Pourquoi boit-on ? En racontant son expérience de jeune femme alcoolique, l’écrivaine Leslie Jamison livre un récit fort où elle remonte à la source des addictions d’artistes célèbres, musicien·ne·s, écrivain·es… Dans Récits de la soif, traduit cette année en français et publiés chez Pauvert, elle part aussi à la rencontre de nombreux·ses anonymes, pour nous parler d’un alcoolisme dépouillé du mythe du génie créateur.
« Les descentes en enfer m’ont toujours revigorée ». Dans Récits de la soif : de la dépendance à la renaissance, l’essayiste américaine Leslie Jamison plonge dans son rapport à l’addiction et dévoile dix ans de sa vie pendant lesquels boire est devenu une obsession, l’ivresse « le sentiment que je convoitais le plus ». Avec le souci de ne pas oblitérer, de ne pas lisser les aspérités de son histoire ni de mythifier son rétablissement (l’ouvrage s’intitulait dans sa version originale anglaise The Recovery), elle raconte pas à pas comment l’alcool est très vite devenu le moyen de pallier ses angoisses, ses failles et ses doutes, comment elle s’y est abîmée, ses tentatives d’arrêt, ses rechutes.
S’il tient du récit intime, autobiographique, Récits de la soif est loin de se déployer comme un exercice d’autocomplaisance narcissique. Dans le sillon du mouvement du journalisme littéraire américain contemporain, Leslie Jamison mêle avec brio analyses de romans sur la drogue et l’alcool et commentaires sur les trajectoires biographiques d’artistes toxicomanes. Elle revient sur la criminalisation de la drogue aux États-Unis (ou plutôt, sa manipulation légale à des fins racistes), mentionne études et articles scientifiques, rapporte des entretiens avec des médecins qui tentent de cerner les mécanismes physiologiques de l’addiction. Elle rend compte du quotidien dans des centres de désintoxication comme celui de Seneca House (« Je trouvais fascinante l’histoire de Seneca House non parce qu’elle était différente, mais parce qu’elle ne l’était pas – parce que « ces gens-là » s’étaient saoulés exactement comme d’autres s’étaient saoulés, parce que « ces gens-là » s’en étaient sortis précisément comme d’autres s’en étaient sortis. Ils s’étaient retrouvés dans un refuge pour camés et avaient dit : maintenant, c’est fini. »)
… l’alcoolisme des artistes n’a rien d’extraordinaire, rien de spécifique non plus : il est simplement celui qui se raconte aux autres dans une visée universelle, édifiant à l’occasion son mythe dans une créativité originale comme pour y fomenter sa propre excuse et par là même, se justifier.
Du whisky et de l’encre
En s’intéressant à des auteurs comme Jack London, John Berryman, Charles Jackson, Leslie Jamison explore le mythe de l’écrivain accro pour qui l’alcool, drogue légale, constitue la sève de l’écriture. Avec London, l’ivresse relève d’une « logique blanche » grâce à laquelle il accède aux vérités profondes de l’existence, sombres par leur opacité et par leur nature. John Berryman, poète génial qui finit par se suicider au terme d’une énième rechute, fait l’objet en 1967 d’un article élogieux dans Life intitulé « Du whisky et de l’encre, du whisky et de l’encre », où l’on découvre comment cette boisson l’aide à supporter une sagesse désabusée.
Le personnage de l’artiste trash et lucide tient du mythe tenace, des poètes de la Beat Generation aux rock stars — avec des nuances de taille si celui ou celle-ci est homme, femme, blanc·he ou noir·e, que Leslie Jamison identifie dans le traitement de la presse et de la critique. Avec Le Poison, publié en 1946, Charles Jackson raconte lui comment son penchant pour la boisson n’a rien d’exceptionnel : « Ce n’était même pas ne serait-ce que dramatique ou triste ou tragique ou honteux ou comique ou ironique ou quoi que ce soit d’autre – ce n’était rien ». Et en effet, l’alcoolisme des artistes n’a rien d’extraordinaire, rien de spécifique non plus : il est simplement celui qui se raconte aux autres dans une visée universelle, édifiant à l’occasion son mythe dans une créativité originale comme pour y fomenter sa propre excuse et par là même, se justifier.
Alcool social ou solitaire
Leslie Jamison n’est pas tombée dans l’alcool pour une raison particulière : « le besoin de me soulager du poids de ma propre conscience de moi-même, du bavardage incessant de mes monologues intérieurs et de mes auto-évaluations ; ou la chose sombre et brisée au fond de moi que je cherchais à dissimuler par un excès de fonctionnalité, l’ivresse étant le seul état me permettant de le reconnaître. Selon l’histoire que je me racontais, boire était un moyen d’échapper à moi-même ou d’aller à ma propre rencontre ».
Tel était le but : ne me soucier de rien. Comme libre de tout engagement. Boire me plongeait dans un univers feutré et indulgent. Un univers étincelant de lucioles. Un univers qui m’ouvrait les bras, qui disait : viens.
Leslie Jamison
Lorsqu’elle s’installe à Iowa City pour suivre un atelier d’écriture, elle prend l’habitude de boire quotidiennement, d’abord lors de soirées au cours desquelles l’ébriété lui permet d’enfouir sa timidité maladive et de devenir quelqu’un d’autre, puis seule, de plus en plus. La question de l’alcool social ou solitaire fait écho aux périodes d’isolement traversées récemment. Au fil des confinements successifs, les Français en auraient bu plus pour des raisons diverses : anxiété, souffrance psychologique… Entre février et avril 2021, les ventes de boissons alcoolisées auraient bondi de 14%. On aurait tort de croire que la réouverture des lieux culturels, des bars et restaurants signifie une baisse de la consommation d’alcool, plutôt une transformation supplémentaire qu’un potentiel retour à la normale. Boire de nouveau à l’extérieur conduit à vouloir rattraper le temps « perdu », à profiter de cette sortie soudaine rapidement avant qu’elle se termine, à avoir peur d’en rater tous les possibles.
Le vide de l’ivresse
L’origine de l’addiction paraît a priori simple : elle vient combler un manque. Mais d’où vient le manque ? Leslie Jamison s’interroge sans fards sur le sien, peut-être déterminé, lié à des tendances familiales génétiques auxquelles elle ne peut rien, à son histoire personnelle, ou même systémique. « L’une des promesses centrales du capitalisme – la vertu transformatrice de la consommation – n’est qu’une autre version de ce que fait miroiter l’addiction ». En réalité, elle repose tout à la fois sur cela et sur autre chose. Il est difficile, voire impossible, de savoir pourquoi on boit (la cause), mais il est aisé de savoir pour quoi (l’effet) : pouvoir s’oublier, se délester de soi, avoir un regard neuf et plus léger sur le monde. « Tel était le but : ne me soucier de rien. Comme libre de tout engagement. Boire me plongeait dans un univers feutré et indulgent. Un univers étincelant de lucioles. Un univers qui m’ouvrait les bras, qui disait : viens » écrit-elle.
L’addiction est auréolée du désir de vivre intensément, avec passion et folie, d’accumuler des expériences truculentes et des anecdotes à raconter. Leslie Jamison déconstruit ainsi avec précision son rapport à l’alcool : « J’avais toujours associé la consommation d’alcool avec le fait d’être amoureuse et de partir à La Nouvelle-Orléans ; de danser sur les comptoirs de bar, slalomant entre les verres de bière couronnés de mousse ; de boire du vin rouge au goulot dans un cimetière – louvoyant pour m’extraire tant bien que mal de l’emprise de la conscience de soi ».
Le passé marque la volonté de sortir de cette vision idéalisée de l’ivresse, auréolée d’un caractère sulfureux et radical, à la Las Vegas Parano. Dans tous les cas, l’addiction procède d’un certain égocentrisme, le refus d’accepter de « n’être qu’un homme parmi les hommes, ou une femme parmi les femmes qui a des défauts ordinaires et commet des erreurs banales ». Et si elle naît dans des sentiments mêlés de tristesse et de frustration, d’insatisfaction vis-à-vis de soi, l’ivresse ne fait finalement qu’amplifier la honte, l’apitoiement sur soi, le désespoir.
Boire pour écrire ?
Quatorze chapitres composent les Récits de la soif, la plupart autour d’états psychologiques liés à l’alcoolisme, avec des notes spirituelles (« émerveillement », « capitulation », « humilité », « salut », « châtiment »…). D’autres insistent sur son caractère commun et esquissent la désintoxication comme un partage, un retour à la communauté dans sa simplicité. Celui du « chœur » évoque les parcours de nombreux·ses inconnu·es passé·es par l’addiction, dont la trajectoire touche d’autant plus qu’elle est celle d’anonymes. La guérison passe par la reprise de la narration de sa propre vie, la capacité à la raconter dans le cadre des réunions des Alcooliques Anonymes et à accepter qu’elle n’a rien d’exceptionnel.
Leslie Jamison souligne la force inattendue des clichés, à éviter à tout prix dans l’écriture mais qui au cours du processus de guérison parviennent à mettre sur son état des mots qui parlent à tout un chacun et soudent son vécu à celui des autres. L’hubris de l’écrivain·e s’oppose à l’humble sagesse de l’abstinent·e : « J’évoluais entre le monde des études supérieures et celui du rétablissement, à califourchon sur les fossés conséquents séparant leurs impératifs contradictoires : réfléchis plus en profondeur. N’y pense pas trop. Dis quelque chose de nouveau. Tout a déjà été dit. Questionne la simplicité. Fais simple. Fais-toi aimer pour ton intelligence. Fais-toi aimer pour ce que tu es. »
La sobriété en commun
C’est dans ses lectures que Leslie Jamison trouve pourtant du réconfort, consciente qu’elle pourrait être moquée par certains pairs qui se rient des lecteur·ices que les ouvrages aident à aller mieux. L’Infinie Comédie de David Foster Wallace lui sert de boussole. Les romans de « Carver le Sobre », seconde partie de l’œuvre de Raymond Carver ayant réussi à devenir abstinent – et à le rester, confortent sa croyance dans la valeur possible d’une écriture libérée de la toxicomanie.
Ainsi, l’écrivaine journaliste parvient à retrouver du sens avec les autres et dans son travail, tout en s’abstenant de projeter sa réussite avec vergogne. Son histoire traverse celle de milliers d’autres personnes, parmi lesquelles Billie Holiday, Jean Rhys ou Stephen King, mais aussi tous ces alcooliques anonymes à la sincérité bouleversante. Lorsqu’elle se rend sur la tombe de Raymond Carver à Los Angeles, Leslie Jamison y trouve le mot d’un inconnu : « je poursuis mon chemin, tu profites de ton repos. Merci pour ce que tu as fait et ce que tu nous as laissé ». L’écriture se voit alors, comme la sobriété, en partage.
Au travers de ces abondantes références littéraires, historiques, sociologiques, politiques… et de son honnêteté totale, évitant les écueils de la fierté déplacée et de l’autoflagellation, Leslie Jamison touche au cœur des mécanismes de l’addiction qui sourdent en chacun·e de nous. Elle réussit en les décrivant à interroger nos désirs compulsifs de « déconnexion » et de désinhibition, et cela sans tomber dans un ton austère ni ridicule. Et au terme de ces récits croisés, elle nous prouve que la conscience de soi peut être autre chose qu’un fardeau lorsqu’elle perd son caractère obsessionnel et démesuré pour davantage se tourner vers les autres, avec qui les moments peuvent être précieux sans besoin pour cela d’aucune substance.
Récits de la soif, Leslie Jamison, Traduit de l’anglais (américain) par Emmanuelle et Philippe Aronson, Pauvert, 544p., 25€.
Leslie Jamison
1983 : naissance à Washington
2010 : publication de son premier roman, The Gin Closet, qui raconte déjà l’alcoolisme en fiction
2014 : publication d’Empathy Exams (Examens d’empathie), essai personnel et politique sur notre capacité à compatir
2016 : soutient sa thèse à l’université de Yale portant sur « The Recovered : Addiction and Sincerity in 20th Century American Literature »