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« Pourquoi nous nous battons » : quand Vito Russo luttait contre le VIH/sida en 1988

« Pourquoi nous nous battons » : quand Vito Russo luttait contre le VIH/sida en 1988

Quelle plus belle façon de célébrer la lutte contre le sida que de mieux comprendre ses différents temps historiques ?

Appréhender ce qui nous sépare de son passé pour peut-être mieux s’en réjouir, en pleurer ou en ressortir raffermi et renforcé pour le temps présent ? On peut difficilement se sentir plus éloigné du discours que Vito Russo, cinéaste et activiste d’ACT UP New York, prononce en 1988 à Albany, capitale de l’État de New York, lors d’un rassemblement d’ACT UP devant le ministère de la santé de l’État. Je m’en sens éloigné, oui. 

Est-ce à cause de son utopisme, de sa foi militante envers les politiques de coalition pour mettre fin au sida puis au système qui a produit le sida ? 35 ans plus tard, le VIH/sida est toujours là, toujours incurable autant sur le plan biomédical que politique et culturel – rien que le décompte, 600 000 morts par an des suites du sida, est sidérant. Est-ce parce que depuis 1988, le mouvement de lutte contre le sida a radicalement amélioré l’autonomie des malades, nos rapports aux diagnostics, notre pouvoir vis-à-vis de nos corps et de notre médicamentation ? Parce que l’épidémie a profondément modifié nos cultures, notre compréhension du monde et nos façons de lutter ? Est-ce à cause de la normalisation du sida en Occident que de nombreux LGB ignorent leur propre histoire, celle-là même qui leur a accordé de nombreuses avancées en termes de santé ? Est-ce l’image de mauvaise qualité de la vidéo youtube ? Ou est-ce parce que Vito Russo est mort du sida que je me sens éloigné de son discours ?

Dans tous les cas, ce discours m’émeut. Sa dignité, sa fermeté, sa justesse, son courage, sa joie du combat partagé, me touchent. Depuis sa distance, géographique et temporelle, Vito Russo me parle aussi à moi et j’ai pensé rendre hommage à sa lutte, à notre lutte, en traduisant son discours vers le français.


Vito Russo : Un de mes amis à New York possède une carte de transport demi-tarif, ce qui signifie qu’il peut monter dans les bus et les métros à moitié prix. L’autre jour, lorsqu’il a montré sa carte au contrôleur, celui-ci lui a demandé quel était son handicap et il a dit : « J’ai le sida ». Le contrôleur lui a répondu : « non, vous n’avez pas le sida, si vous aviez le sida, vous seriez chez vous en train de mourir ». Je voulais donc prendre la parole aujourd’hui en tant que personne atteinte du sida et qui n’est pas en train de mourir.

Vous savez, depuis trois ans, depuis que j’ai été diagnostiqué, ma famille pense deux choses de ma situation. D’une part, elle pense que je vais mourir et, d’autre part, elle pense que mon gouvernement fait absolument tout ce qui est en son pouvoir pour empêcher cela. Iels ont tort, sur les deux points.

Donc, si je meurs de quelque chose, c’est d’homophobie. Si je meurs de quelque chose, c’est du racisme. Si je meurs de quelque chose, c’est de l’indifférence et de la bureaucratie, car ce sont ces choses qui empêchent de mettre fin à cette crise. Si je meurs de quelque chose, c’est de Jesse Helms*. Si je meurs de quelque chose, je meurs du président des États-Unis. Et surtout, si je meurs de quelque chose, je meurs du sensationnalisme des journaux, des magazines et des émissions de télévision, qui s’intéressent à moi, comme à un fait divers – seulement tant que je consens à être une victime impuissante, mais pas si je me bats pour ma vie.

Si je meurs de quelque chose, je meurs du fait qu’il n’y a pas assez d’hommes riches, blancs et hétérosexuels qui ont le sida pour que quelqu’un s’en préoccupe. Vous savez, vivre avec le sida dans ce pays, c’est comme vivre dans une zone crépusculaire. Vivre avec le sida, c’est comme vivre une guerre qui n’existe que pour les personnes qui se trouvent être dans les tranchées. Chaque fois qu’un obus explose, vous regardez autour de vous et vous découvrez que vous avez perdu davantage d’ami·es, mais personne d’autre ne le remarque. Cela ne leur arrive pas à eux. Ils marchent dans les rues comme si nous ne vivions pas dans une sorte de cauchemar. Et vous êtes le·a seul·e à entendre les cris des gens qui meurent et leurs appels à l’aide. Personne d’autre ne semble y prêter attention.

Et c’est pire qu’une guerre, parce que pendant une guerre, les gens sont unis dans une expérience commune. Cette guerre ne nous a pas uni·es, elle nous a divisé·es. Elle a séparé celleux d’entre nous qui sont atteint·es du sida et celleux d’entre nous qui luttent pour les personnes atteintes du sida du reste de la population.

Il y a deux ans et demi, j’ai lu dans le magazine Life un éditorial qui disait : « il est temps de faire attention, parce que cette maladie commence maintenant à frapper le reste d’entre nous ». C’était comme si je n’étais pas celui qui tenait le magazine dans ma main. Et depuis lors, rien n’a changé pour modifier la perception selon laquelle le sida ne touche pas les vraies personnes dans ce pays.

Ce n’est pas à nous, aux États-Unis, que cela arrive, c’est à elleux – aux populations jetables de pédés et de junkies qui méritent ce qui leur arrive. Les médias leur disent qu’ils n’ont pas à s’en préoccuper, parce que les gens qui comptent vraiment ne sont pas en danger. Deux fois, trois fois, quatre fois, le New York Times a publié des éditoriaux disant qu’il ne fallait pas encore paniquer à propos du sida, qu’il n’avait pas encore atteint la population générale et que, jusqu’à ce que cela arrive, nous nous pouvions nous en foutre.

Les jours, les mois et les années passent, et ils ne passent pas ces jours et ces nuits, ces mois et ces années à essayer de savoir comment se procurer le dernier médicament en phase d’essais, à quelle dose le prendre, avec quelle combinaison d’autres médicaments, et auprès de qui ? Et comment allez-vous le payer ? Et où allez-vous l’obtenir ? Parce que cela ne leur arrive pas, ils n’en ont rien à faire.

Ils ne sont pas assis dans des studios de télévision, entourés de techniciens qui portent des gants en caoutchouc et qui ne vous poseront pas le micro, parce que comme cela ne leur arrive pas à eux, ils n’en ont rien à faire. Et ils ne voient pas leurs maisons brûlées par des intégristes et des abrutis. Ils regardent les informations, dînent et se couchent, parce que ça ne leur arrive pas à eux et qu’ils s’en foutent.

Ils ne passent pas leurs journées à aller d’une chambre d’hôpital à l’autre et à regarder les gens qu’ils aiment mourir lentement – de négligence et d’intégrisme, parce que cela ne leur arrive pas à eux et qu’ils n’ont pas à s’en préoccuper. Ils ne vont pas à deux enterrements par semaine depuis trois, quatre ou cinq ans – ils s’en fichent donc, parce que cela ne leur arrive pas à eux.

Et nous avons lu en première page du New York Times samedi dernier qu’Anthony Fauci** déclare maintenant que toutes sortes de médicaments prometteurs pour le traitement n’ont même pas été testés au cours des deux dernières années parce qu’il n’a pas les moyens d’embaucher les personnes chargées de les tester. Nous sommes censés être reconnaissants que cette histoire ait été publiée dans le journal deux ans plus tard. Personne ne se demande pourquoi un journaliste n’a pas exhumé cette histoire et ne l’a pas publiée il y a 18 mois, avant que Fauci ne soit traîné devant une audience du Congrès.

Combien de personnes sont mortes au cours des deux dernières années, qui pourraient être en vie aujourd’hui, si ces médicaments avaient été testés plus rapidement ? Les journalistes de tout le pays sont occupés à imprimer les communiqués de presse du gouvernement. Ils s’en foutent, ça ne leur arrive pas à eux – ce qui signifie que ça n’arrive pas à des gens comme eux – les vrais gens, le grand public mondialement connu dont on ne cesse tous d’entendre parler.

La maladie du légionnaire les touchait parce qu’elle frappait des gens qui leur ressemblaient, qui parlaient comme eux, qui étaient de la même couleur qu’eux. Cette putain d’histoire concernant quelques dizaines de personnes a fait la une de tous les journaux et magazines de ce pays, et elle y est restée jusqu’à ce que ce mystère soit résolu.

Tout ce que je lis dans les journaux me dit que la population hétérosexuelle blanche n’est pas à exposé à cette maladie. Tous les journaux que je lis me disent que les utilisateurs de drogue injectable et les homosexuels représentent toujours l’écrasante majorité des cas, et une majorité des personnes à risque.

Quelqu’un peut-il alors me dire pourquoi chaque centime alloué à l’éducation et à la prévention est dépensé dans des campagnes publicitaires qui s’adressent presque exclusivement aux adolescent·es blanc·hes et hétérosexuel·les – dont on ne cesse de nous dire qu’iels ne sont pas à risque !

Quelqu’un peut-il me dire pourquoi le seul film télévisé jamais produit sur l’impact de cette maladie par une grande chaîne dans ce pays ne porte pas sur l’impact de cette maladie sur l’homme atteint du sida, mais de l’impact du sida sur sa famille blanche, hétérosexuelle et nucléaire ? Pourquoi, depuis huit ans, tous les journaux et magazines de ce pays ne font des reportages sur le sida que lorsque la menace d’une transmission hétérosexuelle est évoquée ?

Pourquoi, depuis huit ans, tous les films éducatifs conçus pour être utilisés dans les écoles secondaires ont-ils éliminé tout contenu positif pour les homosexuels, avant d’être approuvés par le Conseil de l’éducation ? Pourquoi, depuis huit ans, chaque brochure d’information publique et chaque cassette vidéo distribuée par des sources officielles ignore tout contenu spécifiquement homosexuel ?

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Pourquoi toutes les annonces de bus et de métro que je lis, toutes les publicités et tous les panneaux d’affichage que je vois dans ce pays ne s’adressent-ils pas spécifiquement aux homosexuels ? Ne croyez pas au mensonge selon lequel la communauté gay a fait son travail, l’a même bien fait et a éduqué ses membres. La communauté gay et les consommateurs de drogues injectables ne sont pas tous·tes des personnes politisées vivant à New York et à San Francisco. Les membres des populations minoritaires, y compris les homosexuels dits sophistiqués, font preuve d’une ignorance abyssale en ce qui concerne le sida.

S’il est vrai que les homosexuels et les utilisateurs de drogue injectable sont les populations les plus exposées à cette maladie, nous sommes en droit d’exiger que l’éducation et la prévention s’adressent spécifiquement à ces personnes. Or, ce n’est pas le cas. On nous laisse mourir, tandis que les populations à faible risque sont paniquées – pas éduquées, paniquées – pour les faire croire que nous méritons de mourir.

Pourquoi sommes-nous réuni·es ici aujourd’hui ? Nous sommes ici parce que c’est à nous que cela arrive et que nous en avons quelque chose à faire. Et si nous étions plus nombreux·ses, le sida ne serait pas ce qu’il est à ce moment de l’histoire. C’est plus qu’une simple maladie, que des personnes ignorantes l’ont transformé en excuse pour exercer le sectarisme qu’elles ont toujours ressenti.

C’est plus qu’une histoire d’horreur exploitée par les tabloïds. Le sida est en réalité un test pour nous, en tant que peuple. Lorsque les générations futures nous demanderont ce que nous avons fait pendant cette crise, nous devrons leur dire que nous étions là aujourd’hui. Et nous devons en laisser l’héritage aux générations qui viendront après nous.

Un jour, la crise du sida sera terminée. Souvenez-vous de ça. Et quand ce jour viendra – quand ce jour sera venu et passé, il y aura des gens vivants sur cette terre – des homosexuel·les et des hétérosexuel·les, des hommes et des femmes, des Noir·es et des Blanc·hes, qui entendront l’histoire qu’il y avait autrefois une terrible maladie dans ce pays et dans le monde entier, et qu’un groupe courageux de personnes s’est levé et s’est battu et, dans certains cas, ont donné leur vie, pour que d’autres personnes puissent vivre et être libres.

Je suis donc fier d’être aujourd’hui avec mes ami·es et les personnes que j’aime, car je pense que vous êtes tous·tes des héros, et je suis heureux de participer à ce combat. Mais, pour reprendre une phrase de la chanson de Michael Callen : tout ce que nous avons en ce moment c’est de l’amour, ce que nous n’avons pas, c’est du temps.

À bien des égards, les militant·es de la lutte contre le sida sont comme ces médecins engagés : iels sont tellement occupé·es à éteindre les incendies et à soigner les personnes sous respirateur qu’iels n’ont pas le temps de s’occuper de tous·tes les malades. Nous sommes tellement occupé·es à éteindre des incendies que nous n’avons pas le temps de nous parler, d’élaborer des stratégies et de planifier la prochaine vague, le prochain jour, le prochain mois, la prochaine semaine et la prochaine année.

Nous allons devoir trouver le temps de le faire au cours des prochains mois. Nous devons nous engager à le faire. Une fois que nous aurons éradiqué cette maladie, nous serons tous·tes en vie pour mettre en pièce ce système, afin que cela ne se reproduise plus jamais.


Image à la Une : Archive vidéo de Vito Russo prononçant ce texte.

Version originale du texte en anglais disponible ici

* Homme politique états-unien à l’origine de l’amendement Helms, passé en 1987, qui interdit tout financement fédéral pour des matériaux de prévention du VIH/sida qui « promeut ou encourage, directement ou indirectement, des pratiques homosexuelles ».

** Immunologue états-unien, directeur de l’Institut national des allergies et maladies infectieuses depuis 1984 et conseiller en chef à la santé de huit présidents des Etats-Unis.

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