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Les hommes hétéros le sont-ils vraiment ? Extrait

Les hommes hétéros le sont-ils vraiment ? Extrait

Comprendre le désir des hommes pour les hommes serait-il la clé de la révolution féministe ? Dans son premier essai, Léane Alestra, média-activiste et fondatrice de Mécréantes, décortique le tabou de l’homosexualité masculine et la manière dont le désir non avoué des hommes pour leurs pairs façonne nos rapports sociaux.

Avec un mélange d’histoires personnelles, de références en sciences sociales et en littérature, d’exemples tirés de la pop culture, et beaucoup d’humour, Léane Alestra articule une réflexion qui va faire des émules. On a aimé ce qu’on en a lu dans Les hommes hétéros le sont-ils vraiment ?, en voici un extrait tiré du chapitre 1 en avant-première.

Ce qui a péché dans l’idylle virile – Saint Augustin et son héritage

L’histoire de la condamnation de l’homosexualité en Europe occidentale est celle d’un basculement et d’un renversement idéologiques liés à l’arrivée de nouvelles théologies. Car si jadis, l’amour homo n’était pas toujours platonique et pouvait se vivre au grand jour, l’influence de saint Augustin ne tarda pas à gâcher la fête… Au IVe siècle, ce théologien majeur du christianisme imagine la doctrine du péché originel, associant le désir sexuel à la honte, prétendant que la libido est la marque du diable1. À la même époque, les mariages homosexuels sont officiellement interdits par le Code de Théodose, un recueil de décisions impériales romain promulgué par l’empereur romain Théodose II, et l’interdiction officielle entre en vigueur le 1er janvier 439. 

Après le décès traumatisant de son « meilleur ami », un ami très, très, proche2, le philosophe Augustin, qui deviendra saint Augustin, se convertit à la tradition chrétienne : « Je sentis que mon âme et la sienne n’étaient qu’une seule âme en deux corps et la vie me devint donc intolérable, parce que je ne voulais pas vivre réduit à la moitié d’un tout ; et pourtant, j’avais peur de mourir de crainte que l’être que j’avais tant aimé ne meure complètement. »3 Il consacrera ensuite son existence à tenter d’éradiquer les pulsions sexuelles « du diable »4 touchant l’humanité, au lieu de raconter simplement son chagrin à une oreille attentive et de nous laisser en paix…

Pour comprendre ce basculement dont Augustin est à l’origine, il faut saisir le contexte historique et sa dimension misogyne. Sous l’Antiquité romaine, les philosophes justifient la suprématie des hommes par l’idée qu’ils sont plus forts et plus résistants que les femmes. On n’a pas de difficulté à imaginer qu’ils sont évidemment tous, sans exception, des ironmen indéfectibles… Car l’identité masculine hégémonique repose sur la maîtrise de soi, de ses affects, et le rejet absolu de toute trace de vulnérabilité. À cela on oppose des corps « féminins » qui, en raison de leurs menstruations et du lait coulant de leurs seins, ne sauraient se contenir. Mais Augustin se retrouve face à une contradiction : si les hommes se contrôlent, il y a pourtant quelque chose sur lequel ils n’ont pas une totale prise… Il existe une manifestation physique qui trahit leur vulnérabilité… Ce talon d’Achille, c’est l’érection. D’où viennent nos désirs ? Pour quelle raison je n’en suis pas complètement maître ? Pourquoi suis-je attiré par un corps ? Comment expliquer que je ne puisse maîtriser mes érections quand je suis entouré d’hommes aux thermes ?
Ces questionnements ne cesseront de hanter le philosophe5. Pour y répondre, Augustin va théoriser le péché originel, en remontant pour cela aux prémices de l’humanité. Et, spoiler alert : son analyse, qui influence encore nos sociétés, a désigné ces dames grandes coupables. Pour saint Augustin, si les hommes ne contrôlent pas leurs érections, c’est la faute d’Ève. Ce serait elle qui, en croquant le fruit défendu avant de le faire goûter à son compagnon Adam, aurait cédé à la tentation du serpent6. En trahissant Dieu, la femme originelle a ainsi condamné l’homme à porter la trace du péché dans sa chair. Le caractère involontaire de l’érection resterait un héritage honteux, le marqueur physique de la faiblesse d’Adam et la trace de son péché. En écoutant l’avis de sa compagne au détriment des instructions du Père tout‐puissant, il aurait conduit ses descendants masculins à subir la sanction du patriarche suprême. Les hommes sont dès lors punis, pour avoir privilégié le féminin à l’ordre patriarcal. Quant aux femmes, la faute originelle les condamne à accoucher dans la douleur et à aimer leur mari quoi qu’il leur en coûte…

Nos appétits érotiques deviennent ainsi la marque du mal, établissant la fin de l’innocence divine offerte par le paradis déchu. Nos désirs demeurent pour Augustin la preuve que nous appartenons à une espèce traversée par ce qu’il nomme en latin la massa peccati 7, une « masse de péchés ». Nous devons donc nous purifier et éviter d’aggraver notre cas en bannissant tout geste de luxure. Les considérations de saint Augustin seront reprises par les théologiens des générations suivantes, notamment pour dresser la liste des péchés capitaux. Dans l’énumération des actes pouvant nous envoyer directement en enfer, ils ajouteront alors la luxuria, à savoir le plaisir sexuel recherché pour lui-même…

Saint Augustin ne va pas se contenter de désigner les femmes comme étant à l’origine du péché, il va aussi lutter pour convaincre ses semblables que les hommes homosexuels sont des êtres contre nature. Pour ce faire, il va sélectionner dans le monde animal des exemples d’espèces qui sont selon lui strictement hétéros et décréter que c’est naturel puisque c’est comme cela chez les animaux8. Comme quoi, instrumentaliser la nature ne date pas d’hier… Une entreprise osée puisque, comme le rappelle l’historien John Boswell, à cette époque, les comportements homosexuels chez les animaux étaient déjà cartographiés par les naturalistes comme les comportements saphiques des pigeons qui étaient bien connus.

Malheureusement, dix sept siècles plus tard, ce type de propos perdure, et contient toute l’ambivalence des discours homophobes. Ainsi, d’un côté, les LGBT+ seraient des êtres contre nature9, mais, dans le même temps, ils seraient des êtres mal éduqués et bestiaux, qui cèdent à leur instinct comme des animaux. Paradoxal, n’est-ce pas ? Pour les homophobes, il suffirait d’ailleurs de quelques films LGBT+ à l’écran pour risquer de « contaminer » tous les hétéros. Preuve en est que l’hétérosexualité qu’ils clament comme étant « naturelle » leur semble pourtant bien fragile… 

Notes de bas de page :  

1) Stephen Greenblatt, « Comment Saint Augustin inventa le péché originel : En quoi l’érection spontanée d’un adolescent a‐t‐elle pu changer notre vision de la sexualité ? Au ive siècle, saint Augustin invente le péché originel et fait pleuvoir sur l’humanité une honte héritée d’Adam et Ève », Le Monde, 2020.

2) Ibid.

3) Saint Augustin, Confessions, 4, 6.

4) Ibid

5) Stephen Greenblatt, « Comment saint Augustin inventa le péché originel », art. cit.

Voir Aussi

6) Pour certain·es théologien·nes, si le diable s’est attelé à convaincre Ève de croquer la pomme la première, ce ne serait pas en raison de sa fragilité. Bien au contraire, c’est parce qu’elle était la figure la plus puissante et la plus dangereuse. Les stratèges militaires savent qu’on attaque le plus fort d’abord, mais ce n’est de toute façon pas ce qui intéresse notre Augustin.

7) Ibid

8)John Boswell, Christianisme, tolérance sociale et homosexualité, op. cit.

9) Ibid


Les hommes hétéros le sont-ils vraiment ? Léane Alestra, coll. Nouveaux Jours, Edition J.C.Lattès, 324 p.

Rédaction du chapeau : Apolline Bazin

Image à la Une: © Yulia Matvienko, via Unsplash

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