qui habite aux États-Unis et Romain Thominot, qui est Français. Mais sinon on avait vraiment envie de se servir de ma voix comme d’un synthé, d’un truc qui accompagne le tout, comme un fil conducteur.
Il y a un effet glacé sur l’ensemble de l’album, qui est très lunaire. C’est l’influence de la Californie toujours ?
Sébastien : Oui. Il y a ça et il y a aussi, pour le clip [réalisé par Sébatsien], le côté Terrence Malick. J’aime bien le rapport au désert, aux puissances naturelles. Et d’un coup tu te retrouves sur une autre planète, ça reste une sensation que tu peux avoir aussi quand tu vas au-delà des limites de la perception.
Vous avez ralenti le tempo ?
Sébastien : Pas du tout, en fait. En termes de vitesse, je crois que cet album est l’un des plus rapides. On a des morceaux qui tournent à 145, d’autres à 130, à 127. Même si, par exemple, « Pray » ce n’est pas 127 dans ta gueule : ça joue sur la basse organique. On joue plus sur des double temps, ce qui donne un sentiment de vitesse. Mais on ne perçoit pas une frappe directe. Ce sont plus des frappes éparpillées et, finalement, ça donne plus cet effet vagues.
Le fait de ne pas vous montrer dans les clips, ça répond aux codes underground ?
Maud : Moi je n’ai aucune envie d’être dans un clip, personnellement. J’aime bien laisser quelqu’un raconter une histoire. Je n’ai pas cette nécessité-là et je crois que je serais très mal à l’aise.
Vous faisiez l’ouverture du Pardon, il y a quelques semaines. Vous êtes la preuve qu’on peut avoir du succès et rester dans l’underground.
Maud : C’est essentiel de faire le grand écart. Je peux jouer pour Hermès et pour mes potes. Sinon c’est la fin… Moi, c’est mes potes, ils sont là.
Sébastien : L’underground, ce mot devient compliqué aujourd’hui. Quand LVMH t’appelle pour une campagne, est-ce qu’il faut dire non parce que tu es underground ? Que les plus grands viennent chercher en bas ça a toujours existé mais ceux qui sont en bas vont très vite en haut, maintenant. Tu vois de mecs super underground qui connaissent un succès fulgurant en quatre mois après une pub pour Vuitton. Banksy c’est un vrai mec de l’underground.
En parlant de campagne, vous en avez fait une pour la Sécurité routière.
Maud : Quand un mec t’appelle et te dit : « Allô, j’ai eu ton numéro par je ne sais qui, je suis réalisateur, je viens de tomber sur ce track, je suis en plein tournage, est-ce que vous voulez le faire ? » Pour nous, c’est bien. On a été diffusé sur grand écran, juste avant La Guerre des étoiles…
Vous avez bossé au Studio Shelter. Comment travaillez-vous avec Pierre-Yves Casanova et Nicolas Borne ?
Maud : On est arrivés avec nos morceaux. On avait déjà défini notre ligne de morceaux. Nico nous a aidés sur toute la prod additionnelle. C’est-à-dire faire sonner un pied, faire que la voix de Romain soit nickel, il a pushé le son, fait sonner nos rythmiques. C’est vraiment un beau mixage parce qu’ils ont un matos de malade. Ça met vraiment les sons en valeurs, ils ont des super compresseurs.
Est-ce qu’ils impriment leur propre identité aux albums sur lesquelles ils travaillent ?
Maud : C’est vrai qu’il y a pas mal de gens qui passent entre leurs mains. Mais unifier le son de tout le monde, ce n’est pas du tout le but.
Sébastien : Il faut faire attention. Mais de mauvais albums passés entre les mains de bons producteurs, ça fait toujours de mauvais albums. À moins que tu refasses tout…
Maud, tu as des trucs en cours ?
Oui, je viens de terminer il y a deux mois un album avec une harpiste, Lavinia Meijer, on fait des reprises de Philip Glass. C’est complètement trituré, on a explosé le bordel. Ce n’est pas du tout une reprise, c’est une réinterprétation.
J’ai repris « Einstein on the Beach », que j’ai mélangé avec d’autres titres. Ça dure 40 minutes. En fait c’est un album que va sortir Pan European en septembre prochain. On l’a déjà joué à l’église Saint-Eustache. Et on va faire un film de 40 minutes sur le son avec Kevin El Abrami.
On va aussi développer le label bORDEL. On a sorti des BO et on a envie de développer d’autres artistes. On a un mec qui s’appelle Turbotito, qui vient des pays de l’Est et qui vit aux États-Unis. On a signé une BO et un maxi. On va développer pas mal de choses comme ça.