Les 28 novembre et 19 décembre, Cécile Di Giovanni et Mathilde Fernandez étaient en résidence à la Manutention du Palais de Tokyo afin de présenter « ENSEMBLE », une performance en évolution, soulevant des thèmes ancrés à notre époque. Au bord de l’effondrement, les deux artistes ont questionné l’être ensemble, à travers différents rites et pratiques, exposant la fin précoce d’une humanité en dérive, mais ensemble.
« Ensemble, enfants perdus »
Dans cette première performance, notre beau duo nous accueille, pour « Ensemble, enfants perdus », sur un terrain de jeux, dans lesquels de grands enfants (performés par le groupe Vengeance et les skateurs Samuel Cordat et Victor Campillo) jouent sur des lits superposés, font du skate, s’accrochent à des paniers de basket… Le public est invité à se mouvoir autour de différentes performances qui s’activent au fil du temps, au milieu de ces grands enfants qui ne s’arrêtent jamais de jouer. Un chanteur s’égosille tel un adolescent déchaîné (une performance de Jérôme Grivel), une chorale placée autour d’un crocodile nous fait monter les larmes, les choristes apparaissant tels des dieux venus du ciel pour nous sauver de ce monde saturé… Bref, on en prend plein les yeux, et plein les oreilles. On se reconnaît en chaque performeur, mais surtout on termine sur une image poignante de Cécile, pistolet en bouche, et Mathilde l’enlaçant comme pour lui dire : « ça ira, ENSEMBLE. »
« Ensemble, survivre maintenant »
Dans le deuxième volet, « Ensemble, survivre maintenant », nous entrons dans un espace s’apparentant à un champ de bouteilles en plastique, dans lequel deux agents de décontamination s’activent afin de purifier toute cette matière. Ils nous distribuent alors (comme si contaminés nous étions) des kits de survie et une bouteille d’eau. Puis une alarme commence à retentir, on quitte le champ de plastique pour assister à une performance sonore réalisée par Mathilde Fernandez, Jardin et Myrtille Hetzel. Les trois musiciens, vêtus de noir, comme en deuil de leur propre monde, nous livrent un live surprenant : le rugissement d’une alarme incendie, puis des sonorités expérimentales plus apaisantes, pour terminer sur une musique pop.
Nous changeons encore d’espace pour découvrir des cheerleaders ressemblants à des soldats en feu, enchaînant des sauts vertigineux sur le béton de la manutention, laissant le public en tension permanente. De ces enchaînements sort, dans une sorte de costume de pompier et portant un T-shirt qui n’indique plus que le mot « incendie », l’artiste Josep Maynou qui nous raconte une absurde histoire entre un requin et Justin Bieber. En fait, tout devient absurde, peut-être autant que le monde dans lequel nous vivons ? Des bouteilles en plastique magnifiées, ces élucubrations musicales entre électro et violoncelle, ces cheerleaders nous dictant une forte temporalité, Justin Bieber, mais surtout cet allumage de télé pour admirer, en scène finale, un beau coucher de soleil aux côtés de Cécile et Mathilde… Absurde, mais vrai, sincère, beau.
Finalement, cet absurde nous donne envie de sourire face à cette possible fin du monde en approche, il ne nous donne pas de réponse, mais nous rassure, car nous sommes ensemble.
Manifesto XXI : Comment avez-vous commencé à travailler ensemble ?
Cécile Di Giovanni : Avec Mathilde on a commencé à faire de la performance un peu par hasard. En fait, ce n’est a priori pas notre médium premier. J’avais fait un set pour son image d’EP et on nous a proposé de performer toutes les deux pour une manutention et c’était super ! Du coup on a décidé de continuer ensemble. Quand on crée, on se marre, on a à peu près les mêmes choses qui nous obsèdent, on se comprend, on est toutes les deux assez visuelles, on a une fascination pour les symboles, les excès de sens. Les cheerleaders, la chorale. C’est très littéral, mais ce sont des images fortes qui nous fascinent. Pour ce projet, ça a été un peu de façon chaotique. Le palais de Tokyo a eu très peur, ça reste un musée et ils ont eu beaucoup de mal à accepter notre manière de travailler qui relève parfois plus de l’intuition de dernière minute que du projet monté de toutes parts longtemps en amont. Il fallait respecter beaucoup de normes de sécurité, et ça c’était compliqué. Il fallait être très rassurantes : « mais non ce mec ne tombera pas du panier de basket ! *rires*.
On lit dans votre performance une sorte d’alarme qui nous pousse à penser qu’elle vise la crise écologique, tu peux nous en parler ?
À la base on ne s’est pas dit qu’on allait travailler sur l’écologie. On n’est pas plus écolos et engagées que n’importe qui, on n’a pas une conscience aiguë. On fait juste partie de la génération des millennials, c’est plus en lien avec l’âge qu’on a et cette difficulté à devenir adulte en ces temps de confusion que l’on ressent. Donc oui, on se questionne sur notre futur et ça en fait partie en quelque sorte. On ne sait pas comment ça va se terminer et où tout cela va nous mener. On ne fait pas cette performance pour donner des réponses, parce qu’il n’y en a pas. On dit juste où on en est maintenant en créant ces soirées, en essayant vainement de sublimer tout ça. C’était assez naturel de nous lancer et de travailler là-dessus. On a commencé à travailler il y a deux ans autour du sujet de ce que sont nos peurs. Aujourd’hui, nous avons tous peur de l’avenir, plus que jamais. Parce qu’on vit tout ça ensemble, d’où le titre de la performance, « Enfants perdus ». La première soirée, pour moi, est très pop culture dans la référence, on pense déjà beaucoup à Peter Pan, le crocodile, la Fontaine de Barmaleï avec ces enfants… Il y a une image hyper forte où tout brûle autour de cette fontaine et les enfants continuent d’avoir l’air joyeux et de sourire (photographie d’époque de la Fontaine de Barmaleï alors que Stalingrad est bombardée). C’est ça qu’on veut raconter aussi, on continue à vivre malgré tout…
On a aussi voulu magnifier le plastique. En fait on est nées dans un monde de surconsommation où on avait droit à tout, et on jetait tout, et tout allait soi-disant bien. Et du jour au lendemain, il y a eu une prise de conscience qui fait qu’on n’a plus le droit de ne rien faire et qu’il faut faire attention à tout, c’est très étrange. C’est aussi pour ça qu’on a un peu décidé de magnifier le plastique, d’en faire un truc assez sacré. Alors que le plastique, c’est le cancer. Mais voilà, on fait ce truc absurde de rincer les bouteilles et de ne même pas les remplir. Je vous rassure on n’a pas gaspillé toute cette eau pour de vrai *rire*.
C’est cool parce que c’est un risque pris quand même de faire un cycle de performances qui font référence à l’écologie sans être dans le trop littéral et moralisateur.
Tu sais pourquoi on le fait ? Parce qu’on est inconscientes et qu’on ne se pose pas de questions. On n’est pas dans une démarche militante. En fait on est dans une espèce de terrain de jeux. Ce terrain de jeux qu’on crée, en fait, est important, on adore ça, mais on est conscientes quand même. Il n’y a jamais de réponses dans ce qu’on fait. À la fin de la performance, le coucher de soleil, ça me rappelait les films de morts vivants, où il y a ce truc où dès que le soleil se couche, ils sortent tous, et ça commence ! Mais dans notre cas, le fait d’allumer l’écran, de regarder un coucher de soleil sur un mur, c’est un peu littéral, on finit devant ce mur et on ne sait pas ce qu’il y a dehors.
Comment construisez-vous les histoires que vous racontez ? Dans quoi puisez-vous votre inspiration ?
J’ai plein de références qui sortent de nulle part. Par exemple, pour l’histoire des bouteilles d’eau de notre deuxième performance, j’ai revu le film Signes, dans lequel la petite fille a un problème avec l’eau. Elle prend un verre d’eau, mais elle ne finit jamais le verre parce qu’à chaque fois il y a un problème avec l’eau. Elle dit « it’s contaminated », ou « ah non il y a de la terre », donc elle laisse des milliers de verres d’eau partout dans la maison. Je suis obsédée par cette scène, et pour finir c’est l’eau qui tue les aliens *rire*. C’est absurde, mais ça m’a beaucoup inspiré. Jardin a d’ailleurs samplé la voix de la petite fille qui dit « the water is contaminated ». Ils ont joué avec cette référence dans le live. Après, il y a le crocodile de Peter Pan… Les images qu’on crée, ce sont des situations qui nous touchent avec Mathilde, des rituels, on adore les terrains de jeux, la pop culture, puis tout se construit au fur et à mesure. On a fait appel à des artistes petit à petit et ce sont finalement des gens qui sont un peu arrivés à nous, comme Joseph, qu’on a connu par notre styliste Natalia. Le mec qui s’accrochait au panier de basket c’était l’agent d’accueil du Palais de Tokyo, j’ai vu qu’il était hyper souple, du coup je lui ai demandé s’il ne voulait pas s’accrocher au panier de basket et voila comment ça s’est passé *rire*. Il y a plein de choses imprévues aussi, il y a beaucoup d’impro dans la performance, tout n’est pas calculé d’avance. Bien sûr, on répète et il y a un rythme, mais voilà on fait aussi beaucoup comme on le sent.
C’est très intéressant parce que vous avez trouvé une super temporalité dans ces deux pièces, comment vous les avez travaillées ?
Justement, avec Mathilde on a horreur des performances qui s’éternisent sur un seul et même tableau, on s’ennuie vite comme beaucoup de gens et on avait très peur de ça. La manutention, la plupart du temps ce sont des performances qui peuvent durer trois heures, donc c’était un gros challenge. C’est aussi pour ça qu’on a fait appel à d’autres artistes, pour aussi utiliser différents médiums et personnages, pour garder un rythme assez soutenu. C’était important pour nous qu’il n’y ait pas de lassitude dans le public, et donc que les différentes performances s’enchaînent.