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Costanza Spina & éditions trouble : une discussion croisée sur l’amour, la communauté et la presse féministe

Costanza Spina & éditions trouble : une discussion croisée sur l’amour, la communauté et la presse féministe

Le premier essai de Costanza Spina paru en juin dernier, Manifeste pour une démocratie déviante, est aussi la première publication des éditions trouble. Un choix manifestement politique et engagé, pour une nouvelle maison qui s’inscrit dans la continuité du magazine féministe expérimental Censored. Rencontre au sommet, avec l’éditrice Clémentine Labrosse et l’auteurice, fondateurice de Manifesto XXI.

Le 9 juin dernier, Manifeste pour une démocratie déviante faisait son entrée en librairies avec sa couverture brillante et ses glyphes élégants. D’emblée placé dans les rayons de l’avant-garde féministe, aux côtés des classiques de bell hooks, Audre Lorde ou du plus récent Les hommes hétéro le sont-ils vraiment ? (Léane Alestra), l’essai de Costanza Spina déroule une réflexion vive et empouvoirante sur la force révolutionnaire des « amours queers face au fascisme », pour reprendre le sous-titre. Premier ouvrage du journaliste et fondateurice de Manifesto XXI, c’est aussi la publication inaugurale des éditions trouble, lancées par Apolline et Clémentine Labrosse, les cofondatrices du magazine Censored – qui fête ce vendredi ses 5 ans avec la release de leur dernier numéro, « It’s about time ! ». Une première fois partagée donc, pour des consœurs médiatiques qui s’accompagnent de longue date.

Au détour de leur mois de promo, Costanza présentait une lecture performée de son texte au Palais de Tokyo dans le cadre d’une invitation autour de l’exposition Hors de la nuit des normes, hors de l’énorme ennui (à voir jusqu’au 7 janvier 2024). On a profité de cet événement parisien pour se retrouver avec Coco et Clémentine, sur une terrasse baignée de la canicule de fin de saison. En découle cette riche discussion croisée sur la conception du livre, la révolution romantique et les failles des mouvements militants, mais aussi sur la nouvelle maison d’édition trouble, les écritures queers, l’axe astrologique bélier-balance et l’avenir de la presse féministe.

La manière dont tu édites est un sujet politique. Il y a de l’amour aussi dans les relations éditeurice-auteurice.

Clémentine Labrosse
Coco Spina et Clémentine Labrosse le jour de la signature du contrat du livre, à Belleville (Paris)

Pour commencer, pouvez-vous me raconter l’histoire de votre rencontre ?

Clémentine Labrosse : C’était il y a environ cinq ans, au moment où on créait Censored, ma sœur Apolline et moi. À l’époque, on était trois dans la team, avec notre frère Louis, en famille. C’est lui qui m’a dit « il faut absolument que tu rencontres Costanza, qui a aussi un média qui existe depuis plus longtemps, Manifesto XXI, et qui pourrait t’aider ». Dès les débuts, Costanza a fait preuve d’une bienveillance énorme envers Censored. Nous, on n’y connaissait absolument rien au monde de l’édition, on était complètement autodidactes. De fil en aiguille, Coco a écrit un premier texte dans le numéro Censored « Chrysalide » sur le thème de l’amour, en 2020. Au début, j’avoue, je ne comprenais pas exactement où Coco voulait en venir, je l’ai découvert en lisant son article. J’avais une totale confiance, je connaissais son travail sur Manifesto. D’ailleurs, on a fait une double publication : le texte a été partagé sur nos deux médias. Cet article-là a été l’un des premiers déclics sur la question de l’amour et de la révolution romantique.

Donc c’était une évidence pour le livre de travailler autour de ces thématiques-là, que vous aviez déjà explorées ensemble ?

Costanza Spina : Pour être honnête, au début je ne savais pas où je voulais en venir en termes de thématiques. On avait juste cette envie de faire un truc ensemble. Je voulais travailler sur l’amour, mais les autres propositions que j’avais eues de maisons d’édition me paraissaient un peu contraignantes. Je n’aime pas du tout travailler avec des gens qui me disent quoi faire, comment penser… J’avais envie de créer un objet queer, avec un style… qu’on se fasse plaisir en travaillant, que ce soit un processus vraiment libre. Sur ça, on se rejoint vraiment, chez Censored comme chez Manifesto. Du coup j’ai commencé à travailler sur l’amour, mais la question des extrême-droites était aussi là. À un moment donné, des ponts se sont dessinés. L’idée est un peu née en faisant.

Clémentine : Pour nous, ça avait beaucoup de sens que Costanza soit la première personne qu’on édite, puisqu’il avait déjà écrit dans Censored. On s’est rendu compte que dans la revue, beaucoup d’articles et de textes nous procuraient une certaine frustration, qu’on voulait aller plus loin. Il y avait eu des choses qui s’étaient passées, aussi bien pour les auteurices que pour nous, et une fois que le numéro était publié, c’était un peu fini. On s’est dit : « il faut aussi aller exploiter ce qu’il y a déjà dans les revues plutôt que d’aller encore chercher des nouvelles personnes ». C’est cette idée de lien, de prolongement, qui a amené à la naissance des éditions trouble.

Quand tu crées une maison d’édition engagée, tu as aussi la responsabilité d’apporter le soin et la considération suffisante à la personne qui écrit.

Clémentine Labrosse

Les éditions trouble s’inscrivent donc dans la continuité de Censored ? Qu’est-ce que cela ouvre comme nouvelles portes dans la diffusion d’idées et d’imaginaires féministes ? Allez-vous réussir à garder l’hybridité de la revue à travers les livres ?

Clémentine : Oui, c’est une évidence que les éditions trouble sont la suite logique de Censored. Je savais depuis longtemps que je voulais être éditrice : apporter un soin aux textes, accompagner des personnes, les aider à sortir leurs réflexions, c’est un truc que j’aime vraiment. Je me suis aussi rendu compte que je n’étais pas capable de le faire avec n’importe qui, n’importe comment. Donc ça a demandé une réorganisation interne, déjà parce que c’est impossible de faire de la tune avec Censored ! On imprime en France, il n’y a que des beaux papiers qui coûtent cher, on publie des personnes pas forcément connues, on n’est pas dans cette logique Instagram… Alors pour éditions trouble, on a tout de suite voulu en faire une association, en réponse au modèle économique compliqué de Censored. Si on veut continuer à diffuser des textes féministes, queers, antiracistes, engagés, on ne le fera pas pour l’argent, donc il faut assumer le côté associatif. Finalement, éditions trouble prend le dessus sur Censored, et en devient la maison d’édition. L’association publie donc un périodique d’une part, et des livres d’autre part.

On n’a jamais trop su où caser Censored : au début on s’est dit que c’était un média, puis en fait non c’est de l’édition, on ne sait pas trop, donc on appelle ça « projet éditorial ». On veut conserver cette forme un peu hybride et expérimentale à travers les éditions, mais on a aussi conscience de ses limites. En fait, je ne voudrais surtout pas qu’on soit perçu comme élitiste. C’est vrai que quand tu regardes la couverture de Censored, la première ou la dernière, on ne met pas de texte d’explication, on décrit très peu ce qu’il y a à l’intérieur, donc c’est un peu flou. Je crois que c’est un équilibre à trouver. Si on ne donne pas la clef, personne ne peut aller dans notre univers. Donc maintenant, on fait l’effort de guider, d’expliquer un peu plus ce qui se trouve dedans.

C’est clairement un choix fort de lancer sa maison d’édition par un « manifeste » aussi éminemment politique. Qu’est-ce que ça annonce de la ligne éditoriale à venir ?

Clémentine : Oui, ça va dans l’idée de non-lucrativité et d’engagement. On a voulu montrer qu’on allait être radicales, que ce n’est pas parce qu’on va publier de la poésie ou de la science-fiction que ça sera dénué d’engagement. C’était une façon de donner le ton. Sachant qu’un manifeste, c’est un mot qui est déjà fort, et les sujets qu’aborde Costanza dans son livre sont très forts, surtout dans ce contexte politique. C’est une manière de nous décentrer des questions uniquement féministes qu’on a pu avoir au début, parce qu’on est deux sœurs, meufs cis blanches, donc on a découvert l’engagement par cette porte-là, mais cette maison d’édition sera plus généraliste que ça. On veut potentiellement aller éditer des sujets autour de l’écologie par exemple. Aussi bien sur les sujets que sur les formats – poésie, science-fiction, roman, essai politique –, on tient à la diversité, qui ne sort pas de nulle part puisque dans Censored, il y a de la critique sociale, de la littérature, des essais, des brouillons de romans, des témoignages personnels… c’est un peu le bordel mais c’est assumé. La maison d’édition sera tout aussi bordélique ! Sauf que ce sera sous forme de livres, pour prendre le temps d’aller dans les sujets en profondeur et d’accompagner encore plus les auteurices.

Comment s’organiser concrètement pour gagner la bataille des mots, pour proposer des programmes politiques qui fonctionnent ?

Costanza Spina
© éditions trouble

Comment est-ce que tu envisages cette nouvelle responsabilité d’éditrice à accompagner ses auteurices ?

Clémentine : J’ai un exemple assez parlant. Dans le dernier Censored, j’ai retranscrit un entretien entre Toni Morrison et Angela Davis, et j’ai appris que Toni Morrison avait édité Angela Davis. Et la manière dont elles parlent ensemble de l’amitié qui se crée… C’est quelque chose qu’on entend assez peu dans le monde de la littérature, les liens entre les personnes qui écrivent et celles qui éditent et publient. Coco et moi, en fait, on a noué une relation de ouf. J’ai l’impression qu’on a travaillé ce livre en y mettant notre cœur…

Coco : Littéralement ! (rires) [En mars 2023, à la fin de l’écriture du livre, il tombait malade et subissait une greffe de cœur, ndlr]

Clémentine : En fonction de qui t’accompagne sur ton écriture, le livre change, le format change. Tout ça dépend d’un contexte personnel et politique évidemment, mais aussi du lien que tu as avec les personnes qui sont là pour t’écouter et prendre soin. Sans vouloir généraliser, j’ai eu d’autres expériences avec des maisons d’édition plus importantes, où j’ai constaté qu’être éditeurice, c’est apporter un vrai soin au texte et à la personne qui écrit. Et tout le monde ne le fait pas. C’est aussi ça qui est important quand tu crées une maison d’édition engagée : non seulement tu publies des textes engagés, mais tu as aussi la responsabilité d’apporter toi-même le soin et la considération suffisante…

Toni Morrison avait à l’époque réalisé, en rejoignant une grosse maison d’édition : « mais en fait, tous les livres des personnes noires racisées sont mal traités ». Il faut s’en rendre compte, les maisons d’édition en France – et j’en fais partie – sont très blanches, même dans les maisons indé. Du coup j’aimerais amorcer, au-delà du travail que je fais à mon humble niveau, une réflexion autour de ça. Pour les prochains livres, et si je veux éditer des personnes racisées ou qui traitent de questions qui ne concernent pas mon vécu à moi, j’aimerais rendre ça plus collectif, aller chercher des éditeurices au-delà de notre petit cocon. La manière dont tu édites est un sujet politique. Il y a de l’amour aussi dans les relations éditeurice-auteurice.

La pensée queer est une chance pour les démocraties à venir.

Costanza Spina
Coco Spina et son chat Haïku © photo Jehane Mahmoud

Coco, après dix ans de militantisme queer féministe, comment t’est venue l’idée d’aborder l’angle des amours queers via le prisme du fascisme ? Car le titre ne s’inscrit pas dans une construction utopique hors-sol mais marque d’emblée une confrontation au réel. Pourquoi l’importance de réhabiliter ce terme et cette lecture ?

Coco : Parce que le champ politique en ce moment est très polarisé. On l’a constaté au cours des dix dernières années, il y a eu une polarisation des idéologies assez radicale dans les pays occidentaux et particulièrement européens, entre un progressisme qui essaie de faire émerger des idées féministes et queers intersectionnelles dans une certaine mesure, et la montée des extrême-droites. Comme tout le monde, je me demande comment ces deux phénomènes peuvent cohabiter, et qu’est-ce que ça produit. Surtout, face à l’émergence de l’extrême-droite, comment s’organiser concrètement pour gagner la bataille des mots, pour proposer des programmes politiques qui fonctionnent ? Parce que parfois, on se retrouve un peu démuni·es en termes de moyens et de stratégie face à ces adversaires. Après dix ans de militantisme, tu vois qu’il y a des choses qui marchent, d’autres qui marchent moins, tu fais un bilan. Ce que j’ai constaté, c’est que les choses qui fonctionnent bien sont celles qui sont ancrées dans une réalité, comme créer un média, toutes sortes d’associations ou de projets qui vont servir à une communauté. Je pense que se réancrer dans le réel est très important.

Justement est-ce qu’au terme de toutes ces années d’engagement, cela ne témoignerait pas d’une forme de défaite, dans le sens où les mouvements de luttes n’ont pas réussi à éradiquer le fascisme, qui est carrément revenu en force ? Doit-on le lire désormais comme une invitation à changer aussi nos manières de militer ?

Coco : Je pense que déjà c’est hyper compliqué de demander à nos mouvements intersectionnels de vaincre, d’éradiquer totalement l’extrême-droite. Mon expérience est celle d’une personne blanche qui a vécu dans des grandes villes, comme Paris ou Marseille. Je ne sais pas du tout comment m’adresser à d’autres populations, quels sont les enjeux politiques d’autres géographies, d’autres endroits de France par exemple. Donc je ne saurais pas comment organiser des communautés ailleurs que celles que j’ai connues, déjà. Je ne pense pas qu’on puisse convaincre tout le monde. Par contre, là où il y a peut-être eu quelques échecs, c’est dans l’organisation de nos communautés queers, et des combats féministes : les féministes qui se font la guerre, celles, blanches cis, qui vont voler les idées des personnes queers, nous les queers quand on est violent·es entre nous, comment on gère nos conflits dans nos communautés… Tout cela a affaibli les luttes après #MeToo. Je trouve qu’on n’a pas fait preuve d’assez d’unité, et on s’est aussi beaucoup recroquevillé·es sur les réseaux sociaux, en érigeant des stars de notre militantisme et en pensant que parce qu’il y avait deux trois personnalités qui émergeaient sur Instagram, on était en train de gagner une lutte. Comme le dit Sarah Schulman, utiliser les outils du capitalisme pour vaincre le capitalisme n’a pas vraiment de sens. Je pense que c’est là qu’on a connu quelques échecs, plus que dans le fait d’éradiquer le fascisme.

Ce livre est le résultat d’amitiés. Il se lit comme on écoute des conversations qu’on a avec des potes le soir autour d’un verre, et c’est vraiment ce qui s’est passé. C’est l’histoire d’une communauté.

Costanza Spina

Si on devait résumer : qu’ont les communautés queers à apprendre au reste du monde ? Quel est le point le plus marquant qui ressort pour toi de tout ce travail ?

Coco : C’est la phrase qui revient souvent dans le livre : la pensée queer et féministe nous apprend que chaque vie compte. Qu’est-ce que ça veut dire qu’une vie compte ? Quand on dit « black lives matter », « queer lives matter », etc. – c’est assez hallucinant de devoir rappeler à des gens que certaines vies comptent, si vous y pensez deux secondes, c’est d’un cynisme monstrueux ! Mais voilà, la pensée queer peut un peu remettre les pendules à l’heure sur ce qu’est une démocratie. C’est-à-dire un endroit où les vies des gens comptent, un endroit fondé sur le principe d’égalité et de soin de la société. Aujourd’hui, selon mon humble expérience, les seules personnes qui croient encore en ça et qui sont capables de prodiguer ce soin, ce sont les personnes queers féministes, avec tous les défauts qu’il y a dans ces communautés, mais je pense que la pensée queer est une chance pour les démocraties à venir.

Le livre témoigne d’une réflexion très collective, qui nous rappelle qu’un·e auteurice n’écrit jamais seul·e : tu cites des personnes, tu rends des hommages, que ce soit par des notes de bas de page, ou bien des choses très intimes, en évoquant des ami·es, des discussions plus informelles, impalpables. Pour sortir du « célébritisme » que tu dénonces, puisque tu signes quand même un ouvrage avec ton nom dessus, t’es-tu déjà posé cette question de comment éviter de devenir « star d’une génération » ? Comment veille-t-on à remettre du collectif, tout en répondant à des enjeux de promotion ?

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Coco : C’est vraiment une très bonne question. Déjà, on a toujours travaillé de façon collective dans Manifesto. Ce n’est pas du tout un projet personnifié, au point que les gens ne savent pas qui est derrière, et beaucoup n’ont réalisé que maintenant que j’en faisais partie ! Au début, ça nous faisait un peu chier, mais aujourd’hui on se rend compte que c’est plutôt cool, ça veut dire que ça a fonctionné. Et ce livre est le résultat d’amitiés. L’amitié est vraiment le maître-mot. Il se lit comme on écoute des conversations qu’on a avec des potes le soir autour d’un verre, et c’est vraiment ce qui s’est passé. Il est construit, pour beaucoup, sur des discussions, des témoignages, avec des gens de Marseille, de Paris, vous… Il y a des livres qui ont été lus, mais il y a aussi énormément d’échanges. C’est l’histoire d’une communauté en fait.

Quant à mon ego personnel, l’idée c’est toujours d’avoir une réflexion entre le « je » et le « nous ». C’est vraiment, en astrologie, l’axe balance-bélier, sur lequel je me situe très fortement ! (rires) L’axe « qui suis-je ? » et « qui sommes-nous ensemble ? » – « qui suis-je, dans cet ensemble ? » Le « je suis » est ce qui t’entraîne, qui te donne confiance en toi, parce qu’on en a quand même besoin. Par contre, ce bélier doit être contrebalancé par le « nous sommes », et c’est toute l’idée du « pouvoir du dedans » de Starhawk, de développer un pouvoir immanent, etc. C’est peut-être cool d’être « je suis » mais je suis assez convaincu que le « je suis » Instagram avec plein de followers et « je m’adresse moi seul·e à une communauté », c’est assez peu utile pour la lutte.

Clémentine : Une petite anecdote : on a fait une relecture collective de ce livre, il n’y avait pas que moi, l’éditrice, mais aussi plein d’autres personnes, dont toi d’ailleurs. À la fin, Costanza a absolument insisté pour qu’on place au tout début du livre un texte disant « ce livre a été relu, corrigé, amélioré par… » avec une liste de toutes les personnes qui sont repassées sur le texte. Généralement, ce genre de choses passe toujours à la fin, c’est un peu caché, les gens dans l’ombre. Coco a vraiment tenu à mettre ce passage au tout début, de manière très visible.

Il y a sans doute plein d’écritures queers. Ce qui les réunit, c’est une joyeuse expression de l’individu, qui résonne avec le collectif.

Costanza Spina
© éditions trouble

J’aimerais parler du style de l’ouvrage, à la fois politique et profondément intime, poétique : existe-t-il d’après vous une écriture queer ?

Coco : Il n’y en a pas qu’une, mais plusieurs. Le mot « queer » en lui-même, tu ne peux pas vraiment le définir, c’est là son essence. C’est ce qui trigger beaucoup les philosophes mecs cis blancs ! Du coup il y a sans doute plein d’écritures queers. Je pense que ce qui les réunit, c’est juste une joyeuse expression de l’individu, qui résonne avec le collectif. Ce sont des techniques d’expérimentation, l’envie de briser des frontières entre les genres… peut-être que c’est une écriture sans genre en fait, tout simplement. Une écriture genderfuck. Mais tout le monde peut avoir la sienne.

Clémentine : Ce que je recherche, pour Censored mais aussi pour les livres, c’est ça : briser un peu les formats attendus. C’est toujours difficile de nommer et définir, parce qu’en réalité on va presque inventer de nouveaux genres avec les éditions trouble – on a cette prétention-là ! Et cela va aussi se décliner sur le visuel, l’esthétique et le format du livre. Le fond et la forme doivent aller ensemble, c’est vraiment ce qui nous guide. Apolline, qui est la cofondatrice et directrice artistique, a beaucoup réfléchi à comment décloisonner par l’objet et la matérialité. On a voulu faire un livre carré, un peu brillant, avec une typo avec des glyphes, une écriture violette. On a fait exprès, rien n’est laissé au hasard, pour un petit peu troubler – « trouble », voilà. C’est la réponse que je peux apporter à ça : on veut décloisonner. Je n’ai pas envie de m’emparer du terme queer pour qualifier notre démarche mais ça rejoint cette idée-là quelque part.

Ce qui vous lie à la base, c’est d’être acteurices de médias indépendants. Quel avenir présagez-vous pour le futur de la presse et des éditions féministes ?

Coco : Honnêtement je ne sais pas, mais je veux vraiment inviter nos lecteurices à nous soutenir, et à le faire avec de l’argent, parce que tout le monde a la capacité de financer et soutenir des médias, à des hauteurs différentes – ça peut aussi être de les faire passer, les prêter, les repartager sur les réseaux. Mais on doit impérativement sortir de cette idée que le journalisme est gratuit, et surtout le journalisme queer. Parce que la première étape pour aller contrer nos adversaires politiques, c’est d’avoir des journalistes, des auteurices, qui vont au front et n’ont pas peur de dire des choses. Moins d’abonnements Netflix et plus d’abonnements à Censored, Manifesto, XY Il faut sortir de cet argumentaire « on n’a pas d’argent ». Il y a des gens queers qui peuvent tout à fait soutenir les médias. Des fois, c’est juste boire une pinte de moins dans le mois. Oui les queers sont précaires, mais les journalistes queers sont précaires aussi, les médias queers aussi, et ça dépend vraiment de nous de décider quels médias on veut lire demain.

Clémentine : Alors moi personnellement j’ai très peur ! Déjà je salue tout le travail sur Manifesto XXI, je trouve que c’est dingue, bientôt dix ans d’existence. Je crois que ça n’existe pas ailleurs, et le fait de tenir, de savoir se réinventer, de réfléchir, c’est vraiment important. Mais je vois bien qu’il y a des initiatives, des médias qui veulent se créer, mais aussi et surtout qu’il y en a plein qui disparaissent. Je pense notamment au collectif Éditer en féministes, lancé par plusieurs maisons d’édition indépendantes féministes. J’ai tout de suite voulu les rejoindre, je me suis dit « ça a l’air génial et révolutionnaire, il faut absolument se partager et collectiviser les infos ». J’entendais Juliette Rousseau, des éditions du commun, en parler, et finalement, c’est la fatigue ultime. En fait, on est épuisé·es. Comment, quand tu galères déjà dans ton média ou ta maison d’édition, tu peux trouver le temps de t’organiser avec d’autres ? Coco parlait de la nécessité d’avoir de l’argent, c’est une certitude. Moi j’aimerais faire un appel de forces, d’allié·es. Il faut absolument de la conscience politique de l’importance de ces rares espaces d’expression et d’invention de tout ça. Et on ne tient toustes qu’à un fil, malheureusement. Chez Censored, on a traversé un bon burn-out en mars. Là on va passer en annuel parce qu’on n’y arrive plus, parce que la question de l’argent est compliquée, parce que les gens ne se rendent pas compte par exemple que c’est important de précommander, parce qu’il faut qu’on paye un imprimeur, que c’est douze mille euros à avancer. Il y a plein de trucs difficiles à expliquer et à exprimer. Et nous, derrière, est-ce qu’on la joue « c’est trop cool ce qu’on fait » ou « on est épuisé·es » ? Parce que c’est un tabou. Je pense qu’il faut aussi parler de nos peurs, du fait qu’on n’a pas le temps de tisser des liens, de survivre aussi, de faire survivre nos médias et nos collectifs.


Pour en savoir plus et soutenir les éditions trouble :

Relecture et édition : Anne-Charlotte Michaut

Image à la Une : © Jehane Mahmoud

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