État limite, un documentaire plaidoyer pour une autre approche de la psychiatrie

Jusqu’au 29 avril, le documentaire État limite de Nicolas Peduzzi est en ligne sur Arte.tv. Le film suit le quotidien d’un jeune psychiatre dans un système de santé en délabrement. À l’occasion de la projection du documentaire à l’ACID Cannes 2023, nous avons rencontré son réalisateur pour parler santé mentale et état de la psychiatrie en France. 

Comment bien soigner dans une institution malade ? C’est la question que pose État limite, nouveau documentaire du cinéaste Nicolas Peduzzi (Ghost Song, Southern Belle). Le film nous entraîne dans les couloirs de l’hôpital de Beaujon à Clichy, où l’on fait sans surprise le constat d’un manque drastique de moyens, de l’épuisement des soignant·es et de la souffrance des patient·es qui ne peuvent être accueilli·es décemment. Mais on y rencontre surtout Jamal Abdel-Kader, un jeune psychiatre qui nous emmène dans ses rencontres avec les patient·es et qui nous touche instantanément par son approche militante du métier. 

Le Dr. Abdel-Kader livre dans État limite une vision tout à fait politique des problèmes psychiatriques, ne les reléguant pas à des faits individuels, mais à des facteurs systémiques. Tout d’abord, aux conséquences d’une société néolibérale qui nous met aux bans dès lors que l’on n’est plus productifs : « Le fou ne produit rien, donc on le jette », explique-t-il. Ensuite, à une tradition psychiatrique qui « prend les patients pour des cons », et crée très tôt des addictions aux médicaments. Enfin, à l’absurdité de la logique de rendement du système de santé public, qui demande aux soignant·es de rentabiliser quand la priorité est de créer du lien et dégager du temps avec les patient·es. 

Ce que l’on retient du documentaire n’est, néanmoins, pas que ce portrait tristement sombre du système de soin français : c’est la force des mots, de l’humour et de l’engagement de Jamal, ainsi que de tous les soignant·es qui l’entourent, qui se battent corps et âme pour rétablir un rapport humain, amical et empathique avec leurs patient·es. La seule question étant de savoir jusqu’à quand ce dévouement peut tenir. Rencontre avec le réalisateur Nicolas Peduzzi.

Manifesto XXI – Est-ce que tu pourrais nous présenter État limite en quelques phrases ?

Nicolas Peduzzi: C’est un documentaire qui parle de la pratique d’un jeune psychiatre très humain, Jamal Abdel Kader. Jamal est un psychiatre de liaison, c’est-à-dire qu’il a une triple casquette. Il s’occupe des gens qui arrivent aux urgences, en psychiatrie, mais aussi des personnes qui ont des maladies génétiques graves qui nécessitent des soins quotidiens. Et parce que ces gens vivent presque à l’hôpital, leur psyché paye le prix de ça. Enfin, il s’occupe d’autres personnes qui sont isolées, seules, mourantes. Il intervient donc dans tous les services, c’est le seul psychiatre sénior de l’hôpital, et il forme aussi des internes. 

Pourquoi avoir intitulé le film État Limite ?

C’est un peu un jeu de mot. L’état limite, c’est un état bipolaire en psychiatrie. Et pour moi, c’est  plus largement l’état limite de notre hôpital, de notre société, du néolibéralisme. Je trouvais que c’était aussi intéressant de voir un psychiatre et des soignants qui sont à l’état limite de leur pratique, de leur vocation. Jamal se demande : « À quel moment on devient complice en voulant faire bien notre métier ? » En comblant les trous, en acceptant de continuer à travailler comme ça, comme des super héros… Est-ce qu’on ne devient pas complices du broiement du système public, de son échec ?

© GoGoGo Films


Comment tu t’es retrouvé à tourner à l’hôpital de Beaujon ?

C’est assez particulier : mon père a été transplanté à Beaujon dans les années 90 et les soignant·es lui ont sauvé la vie là-bas. Il s’agit donc d’un endroit que je connaissais avec ma mère, qu’on a vécu de l’intérieur. On y est retourné ensemble (ma mère fait les photos du film), pour voir comment le lieu avait changé et ce qu’il se passait aujourd’hui. Je connaissais pas mal de médecins là-bas, donc il y avait cette première entrée. 

Vous saviez déjà ce que vous alliez filmer en arrivant ?

On avait l’idée avec ma productrice d’observer un peu, de faire des repérages sur les soignant·es, les internes qui font leurs premiers pas. Et par hasard, j’ai rencontré Jamal aux urgences. Quand il voit la caméra, il m’embrouille d’abord, il s’énerve. Et ensuite, on devient vite assez proche. Je lui demande si je peux le suivre, et je le suis pendant une longue période. On a passé 2 ans et demi à l’hôpital. Pas tous les jours, c’était très éparpillé, mais c’était des temps longs. On a filmé beaucoup de patient·es. Certaines scènes peuvent paraître courtes, pourtant on a passé tellement de temps avec eux. Jamal nous a guidé dans cet hôpital, ces immeubles, puisqu’il est le seul médecin à passer dans tous les services. Je suis tombé amoureux de sa pratique, de sa façon de faire, de son regard, de sa parole. C’était un coup de foudre amical et cinématographique sur cette personne. 

Qu’est-ce qui t’a touché chez Jamal ?

À l’hôpital, j’ai été frappé de voir à quel point la santé mentale était délaissée, dans une société où ces problèmes de santé mentale sont une épidémie. Je le savais, mais de le voir à ce point-là… Avec Jamal, ça m’a donné beaucoup d’espoir de voir un jeune médecin regarder l’autre comme ça, de cette façon humaine et humaniste. Ça m’a aussi touché et aussi rendu assez triste de voir que lui aussi patissait, était victime de cet état des choses, des lieux, de cette société. Je trouvais ça effrayant qu’il soit traité comme ça par les institutions. 

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Comment est-ce que tu décrirais sa pratique ?

J’ai été touché par son extrême finesse avec le gens, son extrême intelligence. C’est fou parce qu’il fait les choses de façon très simple. Il crée du lien avec ses patient·es, il essaye de récupérer du temps, pour passer une heure, deux heures avec un·e patient·e. Pour lui, c’est thérapeuthique de passer du temps avec des gens qui n’ont jamais eu un regard posé sur eux. Sa bataille, c’est aussi que les gens se regardent différemment, et qu’on ne soit plus considérés comme des numéros. Il soigne les patient·es, mais aussi les institutions.

Tu as donc toi aussi eu des expériences dans des services de psychiatrie. J’allais justement dire qu’en tant que cinéaste, ça peut être compliqué d’approcher le sujet sans voyeurisme, si on n’est pas du tout familier du milieu. 

Je lutte depuis mon enfance avec ces problèmes. et j’ai passé pas mal d’années ado dans des services de psychiatrie. Donc forcément, ça m’a tout de suite touché quand j’ai rencontré Jamal. J’aurais adoré rencontrer un mec comme ça adolescent. Je pense que ça m’aurait sauvé de plein de choses.

Jamal soigne les patient·es, mais aussi les institutions.

Nicolas Peduzzi

À propos de la présence de la caméra pendant les entrevues avec les patient·es, Jamal expliquait lors de l’avant-première du film : « Les patients oubliaient complètement sa présence parfois. D’autre fois, ça a aussi été une aide pour moi. Pour des personnes qui ont été très dévalorisées, qui ont eu un sentiment d’échec répété, et bien de sentir un regard posé pour eux, ça peut être tout à fait valorisant, thérapeuthique ». La caméra ne les gênait donc pas ?

Parfois j’appréhendais un peu de filmer les patients. Je me disais qu’ils n’allaient pas vouloir, que ça allait prendre trop de leur intimité. Mais c’est vraiment au cas par cas. Il y en a qui ne veulent pas du tout, que ça dérange. Pour d’autres, le plus souvent, ça peut être un objet thérapeutique. C’est des gens qui sont souvent très seuls, introvertis, et étrangement, le fait d’avoir une caméra, de se sentir vus, ça a pu les aider. C’est aussi parce qu’ils avaient envie de partager quelque chose à ce moment-là. 

En voyant le film, je me suis quand même posé la question de la protection de certains patient·es qui témoignent. Par exemple, cette femme qui nous raconte les violences conjugales dont elle est victime. Comment avez-vous pensé au fait de préserver ces personnes, à la sortie du film notamment ?

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Comme Jamal est psychiatre, il connaissait exactement les patients et leur situation. Quand il y avait un risque pour le patient, il me disait tout de suite : « Non, là, tu ne peux pas filmer ». J’avais complètement confiance en sa vision des choses en tant que psychiatre professionnel. Jamal a cette finesse de savoir s’il y a un danger ou pas. Par exemple, il y avait un jeune garçon de Marseille avait été victime de représailles par des gangs. On n’était même pas à 200 mètres, que le jeune homme nous a dit : « La caméra, c’est dangereux pour moi ». Dans ces cas-là, je mets des photos, ou bien on entend juste leur voix, ou on floute le passage. Tout ça on le voit vraiment et avec eux, au cas par cas.

On leur disait aussi que le focus de notre documentaire était la pratique de Jamal, sa parole. Et qu’évidemment, par la force des choses, on filmait certains patients, parce qu’on suivait Jamal partout. On leur expliquait que c’était un documentaire sur l’hôpital public, l’état de notre société et de la psychiatrie. Ils faisaient confiance à Jamal et ils sentaient aussi l’amitié entre nous. Ils voyaient qu’on était pas là pour faire des choses voyeuristes, mais pour montrer le travail des soignants.

Les gens qui ne sont pas productifs pour le néolibéralisme, sont exclus de notre société, cela n’intéresse pas nos gouvernements de les soigner.

Nicolas Peduzzi

Jamal n’approche pas la santé mentale comme un problème uniquement individuel, il inscrit la psychiatrie dans notre société néolibérale, avec le fait de vivre en ville, la façon dont on soigne habituellement les patient·es…

Oui, ça m’a vraiment frappé. Dans notre famille, on a tous quelqu’un qui souffre de problèmes psychiatriques, de dépression par exemple. Et il y a une tendance à dire : « Allez, vas-y, sors de ton truc ». Mais lui, ce qu’il explique, c’est que nos sociétés, nos villes particulièrement, créent des problèmes psychiatriques de masse. À un moment, il y a cette patiente, qui est addict et qui a perdu son bras et ses deux jambes à la suite d’un accident. Il explique aux sœurs de cette patiente que toute jeune, au lieu de lui parler, de la regarder, de juste créer du lien, on lui avait filé des médocs. Cela a créé des générations d’addicts. En France, on est un des pays le plus prescripteur et consommateur.

Dans le synopsis du film, tu dis que l’institution médicale est malade. Tu pourrais nous expliquer ? 

Surtout la psychiatrie. La santé mentale, la psychiatrie, c’est quelque chose qu’on ne peut pas chiffrer. Donc les gens qui ne sont pas productifs pour le néolibéralisme, sont exclus de notre société, cela n’intéresse pas nos gouvernements de les soigner, et par la force des choses, il n’y a plus de moyens. Aujourd’hui l’hôpital public ne soigne plus les gens comme ils devraient être soignés. J’ai vécu beaucoup aux Etats-Unis, et ma frayeur c’est qu’en France on s’approche de plus en plus de même modèle : les gens qui n’ont pas les moyens de se soigner, on les laisse dans la rue. 


État limite de Nicolas Peduzzi est disponible sur Arte.tv jusqu’au 29 avril. Sortie en salles le 1er mai.

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