Dans Écologies déviantes (éd. Cambourakis), Cy Lecerf Maulpoix défriche les liens entre questions queers et enjeux environnementaux : il y appelle à se saisir de l’expérience du minoritaire pour construire un autre rapport au vivant. Tout en nuance et sensibilité, le journaliste et professeur de yoga a répondu à nos questions. Il nous laisse ainsi entrevoir la lumière dans un monde pré-apocalyptique.
L’été a été marqué par des catastrophes climatiques à répétitions et le dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) qualifie le réchauffement climatique « d’irréversible ». Comment construire un autre rapport au vivant à partir des subjectivités minoritaires ? Écologies déviantes s’attèle à faire émerger, à travers des exemples historiques et des réflexions critiques, d’autres manières d’appréhender le vivant hors des rapports de prédation et de domination. Comment la crise environnementale met-elle à l’épreuve les politiques de lutte LGBTQI+ et les alliances possibles ? Pourquoi les personnes queers ont-elles un rôle important, si ce n’est essentiel, à jouer dans l’avènement d’une société non extractiviste ? Au fil des exemples et des pages, c’est un sentiment d’espoir mais aussi d’empouvoirement que Cy Lecerf Maulpoix nous communique : la déviance, au temps de la crise climatique, n’est pas une différence parmi d’autres mais bien un positionnement politique au potentiel révolutionnaire pour qui veut bien s’en emparer. À condition, bien sûr, de briser quelques tabous.
Manifesto XXI – Comment le lien entre les questions queers et celles environnementales s’est-il imposé à vous ?
Cy Lecerf Maulpoix : Le point de départ a été la frustration. J’ai eu des difficultés à trouver ma place au sein du militantisme écolo lorsque j’ai commencé à m’engager, un an environ avant la COP21. Je pense avoir eu ce sentiment à la fois à cause de mon manque d’expérience mais aussi parce qu’il s’y reproduisait des mécanismes de domination au sein des espaces de discussion et de décision. Il y avait évidemment une domination numéraire des personnes hétéros, dont la plupart avaient l’habitude de participer à des discussions militantes assez codifiées, mais aussi une surprésence de mecs blancs qui s’arrogeaient le droit à la parole et de mener les discussions sans laisser un véritable espace pour les autres.
Quelques mois avant la COP21, en faisant quelques recherches et en visionnant un documentaire où apparaissait un « queer bloc » dans une marche pour le climat à New York en 2014, j’ai remarqué qu’il existait d’autres groupes, d’autres activistes pour le climat à l’étranger qui avaient tenté d’articuler les questions sexuelles aux questions environnementales. Certains faisaient notamment des parallèles entre l’extinction des gays lors de l’épidémie de VIH et l’extinction de masse liée au réchauffement climatique. L’activisme LGBT était décrit comme porteur de savoirs, de capacités singulières et historiques à réagir et à se mobiliser dans les temps de crise face à l’indifférence et la violence de l’État. Puis, je me suis finalement rapproché d’un groupe Facebook français « LGBT pour le climat » créé par des militant·e·s LGBT issu·e·s de groupes écolos. Le groupe est devenu par la suite le mouvement « LGBTI pour le climat », puis « Panzy ». Cela a constitué, pendant près d’un an, une première tentative militante de convergence où il s’agissait notamment de réclamer une place au sein des mouvements écolos, tout en cherchant à sensibiliser et mobiliser les LGBTQI sur les enjeux de la justice climatique en amont de la COP21.
Au sortir de la COP21 et de son échec sur le plan politique, je suis parti plusieurs mois aux États-Unis pour tenter de donner un peu plus de corps à ces liens. J’avais notamment en tête, sans les connaître, des histoires dont on m’avait vaguement parlé, comme la naissance du groupe des Radical Faeries à la fin des années 70 aux USA, l’émergence du néopaganisme gay ou encore l’écosexualité des artistes et performeuses Annie Sprinkle et Beth Stephens de ces dernières années. Ces premières rencontres en ont amené d’autres dans les années qui ont suivi, et toutes m’ont permis de découvrir des initiatives et d’intégrer provisoirement des espaces de vie où l’attention et la reconnaissance des perspectives minoritaires dans le rapport au vivant étaient essentielles alors que ces perspectives restaient encore très méconnues en France.
Vous revendiquez le vocabulaire transpédégouine et faites donc appel à une langue et une géographie particulières. En quoi le terme « déviant », plutôt que « queer », vous semble-t-il plus approprié au contexte français ?
« Déviant » peut évidemment co-exister avec « queer ». Simplement, je trouve que le terme « queer » en France, et même dans un contexte anglophone, a perdu de sa puissance subversive et politique. En France, le mot est tellement utilisé à toutes les sauces, notamment néolibérales, que, personnellement, je ne l’utilise pas ou alors avec parcimonie. Il gomme aussi les différences entre nos expériences. Le mot queer est aussi très moderne et il me paraissait difficilement applicable à des catégories plus anciennes ou à des rapports de genre et de sexualités qui n’auraient pas été détruits par le colonialisme. Il me paraissait donc anachronique d’utiliser le mot queer dans le travail de généalogie que je fais dans ce livre, car cela aurait servi à définir des expériences avec un terme que ces personnes ne revendiquaient pas à l’époque. Je pense que « déviant » a l’avantage de ne pas être une catégorie usuelle, que l’adjectif permet de localiser et de conserver la dimension qui évoque l’étrange, les sorties de route, la subversion, de sorte à ce que cela laisse la place à d’autres perspectives notamment décoloniales. « Déviant » est plus large que la simple question sexuelle et englobe plus de choses que le terme queer. « Déviant » a aussi été utilisé historiquement dans le langage institutionnel, psycho-médical pour construire et réprimer des individualités, des pratiques, donc ce mot a une historicité importante en même temps qu’il raconte une violence biopolitique. Aussi, je n’ai pas revendiqué le terme d’« écologie queer » car il est inscrit dans le milieu académique anglo-saxon vis-à-vis duquel j’avais besoin de me mettre à distance pour faire émerger un discours différent, tout en reconnaissant ce que je leur dois. Je bricole avec différentes expériences, auteur·rices et rencontres, mais je ne m’inscris pas dans une perspective universitaire.
Comment la « déviance » peut-elle être une source d’inspiration afin de construire de nouvelles relations au vivant et au non-humain ?
L’expérience du minoritaire et le renvoi scientifique, social ou politique, à une forme de déviance peut produire, si l’on s’en empare, de nouvelles perspectives critiques, politiques, affectives et spirituelles. Réclamer ou chercher la déviance, c’est chercher une mise à distance vis-à-vis des modèles dominants. Ce qui m’intéresse dans ce livre, ce sont les réactions aux oppressions et aux formes d’hégémonies qui structurent notre rapport au monde comme l’hétéronormativité ou le capitalisme industriel et colonial, afin de voir comment ont émergé des pensées politiques, des tentatives de contre-culture, d’alternatives de vie dissidentes. Les sexualités ou les expériences de genre non normatives peuvent amener à produire des regards différents sur le monde et à créer de nouveaux modèles de lutte et de vivre-ensemble. Dans ces espaces à la marge se créent des écosystèmes fertiles comme l’ont démontré et raconté l’écoféminisme, l’écologie décoloniale… La déviance est aussi une forme de fuite où l’on essaye de s’émanciper de binarités oppressives, d’abolir des dualismes… Ce sont des dynamiques précieuses dans des moments comme le nôtre car il faut que l’on puisse se charger de toutes ces sorties de route pour trouver de la force et de l’inspiration.
Ce qui me gêne dans certains discours écolos ou décroissants actuels, qui prônent un retour à la nature ou un culte de la cabane, c’est la manière dont ils occultent des rapports de domination et des formes de privilèges qui existent entre l’urbain et le rural.
Cy Lecerf Maulpoix
Pourtant, c’est bien la binarité entre nature et culture, et l’argument « born this way », qui ont structuré la conquête des droits LGBTQI+ dans les pays du Nord ces dernières années…
Sans doute pas uniquement. On naît en revanche dans un monde structuré par des binarités qui produisent de l’exclusion et très souvent la domination d’un terme sur un autre : nature/culture, civilisé/primitif, humain/non-humain, blanc/non-blanc, masculin/féminin, homo/hétéro, nature/contre-nature. Il est finalement assez logique que l’on peine à s’en émanciper lorsque l’on cherche à revendiquer des droits. Ces entreprises de renaturalisation, comme démontrer que l’homosexualité serait innée ou naturelle, répondent à la fois à des cadres de pensées hérités, mais correspondent parfois aussi à des stratégies de lutte politique. En retraçant une généalogie de l’écologie déviante, j’ai été évidemment frappé de voir comment l’argument d’un état de nature revient évidemment très souvent. À leur époque, les médecins et les premiers sexologues comme Magnus Hirschfeld ou Henry Havelock Ellis ont eux aussi navigué sous tension avec les avancées scientifiques, en évoquant à la fois une part de construction sociale et une part de « nature » dans la construction des homosexualités. Cela correspondait aussi à une époque. Aujourd’hui, on ne devrait évidemment pas avoir à reprendre la binarité de l’oppresseur, à nous réclamer de la Nature, qui est toujours un concept construit, pour exiger le respect de notre dignité et l’accès à l’égalité. Il faudrait idéalement pouvoir s’émanciper de ces schémas de pensée car ces binarités reproduisent encore et toujours des logiques d’exclusion, d’écrasement au lieu de nous permettre de penser justement les entre-deux, les alliances, les mouvements, la complexité du réel et la manière dont nous existons et transitons toujours entre un « entre » et un « au-delà » des limites imposées par ces concepts.
D’ailleurs, vous expliquez comment la binarité entre reproduction et non-reproduction peut participer à l’exclusion ou au rejet des personnes queers de la pensée écologique et des questionnements autour de l’héritage, de l’enfance, du futur… Aujourd’hui pourtant, le mariage pour tous·tes, l’adoption, la PMA pour les couples lesbiens ont été légalisés en France et cela dans un contexte plus global d’assimilation des personnes queers dans le système néolibéral. Comment imaginer une écologie déviante qui ne reproduise pas le schéma patriarcal-capitaliste de la famille nucléaire… tout en revendiquant le droit aux LGBTQ+ de faire famille ?
Il est important à mes yeux de dire que je n’ai pas les réponses à toutes les tensions et questions que je fais émerger dans le livre. Il est le résultat de réflexions qui me sont venues à travers le militantisme, mes lectures et des rencontres. Ce qui est sûr, c’est que cela m’interroge de voir certains pans de la théorie queer fantasmer l’éphéméralité et le présent pour le présent, dans la mesure où nos vies devraient échapper à l’ordre hétéronormé et capitaliste du monde.
Dans le même temps, nos désirs d’enfants, de faire famille, la procréation médicalement assistée ou la GPA disent autre chose. Ils sont d’ailleurs devenus également le cheval de bataille de certains écolos réacs de tous bords. Nous avons donc à composer avec ça. Je ne suis pas prescripteur mais je pense qu’au lieu de juger honteuses nos envies de procréation et de reproduction, les techniques et parfois les formes d’exploitation qu’elles mobilisent, il faut que ces questions soient avant tout discutées au sein de nos communautés et débattues collectivement.
Dans la mesure où le changement climatique nous impose de nous préoccuper ensemble du présent et du futur, il me semble important de pouvoir tisser un rapport au monde qui ne se cristallise pas sur le refus de la transmission et qui ne se moque pas de ce qui va venir après. Actuellement, nous n’avons plus le luxe de réfléchir comme cela. Quand on lutte « pour les générations futures », on ne lutte pas seulement pour les enfants prisonniers d’un système capitaliste et hétéronormé, on lutte aussi pour une vision du vivant plus complexe que cela, incluant d’autres formes de vie, d’alliances et de parenté. Si les luttes LGBT se sont souvent battues pour des formes de reconnaissance et d’égalité qui ont été aussi structurées par des logiques de reproduction sociale capitaliste, il n’est néanmoins pas impossible de questionner nos désirs et de repenser dans quelle mesure nous pouvons produire autre chose.
Que ce soit en ville ou ailleurs, je pense qu’il faut toujours tenter de cultiver des espaces déviants.
Cy Lecerf Maulpoix
Il y a aussi une tension centrale dans le rapport déviant à l’écologie que vous situez dans la division entre le monde rural et le monde urbain. Pourquoi cela doit-il être problématisé ? Ne met-il pas en danger, dans le même temps, une conception idéaliste d’un retrait des personnes queers dans la nature ?
Dans ce livre, je voulais éviter de mettre uniquement en avant le récit très attirant, pour moi aussi, d’une fuite de la ville vers les campagnes, fuite qui nous permettrait d’échapper au monde capitaliste, une idée qui est par ailleurs très souvent fondée sur une illusion. J’ai voulu tenir ensemble différents points de vue car il y a parfois un risque à valoriser uniquement des formes de néo-ruralités qui s’exposent aussi au danger de reproduire sur place d’autres dominations de classe. Pour beaucoup de LGBTQI+, on se construit en allant à la grande ville, donc nous y sommes en un sens attaché·es. Ce qui me gêne dans certains discours écolos ou décroissants actuels, qui prônent un retour à la nature ou un culte de la cabane, c’est la manière dont ils occultent des rapports de domination et des formes de privilèges qui existent entre l’urbain et le rural. Qui peut ou doit partir de la grande ville vers la campagne ? Qui n’a pas pu aller vers la grande ville ou ne peut plus y vivre ? En réalité, toutes ces mobilités sont révélatrices d’un certain capital et d’une aisance économique, sociale et culturelle qui donnent à certains individus la possibilité de s’établir ailleurs.
Accompagner la croissance des plantes et du vivant produit selon moi une forme très puissante de réconfort dans une époque où l’expérience de la destruction est quotidienne.
Cy Lecerf Maulpoix
Il faut donc rester en ville ?
La question est plutôt : comment est-il possible de lutter et d’investir l’urbanité autrement quand on reste en ville ? Comment résiste-t-on dans des espaces urbains qu’on ne peut se résoudre à abandonner car ils nous donnent accès à une forme de solidarité, à une communauté et à un accompagnement social qui peut nous protéger, etc. ? Comment s’installer dans des espaces plus ruraux sans participer à l’écrasement et au remplacement des vies et des luttes collectives locales ?
Il y a beaucoup de dynamiques militantes importantes et fructueuses dans les campagnes, avec des groupes de lutte qui se transforment avec l’arrivée de personnes LGBTQI+. Il en résulte la création de fermes et d’espaces de vie collectifs, qui se forment notamment grâce aux réseaux sociaux et où les gens recréent une certaine communauté organisée différemment. Que ce soit en ville ou ailleurs, je pense qu’il faut toujours tenter de cultiver des espaces déviants. Il faut faire exister des espaces de vie régénératifs et résilients. Lutter contre le projet des JO 2024, pour le maintien et le développement des jardins vivriers, lutter contre tous les projets qui encouragent le capitalisme industriel ou les multinationales à renforcer leur pouvoir où qu’ils se trouvent.
D’ailleurs, le jardin est évoqué à plusieurs reprises dans le livre comme espace déviant, le tout en exposant plusieurs exemples historiques de rapports déviants dans cet espace. Qu’est-ce que prendre soin d’un jardin quand on est déviant·e ?
Le jardin me parle car il y a beaucoup d’exemples en France et ailleurs de personnes transpédégouines qui ont écrit sur le rapport au jardin : Derek Jarman, Didier Lestrade, Vita Sackwille-West, Edward Carpenter… Je trouve fascinant de voir comment leurs expériences ont produit des formes de sensibilité accrues au vivant et à sa protection. Il y a quelque chose de ces expériences minoritaires qui traduisent des besoins très forts de care sur le non-humain. Le jardin est un espace qui peut être fermé et, par conséquent, un espace-refuge toujours traversé par la vie. Il peut donc être un espace de protection et d’isolement pour les personnes, tout en leur permettant de retrouver une autonomie vivrière en cultivant leurs légumes et leurs fruits, mais il participe aussi à l’idée d’une influence positive sur un écosystème. Accompagner la croissance des plantes et du vivant produit selon moi une forme très puissante de réconfort dans une époque où l’expérience de la destruction est quotidienne. Cette expérience du jardin permet de refonder un lien avec le vivant, lien qui s’est trouvé très fracturé par les discours dévalorisant la nature et par nos modes de vie urbains. Au travers de nombreux témoignages, j’ai pu déceler un désir de se reconnecter à d’autres formes de vie.
Il est vrai que vous faites la part belle aux expériences spirituelles, personnelles ou collectives, dans le livre. En quoi la spiritualité peut-elle tracer le chemin d’une écologie déviante et inclusive hors du capitalisme ?
Grandir en tant que LGBTQI participe évidemment d’un rapport conflictuel à la religion. Je me suis toujours interrogé sur les manières de retrouver et de reconstruire de nouvelles formes de spiritualité. Lorsque j’ai commencé à creuser certaines des histoires liées aux luttes pour la libération sexuelle aux États-Unis et à la création de communautés alternatives rurales ou urbaines, les questions spirituelles étaient très présentes. Par exemple, la contre-culture des années 70 s’est attachée à trouver d’autres formes de spiritualités nouvelles et compatibles avec leurs affections et leurs désirs. Cet intérêt pour des figures déviantes et militantes, comme celles que j’évoque dans ce livre (Edward Carpenter, Harry Hay, Arthur Evans, etc.), et pour des spiritualités pré-chrétiennes ou non-occidentales, en partie éradiquées par l’Église et la colonisation, nous dit quelque chose de profond. Parce qu’elles célébraient la puissance de la nature, du corps et de la sexualité, elles répondaient en partie à un besoin pour certaines personnes de trouver dans un ailleurs une légitimation de leur existence, et peut-être même une forme de transcendance. Bien que cela puisse devenir problématique, notamment par rapport aux formes d’appropriations culturelles qui existent parfois dans leurs démarches, cette quête pour des spiritualités dissidentes et inclusives constitue aussi l’indice de la recherche de ces personnes d’une place qui leur avait été reniée dans les récits dominants monothéistes.
De plus, en dirigeant leurs regards vers le passé et un ailleurs, se joue aussi un rapprochement avec des cultures qui avaient développé un rapport spirituel avec le vivant et une certaine idée de la nature. Il n’est donc pas étonnant que des figures comme les fées, les druides, les sorcières, les guérisseurs et les chamans aient pu être reconvoqué·e·s lorsqu’il s’agissait justement de créer des espaces de vie communautaires, de refonder des généalogies et de produire des visions politiques. D’une certaine manière, l’intérêt actuel renouvelé pour ces figures dit encore quelque chose de nos besoins, même si leur charge politique et dissidente menace toujours d’être digérée ou assimilée par le capitalisme.
L’idée d’une convergence uniforme n’est ni souhaitable ni possible à mon sens, mais lorsqu’on essaye de construire du politique avec d’autres groupes, il faut trouver une alliance dans la différence afin de trouver un terrain d’entente.
Cy Lecerf Maulpoix
Ce que vous exposez finalement tout au long du livre, c’est la tension entre le besoin de créer du collectif dans la différence. Vous avez fait partie du CLAQ (Comité de libération et d’autonomie queer) qui s’est notamment mobilisé avec les Gilets jaunes, pourtant dépeints comme homophobes, racistes, conservateurs… Comment forger des alliances avec des groupes aux vies, aux expériences et aux priorités différentes ? La préservation du vivant est-elle le dénominateur commun pour des convergences possibles, ou bien ce rapport commun reste-il encore à construire ?
Le commun est encore à construire, car nous avons encore à nous rencontrer, jusqu’à peut-être nous disputer sur de nombreux sujets. Quand la précarité frappe à la porte, quand on lutte pour sa survie économique, pour un toit, sa santé ou pour des conditions de travail décentes, il peut être difficile de s’investir ou d’orienter ses regards vers une lutte plus floue et plus lointaine que peut être la lutte pour le vivant. À différentes échelles, nous sommes plus ou moins affecté·e·s dans nos corps, pris·e·s dans une forme de dépendance et d’attachement au capitalisme. Le manque de rencontres et d’échanges émancipés des calendriers électoraux et de rassemblements militants institutionnalisés nous empêchent, il me semble, de construire un projet écologique, social, radical et collectif. Aussi, je ne pense pas que cela serve à grand-chose de poser la « lutte pour le vivant » comme dénominateur commun si on ne s’écoute pas sur ce qu’elle peut signifier pour chacun·e d’entre nous et si nous ne sommes pas à l’aise avec l’idée de préserver certains désaccords. Quand le CLAQ est allé vers les Gilets jaunes, l’idée était de montrer ce que l’on avait en commun dans nos luttes sociales et que nous étions tout aussi touché·e·s par les mesures du gouvernement en tant que queers et en tant que travailleur·ses précaires, mais on voulait aussi exprimer une forme de solidarité. L’idée d’une convergence uniforme n’est ni souhaitable ni possible à mon sens, mais lorsqu’on essaye de construire du politique avec d’autres groupes, il faut trouver une alliance dans la différence afin de trouver un terrain d’entente.
Cy Lecerf Maulpoix
Écologies déviantes
Cambourakis, 272 p.
Image à la Une : © Gaëlle Matata