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Dézinguer les diktats sexuels avec un manifeste illustré : Entretien libre avec Ovidie

Dézinguer les diktats sexuels avec un manifeste illustré : Entretien libre avec Ovidie

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Libres ! C’est un titre qui claque comme un souffle d’espoir, une aspiration profonde, plutôt que comme une injonction culpabilisante. Les injonctions justement, elles en ont ras le pompon. En dix chapitres, Ovidie et Diglee passent en revue les idées toutes (et mal) faites sur le sexe et le plaisir. Une planche conclut chaque réquisitoire avec humour. Petite confidences et grandes démonstrations se mélangent dans ce texte qui touche juste, là où le bât blesse les femmes sous la couette. Nous avons discuté avec celle qui questionne patriarcat et libido depuis vingt ans.

Manifesto XXI – Ton dernier documentaire (Pornocratie, ndlr) a fait pas mal de bruit cette année, tu écris toujours des articles, et maintenant c’est un livre-manifeste. Comment est venue cette envie de l’objet littéraire, et de la BD en particulier ? Qu’est-ce que ça représente pour toi ?

Ovidie : C’est vrai que j’ai travaillé sur beaucoup de supports numériques, Le Ticket de métro c’était un blog, Brain aussi. Je laisse pas mal de traces sur Internet. Diglee a souvent bossé en blog aussi. Mais l’une comme l’autre, on est assez attachées au support papier parce que c’est un support qui dure. On sait bien que la durée de vie d’un tweet c’est 4h en moyenne, un post sur Facebook c’est 15h. Là on avait envie de laisser quelque chose qui puisse se lire encore dans un an, deux ans, qui soit toujours d’actualité. Par ailleurs ce n’est pas ma première publication, ni mon premier manifeste. En 2002, il y avait Porno Manifesto et ça empruntait déjà à l’époque la forme du manifeste. Ce n’est pas une très grande nouveauté dans mes formes d’écriture, par contre je pense que je n’écris pas de la même façon à 37 ans qu’à 21. Je reste droite dans mes bottes, on peut dire que c’est Porno Manifesto quinze ans plus tard. La base et l’envie restent toujours les mêmes, celle d’écrire un texte avec des revendications.

Comment sont les premiers retours, vous êtes contentes de l’accueil public ? Pas trop de mansplaining ?

Les premiers retours sont très positifs et je suis presque dépassée par ça. Le livre est sorti le 4 octobre, il est déjà en réimpression. J’avoue que je suis positivement étonnée d’avoir une presse aussi positive. En fait ce qui me fait le plus plaisir c’est quand je vois plein de jeunes meufs qui écrivent pour dire « C’est vachement bien, ça m’aide à réfléchir ». Pour moi c’est la plus belle des reconnaissances. Après les mecs… Il y a toujours du mansplaining mais ils sont étonnamment silencieux. Tu as toujours quelques trolls sur Internet qui vont t’expliquer que « Gnagnagna… ». Mais curieusement ils ferment plutôt bien leur gueule et c’est suffisamment rare pour être mentionné. Moi ce que je leur demande c’est de prendre acte de ce qui est écrit mais pas de le commenter.

© Diglee, Ovidie

Tu as vu une évolution dans la réaction des gens depuis Porno Manifesto ?

C’est un peu le point de départ de ce manifeste, c’est qu’il y a beaucoup de choses qui ont changé depuis Porno Manifesto. Au moment où je l’ai écrit, l’urgence était de parler plus de sexe, de faire tomber un certain nombre de tabous. Donc d’en parler plus, mieux, de faire des vidéos éducatives dans la tradition de ce qu’ont pu faire Annie Sprinkle ou Deborah Sundahl sur le point G. Sauf que qu’est-ce qui s’est passé ? On est passé sans transition d’une époque où c’était tabou, à maintenant où le tabou s’est transformé en injonction. Si tu prends l’exemple de la fellation et de la sodomie, aujourd’hui on en parle partout sur la place publique.

On est passé à un état où si tu ne le fais pas, tu es la dernière des prudes et tu es obligée de le faire pour t’intégrer au marché de la meuf bonne, pour être cotée à l’Argus du sexe. C’est quelque chose qui me chiffonne, on est dans un simulacre de liberté sexuelle. Je me suis rendue compte que j’avais plein de meufs autour de moi qui avaient des plans à trois, une sexualité « débridée », mais n’avaient juste jamais d’orgasme ou qui me disaient des trucs aberrants du style : « J’aime pas ma chatte, je la trouve pas belle. J’aimerais bien me la faire raboter. » Je me suis dit qu’il y avait un souci, on est soi-disant libérées du cul mais on n’est pas capables de se dire que notre chatte elle est très bien comme ça. Il y avait plein de choses qui me semblaient incohérentes.

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© Diglee, Ovidie

Quel public espérez-vous toucher toi et Diglee ? Le ton est léger, on joue sur la connivence. Est-ce que vous espérez vous adresser à plus que des convaincu-e-s ?

En fait, quand je fais un truc je ne réfléchis pas au public. J’essaie de faire ce qui me semble le plus sincère possible. Ce que je remarque, c’est que mes retours sur le livre viennent surtout de jeunes nanas mais j’en ai aussi de tous les âges. Quand on l’a écrit on ne s’est pas dit qu’il fallait toucher les 18-25, de même que quand j’ai fait À quoi rêvent les jeunes filles ? j’ai été hyper surprise de voir que mon principal public c’était des digital natives. Alors que je me disais que ça n’allait être que des vieux qui vont regarder et se dire « Oh la la mon Dieu on a peur pour les jeunes », et ça ne s’est pas du tout passé comme ça. Sincèrement vu que les problématiques qui sont évoquées touchent globalement toutes les meufs, qu’elles soient homo/hétéro/cis/trans, ça touche absolument tout le monde.

Pourquoi avoir choisi de travailler avec Diglee ? Son trait est très reconnaissable, très rond.

La première fois que je l’ai rencontrée c’était à Angoulême et je dédicaçais ma BD précédente. Elle est venue faire la queue pour se la faire dédicacer et elle m’a laissé la sienne, Forever Bitch. Je suis allée sur son blog, j’ai découvert son travail. Et j’ai vu qu’elle empruntait un tournant féministe. Au fur et à mesure que le manifeste était avancé, que les chapitres étaient déterminés, s’est posée la question de l’illustration, et Diglee c’était une évidence. Je voyais qu’on était raccord sur certaines questions de féminisme. Il y a plein de féminismes et ce n’est pas parce qu’on est féministe qu’on va forcément bien s’entendre, notamment sur la prostitution, l’intersectionnalité par exemple.

Tu commences le livre par discuter de la sacralité du sperme. Question donc : faudrait-il plus représenter, voire aussi sacraliser, la cyprine ?

Globalement toutes les sécrétions du sexe féminin sont absentes de nos représentations, même dans le porno et c’est assez intéressant. Dès que ça coule sur les tournages d’ailleurs, les actrices se passent un coup de lingette et font tout disparaître. Il y a cette idée de la fente lisse et sèche assez dérangeante, et je ne parle même pas des règles ! Dans le porno on peut voir des pratiques hardcore mais on ne voit jamais de scènes tournées pendant les règles. Je trouve ça fou. À côté on survalorise le sperme, on vend des pilules pour en augmenter la quantité alors que ça sert à rien. Alors qu’une chatte qui mouille ça ne pue pas plus qu’un pénis qui éjacule. Si on devait comparer les deux odeurs, il n’y en a pas une qui serait plus forte que l’autre. Je pense que ça peut changer, sur les règles on a plusieurs bouquins qui ont été publiés, la parole se libère.

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© Diglee, Ovidie

Par moments tu te livres un peu, notamment sur le rapport au corps (l’anorexie) et tu parles clairement de déconstruction. Est-ce qu’il n’y a que par les épreuves, la souffrance, que les femmes peuvent progressivement s’émanciper ?

Je ne crois pas que la souffrance ou l’épreuve soient nécessaires. En revanche, la déconstruction est un processus extrêmement lent. D’ailleurs on ne l’atteint jamais complètement. C’est compliqué de déconstruire ce qu’on nous a inculqué. Par exemple sur la question du poids, c’est flagrant. On comprend d’où vient cette obsession de la minceur, en revanche même si on comprend tous ces mécanismes on va faire notre petit régime à l’approche de l’été. C’est bien d’essayer de comprendre d’où viennent ces systèmes d’oppression, après il ne faut pas se flageller si on n’arrive pas à s’en libérer.

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© Diglee, Ovidie

Tu parles aussi de « servitude volontaire ». Pourquoi utiliser ce concept ?

Parce que je n’en vois pas de meilleur tout simplement. On est là-dedans, on a conscience des mécanismes d’oppression et malgré tout on y va quand même. Parce qu’on ne sait pas faire autrement, on ne peut pas faire autrement. C’est pavlovien.

Mais donc c’est pessimiste comme emploi ?

Je vois une évolution, elle est lente mais elle est là. Il y a une nouvelle vague de féminisme en émergence, plein de choses bougent. Grâce à Internet notamment. Ça ne peut évoluer que dans le bon sens, c’est une nouvelle génération.

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Tu parles régulièrement des femmes qui ne parviennent pas à avoir du plaisir pour x ou y raisons. La charge mentale est devenue un sujet médiatique depuis peu, il n’y a pas de lien évident dans le texte mais tu évoques le « lâcher prise » et les injonctions. Est-ce que la jouissance de notre corps est uniquement conditionnée par notre cerveau ?

On peut dire qu’il existe une forme de charge mentale sexuelle dans le sens où il revient spontanément aux femmes, en couple hétéro, d’assurer la cohésion du couple. Et pour maintenir ce couple, il faut faire en sorte que la sexualité soit suffisamment épanouissante pour que le partenaire reste. « Casser la routine », « Mettre du piment dans le couple », c’est pour ça qu’on retrouve tous ces conseils dans les magazines féminins.

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© Diglee, Ovidie

Pourquoi ne pas faire de conclusion à cet anti-guide ? 

On s’est posé la question… Puis ça s’est fait comme ça, ce n’est pas un choix radical.

Est-ce que cet anti-guide/manifeste n’appelle pas un autre livre consacré à des techniques de plaisir peu médiatisées ? À un moment du livre tu évoques des exercices de renforcement pelvien par exemple. 

Oui mais là on est dans complètement autre chose, dans comment déconstruire des injonctions. Je ne suis pas sûre que ça appelle une suite. Quand j’ai fait À quoi rêvent les jeunes filles ?, la réaction c’était « Oh c’est super, il faut faire ça pour les garçons maintenant. » Mais ce n’est pas possible, pourquoi on me demande ça ? Pour Libres ! je sens gros comme un camion qu’on va nous demander de faire la même chose pour les hommes, sauf que les hommes ne subissent pas du tout les mêmes types de pression donc no way !

Tu évoques les féministes pro-sexe américaines. Est-ce que tu as le sentiment qu’en France, parmi celles qui jouissent d’une certaine renommée, tu es un peu la seule à représenter cette vision du féminisme ? 

Non, il y en a une et pas des moindres qui est Virginie Despentes et je pense qu’elle marquera la pensée bien plus que moi. Enfin bon on ne va pas faire un concours de clito. Pour moi c’est vraiment une plus grande représentante de ce courant-là en France. Puis dans la nouvelle génération il y a l’émergence de nouvelles réalisatrices dans le porn féministe. On a un néo-féminisme pro-sexe qui émerge et qui se maintient.

Comment réussir à combiner tout cela sans « noyer » les spécificités de chaque lutte dans le combat global pour une égalité femmes-hommes ?

Tout ce que je sais c’est que le féminisme a toujours été très affaibli par ces incessantes guerres de chapelle. Moi-même j’y ai participé à un moment. Je ne sais pas si c’est le fait de vieillir ou quoi, mais aujourd’hui une nana qui se dit féministe, même si on n’a pas le même point de vue sur tout, j’ai quand même envie de discuter avec elle. Parce que ce n’est pas elle mon ennemi principal. Le livre c’est aussi un appel à ça, à la bienveillance et à la sororité. Ce serait bien qu’on se parle toutes, avec nos différences de conception, mais qu’on se parle. Si on était toutes unies, on les maraverait mais… quelque chose de bien quoi ! Je pense que le patriarcat il tremble pas trop tant qu’on se prend la tête avec nos querelles à la con.

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