Il existe des vendredis soirs qui nous donnent envie d’accélérer la semaine : surtout quand une soirée Beautiful Skin nous attend. Organisée par les collectifs Bragi Pufferfish et A222-32, le dancefloor est 100% déshabillé.
Le temps d’une nuit, en plein cœur de Paris, Lila & Liselotte se sont essayées au club naturiste.
Liselotte, mercredi 14h, Montmartre
On vient de se faire virer d’un café. Trop bruyantes paraît-il pour un endroit « typique » atypique, ambiance suédoise-cold brew-céramique. Qu’à cela ne tienne, on se dirige vers la sortie, tote-bag sur l’épaule et carnet sous le bras pour télétravailler ailleurs. Au milieu d’un brouhaha de sujets, vient la question fatale du mercredi après-midi : Bon alors, on fait quoi ce week-end ? Sacré, Java, Mazette, Cabaret Sauvage, aucun de ces clubs déjà écumés ne trouvent grâce à nos yeux : trop loin, trop petit, trop chaud, trop fort, nous, ce que l’on recherche, c’est du dancefloor inconnu, des toilettes aux écritures nouvelles et du son neuf. Soudain, illumination. Et si on allait à la Beautiful Skin ?
Une soirée nue dans un club ? Lila fait la grimace et décline, trop pudique. Pourtant, mon idée lui trotte dans la tête et elle me bombarde, un peu plus tard, de questions. C’est quoi l’ambiance d’une soirée naturiste ? On s’y sent comment ? Ça augmente le malaise social ou tout le monde est plus ouvert ? Est-ce qu’on se parle, est-ce qu’on bouge autrement ?
Bas la booze, haut les boobs.
Fidèle à elle-même, la curiosité la démange, elle craque et écume le web à la recherche d’articles sur le naturisme et sur le dévêtissement dans les soirées queers. Je reçois une avalanche de liens sur ma messagerie. La nudité fait son chemin. Au diable la pudeur. Elle me raconte qu’elle en a parlé à un ami naturiste, qui pratique en famille depuis tout jeune : pour lui, se mettre nu sous terre, Le Klub étant une boîte de nuit souterraine, c’est no-go. Alors qu’elle, bizarrement, c’est ce clair-obscur des nuits festives qui lui plaît. Plus que de faire un barbecue à poil dans un camping sur l’île du Levant. « Un désir gronde » elle ajoute. Celui d’une nuit queer où l’expression des corps est tangiblement libre. Si elle fait sauter les agrafes, c’est pour accéder à un état de fête différent. Bas la booze, haut les boobs.
Lila, vendredi 22h, before
La perspective de cette soirée ensemble nous rapproche. Autour de quelques pastis, on parle d’enfance, de souvenirs de piscine municipale, d’internat et de la relation à nos corps. Moi, je ne suis pas très tendre avec lui, c’est un peu le fusible quand ma confiance en moi prend la tangente. Il prend alors cher. On navigue entre être et avoir corps. Liselotte me dit qu’elle et lui sont colocs, se côtoient bien sans pour autant pleinement se connaître. Trois ans d’internat à vivre avec celui des autres, à se balader de chambre en chambre, à se prêter des fringues et des rasoirs passés par-dessus le rideau des douches communes…. Elle reconnaît qu’elle est plutôt à l’aise avec la nudité. Et en même temps, le vêtement fait quand même office de barrage et ça l’arrange bien.
Cette perspective d’une soirée nue est aussi une ôde à la vulnérabilité, c’est un moment sans artifices où tout est montré. C’est un peu ce que disent Florence Gherchanoc et Valérie Huet, auteures de l’essai Pratiques politiques et culturelles du vêtement (Presses Universitaires de France): ce dernier souligne autant qu’il cache. Un jeu d’ombre et de lumière finalement où l’on choisit quel morceau mettre en avant et comment camoufler nos autres parties plus honteuses. Une bande de poil oubliée, les genoux écorchés et bardés de cicatrices éternelles, les marques du temps, les plis, bref, une peau tout sauf silencieuse qui sera bientôt remise en liberté.
Dans notre top des inquiétudes, il y a les yeux baladeurs, se faire frôler par des relous, se sentir trop gênées pour kiffer et gaffer en abordant les gens. Car habituées à nos couches successives qui définissent notre packaging social, nous protègent et communiquent à notre place, on est un peu désarçonnées : comment va-t-on engager la conversation sans cet élément qui donne le “la” ? Comme le disait feu Barthes, c’est un moyen de communication non-verbale. Il nous rattache à un groupe socio-culturel tout en semant des indices sur notre personnalité, notre lieu de vie, notre classe sociale, nos préférences sexuelles, notre statut économique et religieux.
Liselotte, 00h45, Barbès
C’est l’heure. Branle-bas de combat, on lève le camp. Bien que l’on soit débarrassées de nos rituels de préparation et autre quête de la tenue adéquate, Astrid, notre troisième acolyte, est en pleine hésitation. Étant donné que nos seuls accessoires sont nos chaussures et chaussettes, pudeur des malléoles ou non, le choix est de taille. 39. Elle hésite, trois paires entre les mains. Bleu nuit, rouges volcan ou vertes avec des petites Jocondes dessus ? Énorme dilemme. Après un bref conciliabule, ce sont les De Vinci qui l’emportent. On note pour la prochaine fois d’en trouver avec un motif homme de Vitruve, histoire d’être à fond dans le thème. On sort du métro, nos pantalons battent la mesure sur nos jambes, bientôt mises à nues. Paradoxalement, c’est à quelques instants d’enlever nos tissus que l’on se rend compte qu’on les porte. Plus loin, ourlée de néons festifs, la devanture du Klub nous attend. Le vigile aussi d’ailleurs. « Vous connaissez le genre de la maison ? » qu’il nous dit. Après un rapide check-up et une réponse affirmative, la porte s’ouvre. Ça y est, on entre dans un monde où le mot vêtement n’existe pas.
Tous ces corps, loin des diktats d’Instagram et de la publicité, des filtres et des pressions sociales, vivent. Libres et visibles. Ils donnent à lire une part de leur histoire intime : cicatrices, poils, dépigmentation, piercing mais aussi tatouages ou marques de bronzage.
Liselotte, 1h28, direction le vestiaire du Klub
Encore habillée, la première chose qui me frappe, c’est à quel point les gens sont détendus. On nous accueille à bas ouverts, tout sourire et peau dehors. Imaginée par le collectif Bragi Pufferfish, cette idée de mêler clubbing et naturisme remonte à 2015 et à l’organisation d’apéros nus en appartement.
Jérémy Lapeyre, l’un des cofondateurs, et Julien Pénégry, ont décliné ce concept en 2017, dans un squat du 18ème, où l’affluence dépassait la centaine de personnes. « On organisait aussi des events clubbing et des afterworks “habillés”, je me suis dit que ça serait fantastique de pouvoir allier le naturisme et la fête. Et en même temps, que ça serait quasiment infaisable logistiquement » nous raconte Jérémy. Et pourtant, 5 ans plus tard, on se faufile entre des corps dévêtus jusqu’au vestiaire. Tenue correcte exigée, on nous fournit un sac pour mettre toutes nos affaires, téléphone compris.
On se jette un dernier coup d’œil avec Lila puis, par pudeur, on se retourne face au mur pour se déshabiller. On prend encore quelques secondes pour chuchoter à nos vêtements qu’on se retrouve tout à l’heure, promis. Au moment d’enlever ma bonne vieille culotte 100% coton, une sensation de vertige me prend à la poitrine. Comme quand j’étais gosse, au moment d’enlever un gros pansement qui protégeait une blessure fraîche, je me lance dans un compte à rebours : troiiiis, deuuuuux, un et demiiii, un et quaaaart, unnnnn dixièèème, un. Zéro. Je glisse mon sous-vêtement d’un coup sec, je sens le tissu se détacher de moi. Ça y est, je suis nue au milieu de gens nus.
C’est la soirée idéale pour celles et ceux qui ont envie de tenter le naturisme en club.
Clem
Lila, 2h, au stand paillettes
Sans notre tenue d’apparat, le goût de la soirée est tout autre. Inconsciemment, on se recroqueville pour gommer nos formes, nos seins, nos fesses. Il est encore trop tôt pour danser et pas assez tard pour rentrer. Alors, en attendant de se ruer sur la piste, on apprivoise notre regard et nos sensations le temps de s’habiller les yeux. Rapidement, on se rend compte que l’on est peu de femmes. Une dizaine à tout casser. Une meuf du staff vient nous voir: « Si un mec vous embête, vous venez me voir, on le dégage direct. » Car être nu·e ne veut pas pour autant dire absence de tenue. Comme en témoigne la communication de l’événement autour du respect d’autrui, de l’inclusivité et de la tolérance zéro. « Ils font un super travail, c’est la soirée idéale pour celles et ceux qui ont envie de tenter le naturisme en club. C’est un très bon moyen de mettre un premier pied dedans, la team est vigilante, prévoyante et bienveillante pour proposer une fête ultra safe » ajoute Clem, bénévole et performeuse burlesque.
Alors qu’on attend pour se faire maquiller, on se prend aussi dans la tronche une piqûre de réalité. Tout le monde est nu et égaux. Tous ces corps, loin des diktats d’Instagram et de la publicité, des filtres et des pressions sociales, vivent. Libres et visibles. Ils donnent à lire une part de leur histoire intime : cicatrices, poils, dépigmentation, piercing mais aussi tatouages ou marques de bronzage. Comme nous l’explique Jérémy, l’intention de ces soirées, nommées « Beautiful Skin » en clin d’œil au film de Gregg Araki, est de prouver que toutes les peaux sont belles et pas uniquement un vecteur d’intimité et de sexualité. Une occasion de dézoomer de soi-même, de se rendre vulnérable aux autres.
Lila, 2h35, sur le dancefloor
Passé l’étrangeté des premiers instants encore imprégnés de qu’en dira-t-on, bouger nues nous met en éveil, on est ivres, une ivresse sans substance ajoutée. Un état propice à la fête par d’autres moyens (okay j’enjolive, on nous a offert un shot de pastis aussi. Oui vous avez bien lu, sans eau, juste du pastis). Comme toute ivresse, je sens que ça augmente, déplace ma perception, quel kiff ! Simplement d’abord la perception de mon propre corps, que je sens, non plus par le moule du vêtement, non par la silhouette, mais comme de l’intérieur, par les transferts de masse, l’air sur la sueur et sur mes poils. Danser nues nous fait sentir non plus les ondes solaires mais sonores sur la peau, les basses pulser dans notre cage thoracique et se répandre sur nos peaux. Et là plus que d’habitude, nos palpitances font corps, un peu comme dans cette scène du baiser dans Daredevil où Ben Affleck devine le corps de son crush par l’onde que renvoient les gouttes de pluie sur sa peau.
Et, prenez-moi pour une hippie si vous voulez, mais ce qui se passe dans le corps ne laisse pas l’esprit indemne. En explorant les façons de prendre corps, en groovant de plus en plus confiante et présente à mes sensations sur les beats de DJ Fenouil 2000, il me semble que cette amplitude corporelle dépasse mon enveloppe charnelle. Audre Lorde l’écrit magnifiquement à propos de sa mère et de sa tante dans Zami : « [leurs] deux corps amples semblent renforcer la détermination avec laquelle elles se meuvent dans l’existence ». C’est ça qui m’a traversée. Une détermination à exister.
Être à poil dans une boite ne suffit pas, offrir sa lune à la nuit, c’est une contre-culture à inventer.
Lila, 3h10, à côté de la scène à gauche
Le cocktail nuit-nudité a fait effet. Le jugement est resté au vestiaire. Le regard n’est pas très baladeur, à la limite curieux, apprenant : on est plein de culs, et plus on est de culs, plus on a de représentations diverses des corps, plus le pluriel prend le dessus sur la norme. Ça éduque nos yeux et ça redessine nos désirs : « La beauté peut devenir une dimension de notre regard » suggère le philosophe Michaël Foessel dans son livre La Nuit. Vivre sans témoin, paru aux éditions Autrement. Il ajoute même : « beauté signifie alors ‘laisser être‘ ». Une dimension de notre regard donc, et même une attitude.
C’est politique au sens premier du terme, ça engage nos façons d’être en relation, avec autrui et comme collectif. N’est-ce pas ce qui est en jeu quand on fait la fête, et ce que recherche aussi le naturisme ? Alors dans la fusion des deux on y parvient, je crois. On se regarde dans les yeux, on se laisse plus d’épaisseur d’air pour envelopper nos vulnérabilités et donner libre cours à nos mouvements. Comme pour célébrer cette nuit où tous les gens sont beaux, un show burlesque commence. De grands éventails en plumes, des rivières de colliers de perles et Britney qui hurle dans nos oreilles. La foule est en transe. Ça se contorsionne, les peaux luisent, c’est émouvant. « J’aime les hommes, mais y a pas à dire, c’est quand même beau le corps d’une femme » me souffle-t-on à la vue de ce spectacle dans l’oreille.
Liselotte, 3h45, sur le départ
On échange notre nudité contre notre sac d’habits. On s’y glisse à contre-cœur, leurs poids nous dérange, la sensation de mettre des couches de bienséance aussi. Un dernier coup d’œil au dancefloor avant de franchir la porte et de rejoindre les autres, les habillés, les frileux : cette soirée à Poiland me fait penser que danser nue, mine de rien, ça fait du bien à la fête. Ça crée un décalage qui enrichit nos moments festifs, qui s’embourbent facilement dans des codes eux aussi. Exposer nos parties intimes, ça questionne ce que l’on croit en être, ça fait valser une intimité normée et normative, ça ouvre une possibilité de tisser des liens ou de vivre des expériences à l’abri du jugement social.
Mais être à poil dans une boite ne suffit pas, offrir sa lune à la nuit, c’est une contre-culture à inventer. À l’instar de ce qui se crée déjà par bribes, à celles et ceux qui osent proposer autre chose, une marge anticonformiste, une frontière dissidente, inconfortable car différente, mais exaltante car interdite. Nous nous devons d’y retourner : ne pas rester au stade de baptême mais plonger et encourager les tenté·es à être attentif·ves, curieux·ses, avides ensemble de nous défaire des injonctions vestimentaires, comportementales et corporelles et de co-créer, enfin, un monde qui permette à chacun de se lâcher et d’être soi.
Lila Bigio
Liselotte Girard
Prochaine date: Le 6 janvier au Klub
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Illustration : Anne-Charlotte de Rochechouart