Créant des passerelles entre un passé médiéval et un futur science-fictionnel au travers de sculptures, d’objets et d’installations, Floryan Varennes traite du soin, de la protection, du queer et des (bio)technologies. Il est exposé en ce moment à la Maëlle Galerie de Romainville/Paris, l’occasion de revenir sur son parcours, ses thèmes et ses influences.
Diplômé d’un DNSEP obtenu en 2014 à l’École Supérieure d’Art et Design de Toulon, complété en 2020 par un master de recherche en histoire médiévale de l’Université Paris Nanterre, Floryan Varennes est passé par de nombreuses résidences – Synagogue de Delme, Pollen, Maison des Métiers du Cuir, etc. – et a bénéficié de plusieurs expositions personnelles et collectives, y compris à l’international – à la Galerie du Monde de Hong Kong, à la Polansky Gallery de Prague ou à la VEDA Art Gallery de Florence. Après Protego Maxima au Pavillon Southway Studio de Marseille et La Cérémonie à la Maison des Arts Georges et Claude Pompidou de Cajarc, il est en ce moment possible de découvrir son travail dans le cadre de son exposition personnelle Hypersensibilité à la Maëlle Galerie, et ce jusqu’au 16 juillet 2022. Rapprochant soin et guerre, époque médiévale et science-fiction, il court-circuite l’histoire dans une perspective visionnaire, anticipatrice de l’avenir que nous aurons, et de celui que nous souhaitons.
C’est la dose qui fait le poison
Floryan Varennes a été marqué par la lecture de l’Herbarius de Paracelse et surtout de Physica, traité écrit au XIIe siècle par la guérisseuse, botaniste et musicienne Hildegarde de Bingen, dans lequel elle énumère les propriétés curatives de plusieurs végétaux. Il s’est alors rapidement intéressé aux pratiques médicinales employant des plantes (la phytothérapie), et plus spécifiquement celles utilisant des huiles essentielles (l’aromathérapie). Remède naturel aux multiples vertus connu depuis l’Antiquité, la lavande a ainsi pris une place centrale dans ses travaux les plus récents, à commencer par les Disciplines (2019). Présentés lors du 64e Salon de Montrouge, ces écus armoriaux conçus à partir d’orthèses médicales assemblées par rivetage et aspergées d’essence de lavande confrontent deux visions du soin : une qui cherche à redresser le corps, et une autre, plus volatile, qui puise dans les savoirs ancestraux et les ressources naturelles pour libérer le corps de ses maux. En bouquet, la lavande est entravée par une chaîne d’acier qui l’enserre dans In extremis (2019) ; employée comme matériau unique dans Millefleurs (2020), elle est égrainée au sol jusqu’à occuper entièrement l’espace, tant physiquement qu’olfactivement.
L’intérêt de Floryan Varennes pour le care – qui regroupe le soin et la sollicitude – n’occulte jamais les agressions qu’entraînent ces pratiques. Il explore son ambiguïté en le rapprochant des arts militaires, questionnant la violence intrinsèque des processus de guérison et la dimension curative antinomique de la guerre. Il s’approprie le concept foucaldien de biopouvoir, une forme de pouvoir qui s’exerce sur la vie des êtres humain·e·s – en tant qu’individu·e·s ou en tant que population –, pour la protéger (par exemple soignant les malades ou en isolant la population en cas de pandémie), mais aussi pour la contrôler. L’artiste rend alors floue la limite entre la finalité bienveillante du care et les contraintes de son orchestration. Avec Jouvence (2018), assemblage de deux minerves parées de perles, la fontaine d’immortalité se fait coercitive, suggérant un lien entre préservation de la vie et contrôle des corps ; tandis que Le Baiser (2019), La Meute (2020) et L’Assemblée (2021) forment un bataillon biomédical hybridant le soin à la guerre. Sentinelles en armures cristallines faites de PVC riveté, elles sont guidées par une Matriarche (2022), entité flottante dont l’air menaçant n’a d’égal que son rôle tutélaire. Cette armée pellucide nous protège et veille sur nous, en même temps qu’elle nous entrave, comme le soulignent les muselières en acier qui forment le noyau de chaque soldat·e. L’artiste matérialise ainsi le concept de pharmakon – à la fois poison et remède –, et se place dans la continuité de la pensée de Bernard Stiegler, pour qui toute technologie – y compris médicale – est pharmacologique, pouvant servir soit à construire, à élaborer, à élever le monde, soit à le détruire.
À fleur de peau
Dans son exposition Hypersensibilité, Floryan Varennes continue son exploration du care à travers les états de fragilité émotionnelle qui assiègent le corps et le laissent en proie à de multiples attaques, qui viennent parfois de l’intérieur. Pour se protéger (de lui-même), il a ainsi créé une série d’armes en verre d’inspiration médiévale : Flirt (2022), Assag (2020), Fin’amor (2018), Volens Nolens (2022) et Oblivion (2021). Réalisées en collaboration avec le Centre International d’Art Verrier de Meisenthal, elles sont l’évocation d’une succession d’états amoureux, allant de la rencontre à la rupture, en passant par l’embrasement de la passion. Réalisées dans un matériau transparent et fragile, l’artiste rend compte de la force du sentiment qui vous assaille, vous transperce, vous écorche et vous assomme, mais aussi de sa précarité, le verre pouvant à tout moment être brisé comme le pourrait être un cœur.
Pour l’artiste, être sensible est surtout et avant tout une force, une ouverture vers les autres, permise par une réceptivité exacerbée et mise au service de la compassion et de l’entraide. L’hypersensibilité transparaît de manière littérale dans l’utilisation du cuir – matériau dermique qui laisse des corps écorchés, à vif – employé dans Hildegarde (2021). Réalisée lors d’une résidence au Musée du cuir de Graulhet, l’œuvre, portant le nom de la guérisseuse médiévale, est une installation de sept civières en cuir blanc matelassé, suspendues et disposées en cercle. Destinés à recueillir les corps blessés dont les contours musculeux semblent s’imprimer en creux sur leur surface, les bards ainsi agencés forment également un rempart de protection, une zone de repli et de répit, au cœur de laquelle on peut se montrer vulnérable en toute sécurité.
À corps perdus
Orthèses et remèdes sans corps malades, armes et armures sans chevalier ni chevaleresse, défilé de guerrier·ère·s désincarné·e·s, les corps sont omniprésents dans l’univers artistique de Floryan Varennes, sans jamais être montrés, si ce n’est en négatif, à partir de parures et d’appareillages. Ses œuvres sont ainsi des représentations de ce que Paul B. Preciado appelle des « somathèques », des collections de postures, de gestes, d’artefacts ou d’images qui sont déterminés par le contexte social ou adoptés par opposition. L’artiste considère comme le philosophe que la notion de corps n’existe plus, car elle suppose une unicité là où nos enveloppes corporelles sont en réalité le lieu de conflits de pratiques médicales, esthétiques ou discursives.
Floryan Varennes crée des ouvertures dans/sur les corps qui entament leur déconstruction, et souligne la diversité, les superpositions et les contradictions qui les traversent. Pour ce faire, il découpe et assemble les matériaux, les formes et les concepts : le soin se fait violence, les amours sont bellicistes, les armes sont en verre et l’odeur de la lavande se fait sculpturale voire architecturale. Hybridant des signifiants opposés tout en les confrontant, il refuse les assignations catégorielles, en particulier celles de genre. Ainsi, au prisme des théories et des politiques queeres, Codex Novem (2018), Punctum Saliens (2019) et Sursum Corda (2021) – installations d’étendards à trames ajourées formant une parade militaire sans corps – se muent en défilé de combattant·e·s minoritaires invisibles qui brandissent fièrement leurs couleurs contre des oppresseurs tout aussi invisibles, systémiques. Leurs reflets iridescents, par leur variation du bleu au rose en passant par le violet, se chargent alors des symbolismes genré et sexuel associés à ces couleurs – bleu masculin et hétérosexuel, rose féminin et gay, violet transgenre et lesbien – pour en dissoudre les contours catégoriels.
Retour vers le futur
Plongé dès son adolescence dans la fantasy du Seigneur des Anneaux de J. R. R. Tolkien et de jeux vidéo tels que Fable, Dark Souls ou The Elder Scrolls, Floryan Varennes s’est pris de passion pour le Moyen Âge et sa relecture dans les époques postérieures, ce que l’on appelle « médiévalisme ». Un engouement pour l’histoire qui l’a conduit à décrocher un diplôme en histoire médiévale, avec un mémoire consacré aux représentations de Jeanne D’Arc. En tant que plasticien-historien, il multiplie les références à cette époque, qu’il voit comme une altérité radicale et qu’il emploie comme modalité heuristique, établissant des comparaisons entre le passé et le présent, voire l’avenir. Ayant aussi grandi avec les animes Neon Genesis Evangelion et Ghost in the Shell, ainsi qu’avec la saga vidéoludique Halo, il est également fortement influencé par la science-fiction et ses univers ultra-technologiques. Il (re)compose alors un vocabulaire plastique fait d’armes, d’armures et d’emblèmes médiévaux, et procède à un télescopage temporel qui fait coexister un passé magnifié par les arts et la pop culture, la vision critique d’un présent en crise, et la projection d’un monde techno-futuriste peuplé d’êtres cybernétiques. Aux incisions (a-)corporelles et aux failles émotionnelles s’ajoutent ainsi des brèches temporelles : l’artiste prophétise un futur bâti avec des éléments du passé vus du présent, les inscrivant dans une vision éternaliste du temps, où le présent n’existe plus vraiment.
Naviguant entre fantasy et science-fiction, il donne forme à ce futur spéculatif dans Mirari: A life relieved (2022), vidéo réalisée en collaboration avec les artistes Harriet Davey et Imogen Davey. S’appuyant sur l’esthétique des jeux vidéo, il se représente en avatar elfique, sans sexe ni aréoles, dormant paisiblement dans un paysage de cendres, le corps nu, une armure de verre comme unique protection. Avec une voix métallique, il mène une introspection méditative qui nous est aussi adressée : rassurant, ce poème invite à entrevoir un avenir libéré des maux qui nous tourmentent aujourd’hui. Cyborg harawayen qui dissout les frontières du temps, du genre et du réel, l’avatar met également à mal celles du corps. Représenté dans ses plus infimes détails épidermiques, le corps est en effet aussi paradoxalement et résolument absent, réduit à une fiction de pixels, piégé dans une utopie numérique. Floryan Varennes repousse ainsi les contours de sa propre somathèque au-delà de l’organique, du vivant et du réel ; un ultime adieu au corps qui préfigure une ère posthumaine, certes désincarnée, mais pas dénuée d’émotions ni de sentiments pour autant.
Floryan Varennes, Hypersensibilité, Maëlle Galerie (Romainville), à voir jusqu’au 26 juillet. Plus d’informations sur le site de la galerie.
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Image à la une : Portrait de Floryan Varennes, 2022. © Yohan Gozard.