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Maternité des Lilas : « On se battra pour faire perdurer ce lieu »

Maternité des Lilas : « On se battra pour faire perdurer ce lieu »

Véritable institution féministe, la maternité des Lilas (93) accueille des usager·ère·s depuis 1964. Dans cet établissement où les sages-femmes occupent le premier rôle, le soin est au cœur des pratiques, et les méthodes, attentives aux vécus singuliers des personnes suivies. Leur accompagnement de personnes trans en a ainsi fait la première « transsernité » de France. Menacée de fermeture depuis plus de dix ans car non-rentable, l’étau se resserre depuis un an sur les Lilas. Nous sommes parties à la rencontre de ce lieu singulier et des femmes qui l’occupent. Série d’articles en deux parties : le récit d’une lutte qui s’accélère et l’histoire d’un lieu plus que jamais indispensable. (1/2)

« Rejoignez-nous ! », « Soutenez-nous ! », peut-on lire sur une des façades de la maternité des Lilas, dans la ville du même nom, en Seine-Saint-Denis. Le 2 juin, l’Agence Régionale de Santé (ARS) annonçait le maintien de l’activité de la maternité pour au moins un an grâce à une procédure Covid. Début octobre, le groupe Avec s’est finalement retiré alors que son projet de rachat de la maternité peinait à convaincre les soignant·e·s et usager·ère·s mobilisé·e·s. Désormais, il reste 8 mois, presque le temps d’une grossesse, à la maternité pour trouver une solution de survie. Les rassemblements et manifestations contre la fermeture de la maternité des Lilas se multiplient, tandis que la menace d’une disparition de ce lieu emblématique d’un accompagnement féministe de la santé des femmes se précise. Retour sur les derniers mois d’une lutte active et parfois décourageante, à travers les voix essoufflées mais vaillantes des sages-femmes et auxiliaires de puériculture qui font (sur)vivre les Lilas. 

Banderoles sur la façade de la maternité © Albane Barrau


La maternité en sursis : un établissement déficitaire

« Notre gros problème, c’est qu’on ne fait que des choses qui ne rapportent rien. Le problème, c’est qu’on veut que la santé, et notamment la santé des femmes, soit rentable » constate avec lassitude Aude, sage-femme aux Lilas depuis 2005. En 2021, l’ARS contribuait à hauteur de 4,8 millions d’euros pour combler le déficit de la maternité d’après Myriam Budan, directrice des lieux. Être rentable, une notion qui pose problème à de nombreuses maternités. Si bien que leur nombre a drastiquement baissé depuis les années 1970, passant de 1375 à 480 aujourd’hui. 

Affiche de mobilisation contre la fermeture le 29 avril © Albane Barrau
© Albane Barrau


« C’est assez classique que les maternités soient déficitaires, que ce soit ici, ou dans n’importe quel CHU ou clinique. Ce qui sauve les autres maternités, c’est d’être englobées dans toute une structure avec des services qui vont être bénéficiaires. Le « déficit » de la maternité va être absorbé par le bénéfice d’un autre service. Ça va être un pourcentage moins important. Sauf que nous, puisqu’on est qu’une maternité et qu’un centre d’orthogénie, on ne peut pas se faire absorber dans un contexte plus grand » explique Aude. Aux Lilas, maternité de niveau 1, les patientes reçues vivent, pour la plupart, des grossesses qui ne présentent aucun risque. La spécificité des Lilas repose aussi sur un suivi adapté aux désirs des patientes et sur la pratique d’accouchements physiologiques, c’est-à-dire sans intervention médicale – par exemple sans péridurale. Les sages-femmes favorisent donc l’accompagnement des patientes et la prise en charge des ces dernières de la manière la moins interventionniste possible, comme nous l’explique Marie, sage-femme depuis 4 ans aux Lilas : « Quand tu deviens sage-femme tu fais plein de trucs, parce qu’on a appris qu’il fallait faire plein de trucs. Tu fais des actes, des actes, des actes. En arrivant ici, je me suis rendue compte que moins j’en faisais, mieux c’était. » Mais si aux Lilas presque tous les accouchements sont physiologiques, c’est le choix de la patiente qui est au cœur de l’accompagnement : péridurale ou non, c’est à elle que revient la décision du déroulement de son accouchement. Aude tient à le préciser : « On parle beaucoup de la maternité des Lilas comme d’un lieu pionnier, un sanctuaire de l’accouchement physiologique. Oui, mais ce qui est féministe, c’est surtout d’accompagner les femmes, quel que soit leur choix. Enfin moi, qu’elles aient ou non une péri[durale], je m’en contrefiche. »

Il y en a énormément de petites structures qui ont disparu : des maternités qui ne sont pas accolées à des hôpitaux où on fait de la chirurgie, ce n’est pas du tout rentable.

Céline, sage-femme depuis 27 ans à la maternité des Lilas
Entretien en salle de repos avec l’équipe de la maternité, Marie, sage-femme © Albane Barrau

Mais depuis 2004, l’instauration de la T2A (tarification à l’activité) dans le cadre du plan « Hôpital 2007 » pour le financement des hôpitaux privilégie la multiplication des actes médicaux. La tarification s’applique aux activités de médecine, de chirurgie, d’obstétrique et d’odontologie, à travers un principe de codage informatique. Les patient·e·s sont regroupé·e·s en « groupes homogènes de malades », puis « groupes homogènes d’hospitalisation » en fonction des  diagnostics et des actes médicaux. Sur l’ensemble de ces groupes, près de 2 300, le ministère de la Santé applique un tarif, sur la base duquel l’Assurance-maladie rembourse l’établissement. Dans un établissement où peu d’actes médicaux, comme une césarienne ou une épisiotomie, sont pratiqués, les rentrées d’argent sont donc moindres. Aude, dont une partie du temps de travail est justement consacré au codage de ces actes, précise : « Ce qui fait l’argent, c’est le diagnostic, c’est-à-dire qu’effectivement plus tu as un cas complexe, plus cela va rapporter d’argent à la structure. Ce n’est donc pas du tout un système qui va valoriser les choses simples, effectivement. » Or, à la maternité des Lilas, ce sont précisément ces « choses simples » qui sont réalisées en priorité, dans un respect du consentement des parturientes. 

En  2021, 1100 accouchements ont été réalisés, des chiffres à la baisse depuis 2015 selon la direction. Céline, sage-femme depuis 27 ans à la maternité des Lilas, n’est pas étonnée par ce déclin : « les petites structures, il y en a énormément qui ont disparu : des maternités qui ne sont pas accolées à des hôpitaux où on fait de la chirurgie, par exemple. En fait, ce n’est pas du tout rentable. Déjà une maternité, ce n’est pas rentable, mais nous on fait des accouchements plutôt physiologiques et des IVG. Donc on n’est clairement pas rentable avec le fonctionnement de la T2A. La façon dont fonctionne aujourd’hui la cotation à l’acte ne valorise pas du tout l’accompagnement. Pas du tout. »

Pour Corina Pallais, psychologue et représentante syndicale Sud, l’enjeu est donc de relégitimer le travail des sages-femmes : « L’idéal, ce serait de gérer la T2A. En attendant, il faudrait qu’on reconnaisse le travail des sages-femmes en payant les accouchements physiologiques autrement. » Car si l’acte ne fait pas tout dans le financement de la maternité, un accouchement physiologique rapporte 313€ et une césarienne 500€. Or, toujours selon Corina, une césarienne peut être réalisée en trente minutes tandis qu’un accouchement physiologique dure parfois jusqu’à une journée entière. Dans ce cas, le travail d’accompagnement de la sage-femme  n’est  pas reconnu : « Qu’est ce que ça veut dire de payer une césarienne ? Comme si intervenir sur le corps des femmes valait plus cher. Un médecin passe une demi-heure pour une césarienne. Une sage-femme, elle va passer des heures et des heures. Elle est un soutien immense. Mais ça sera payé 300 €. Quel que soit le temps. » 

L’opposition au projet Avec : féministes contre la proposition de rachat par le privé 

La maternité, en sursis, doit donc trouver urgemment des solutions pour se réinventer. Mais l’ARS est à bout de souffle et souhaite se délester du poids financier que représente le lieu, dont le déficit se creuse d’années en années. Ce n’est pas la première fois que l’étau se resserre, et que face à cela, des projets sont pensés, montés, et proposés à l’ARS. Plusieurs repreneurs se sont déjà penchés sur le cas des Lilas, avant d’abandonner l’idée. Lorsque Myriam Budan prend la direction de la maternité en mars 2021, une négociation est en cours avec le groupe d’hospitalisation privée Almaviva Santé (propriétaire de la clinique Floréal), qui renonce finalement au rachat. Avec le président Louis Fabiano, la directrice tente alors de trouver d’autres repreneurs : le groupe SOS et le groupe Avec – anciennement Doctegestio – sont intéressés. Le premier se retire de la course, offrant alors une place exclusive au second, qui jusque début octobre était le principal racheteur potentiel de la maternité. 

On ne peut pas défendre les valeurs de la maternité, de l’accueil multi-ethnique, multi-genre et se dire qu’on va travailler avec une structure dont le but est de faire de l’argent.

Marie, sage-femme aux Lilas depuis 4 ans

Déjà propriétaire de la clinique Vauban à Livry-Gargan, le groupe Avec proposait une solution : faire fusionner son établissement, privé à but lucratif, et l’actuelle maternité des Lilas. Pour la direction, qui soutenait le projet, cette opération était une réponse aux problèmes structurels liés au fonctionnement de la maternité, dont l’activité repose presque essentiellement sur des actes non-rentables. La fusion avec une clinique qui pratique des actes médicaux lucratifs, comme de la chirurgie, rééquilibrerait ainsi la balance. 

Mais ce projet de rachat est loin d’avoir fait l’unanimité. Car il soulève une question centrale pour l’équipe soignante, qui se posera pour chaque futur projet : la maternité peut-elle continuer de fonctionner selon les principes qui l’animent depuis qu’elle a ouvert, en 1964 ? Presque à l’unisson, les soignantes des Lilas, pour beaucoup éreintées par la lutte qu’elles mènent depuis plus de dix ans, ont immédiatement répondu que non. Dès qu’elles ont pris connaissance du projet de rachat, elles ont fait part de leurs inquiétudes à une direction qui ne les partageait pas autant, et qui tentait tant bien que mal de les atténuer. En vain, puisque l’équipe soignante a fait front pendant de longs mois, obtenant même le retrait du groupe il y a un mois. Pour une grande partie des salarié·e·s en effet, ce rachat était inenvisageable. Aude, sage-femme, soutenait en juin dernier : « Il n’y a, à ma connaissance, aucune sage-femme de l’équipe qui ira travailler avec le groupe Avec. »

Comment expliquer cette opposition ferme à une reprise du groupe Avec, qui était présentée comme le dernier espoir de sauver la maternité des Lilas avant l’échéance du 2 juin 2023 ? Le déménagement à Vauban aurait imposé aux soignantes de se déplacer jusqu’à Livry-Gargan, où se situe la clinique, qui serait devenue le cœur de la fusion voulue par le groupe. Mais la ville, elle aussi en Seine-Saint-Denis, est à plus de 10 kilomètres de leur actuel lieu de travail. Des trajets depuis le domicile impensables pour beaucoup, dont les semaines sont déjà surchargées par des emplois du temps gonflés par un nombre croissant d’heures supplémentaires. 

Plus encore que le lieu, c’est le groupe Avec lui-même qui suscitait la colère et l’indignation des opposant·e·s au projet. Car la maternité, aujourd’hui à but non lucratif, serait profondément transformée par un rachat par un groupe privé lucratif, un argument aujourd’hui entendu par l’ARS. Marie, sage-femme depuis 4 ans aux Lilas, évoque cette impossible fusion pour la maternité, qui fait du soin pour toustes une priorité : « pour garder la maternité des Lilas comme elle est maintenant, ce n’est pas possible de se rattacher à un établissement à but lucratif. On prend en charge des patientes qui sont des femmes de tous horizons. On ne fait pas de sélection à l’entrée. On ne peut pas défendre les valeurs de la maternité, de l’accueil multi-ethnique, multi-genre et se dire qu’on va travailler avec une structure dont le but est de faire de l’argent. » Lucile, pour qui le temps de trajet n’aurait pas été rallongé, évoquait elle aussi, et prioritairement, des « raisons éthiques » qui l’empêchaient de s’imaginer travailler à Vauban. D’autant que la patientèle aurait été différente : dans la clinique de Livry-Gargan, il est en effet possible de payer plus cher pour avoir accès à une  « chambre VIP ». Aux Lilas, cette situation est inimaginable tant l’établissement féministe est attentif à un traitement égalitaire entre tous·te·s les patient·e·s. 

Entretien en salle de repos avec l’équipe de la maternité, Lucile, sage-femme © Albane Barrau


Car si les locaux actuels sont « vétustes », et que cette vétusté fait partie des raisons invoquées pour justifier la fermeture, ils contiennent aussi en partie le charme du lieu. Marie nous confie : « l’âme de la maternité des Lilas vient aussi du fait, c’est un peu bizarre de dire ça, que les locaux sont décadents. Dans le sens où les gens viennent parce qu’ils savent qu’ils vont avoir un accompagnement différent. Ils ne viennent pas ici parce que c’est beau et clinquant neuf. » La directrice reconnaît elle aussi qu’aux Lilas, « les personnes ne viennent pas pour l’hôtellerie mais pour la philosophie ». Lors de la dernière mobilisation, le 11 octobre, certains usager·ère·s ont pris la parole à ce sujet, déclarant ne pas être gêné·e·s par l’état des locaux. 

Les incertitudes qui planent sur l’avenir de la maternité inquiètent plus largement pour l’offre de soins en Seine-Saint-Denis, département le plus pauvre de la métropole. XY Média le rappelait le 30 mai dernier, lors d’un appel à la mobilisation diffusé sur Twitter : « la maternité pratique des accouchements, des avortements ainsi que des suivis de THS pour les personnes trans aux Lilas, au cœur de la Seine-Saint-Denis, département le plus pauvre de la France métropolitaine (…) [la fermeture] serait une catastrophe pour les personnes trans qui ont difficilement accès aux soins de transition et aux soins liés à leur santé sexuelle et reproductive. » Les populations les plus vulnérables, éloignées d’un accès gratuit et facilité aux soins, seraient les premières touchées par une fermeture. Corina Pallais, psychologue et fortement engagée dans la lutte, fait elle aussi part de son inquiétude, alors que le centre d’orthogénie des Lilas, financé par le département, prend en charge des centaines d’IVG chaque année : « On ne peut pas donner le centre d’orthogénie à du privé, ce n’est pas possible. Donc ça veut dire que le centre d’ortho saute ? (…) Il n’est pas question de priver le département du 93 et des femmes de 900 IVG par an. » 

Le retrait d’Avec : comment la lutte peut-elle continuer à se réinventer ? 

Comment faire, dès lors, pour sauver ce lieu emblématique des luttes féministes et si essentiel sur le territoire ? L’ARS vient de décliner début octobre le projet d’Avec, suite à la mobilisation menée par les membres de la maternité et le collectif de soutien. C’est un profond soulagement pour les sages-femmes, auxiliaires de puériculture, médecins et usager·ère·s mobilisé·e·s, mais aussi une victoire en demi-teinte pour le lieu, dont l’avenir demeure incertain. La lutte s’organise principalement autour du collectif des usager·ère·s, qui lance régulièrement des appels à la mobilisation. Le dernier en date, mardi 11 octobre devant la mairie des Lilas, a été l’occasion de présenter publiquement les dernières avancées. Les inquiétudes semblent avoir été entendues, et des projets d’adossement à des lieux non-lucratifs sont à présent sérieusement évoqués. 

L’ARS soumet, en ce moment, trois propositions de reprise pour la maternité. La première est un adossement à la maternité des Bleuets, située dans le 12e arrondissement. Une aberration pour Corina et Céline, pour qui la maternité doit rester implantée dans le 93 afin de continuer à répondre à des besoins de proximité. Pour elles, conserver cette proximité du soin est une lutte  politique  primordiale. La seconde option serait de fusionner avec l’hôpital de Montreuil, une structure plus importante, de niveau 3. L’hôpital manque actuellement de 19 sages-femmes et ferme des lits, une source d’inquiétude pour  le corps médical des Lilas. Il s’agirait de construire un projet avec des exigences absolues afin de penser l’accouchement respectueusement. La dernière possibilité, déjà évoquée en 2013, serait de rejoindre l’hôpital de Robert Debré.

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On se battra pour trouver des moyens de faire perdurer ce lieu, parce qu’il est quand même porteur qu’il y ait de nouvelles sages-femmes, des jeunes sages-femmes qui viennent, qui demandent à récupérer ce savoir. Et nous on a envie de le transmettre.

Corina Pallais, psychologue
© Albane Barrau


Pour Corina Pallais, le projet doit nécessairement tenir compte du fonctionnement historique de la maternité : « nous, dans les projets, ce qu’on veut absolument, c’est garder notre approche physiologique, parce qu’il y a vraiment des femmes qui en ont le désir, qui en ont besoin. » Convaincue que le projet d’Avec ne « [tenait] pas du tout debout », elle cherche des solutions ailleurs, avec l’aide des soignant·e·s et usager·ère·s qui trouvent encore la force de s’impliquer. Loin d’être pessimiste, Corina est rassurée de voir que la maternité continue à attirer des soignantes, souvent féministes et désireuses d’apprendre à leur tour le métier aux Lilas : « On se battra pour trouver des moyens de faire perdurer ce lieu, parce qu’il est quand même porteur qu’il y ait de nouvelles sages-femmes, des jeunes sages-femmes qui viennent, qui demandent à récupérer ce savoir. Et nous on a envie de le transmettre. » 

Pourtant, cet entrain n’est pas partagé par toutes. Si les sages-femmes et l’ensemble des soignant·e·s sont très attaché·e·s à la maternité, la lutte se fait aussi plus pesante à mesure que les années passent et qu’aucune solution pérenne ne se présente. Pour les plus anciennes, la mobilisation est d’autant plus harassante qu’elles ont vu les efforts se heurter, à chaque fois, à des abandons de projets et des tentatives de sauvetage avortées. Pour Vanessa, auxiliaire de puériculture, les contours de la lutte se sont aussi redessinés : « la bataille [avant] n’était vraiment pas la même, on se battait pour quelque chose à la fin, pour une structure, on savait pourquoi. Maintenant, c’est difficile de mobiliser les gens en leur disant bon venez, on va aller à la bataille et tout le monde va se battre pour rester ouvert. On va se battre pour pouvoir changer, mais on ne sait pas où on va. » Aude, qui participe elle aussi à la mobilisation depuis le début, parvient de moins en moins à imaginer une issue favorable. À tel point qu’aujourd’hui son engagement est presque réduit à néant : « je ne suis pas du tout active sur cette lutte-là parce que je suis complètement désabusée. En 2013-2015, on a mené des actions : les calendriers nus, aller camper devant le ministère, etc. pour que dix ans après rien n’ait bougé d’un iota. Au bout d’un moment t’as envie de dire merde, quoi. » Marie, arrivée plus récemment, résume la situation : « Beaucoup de filles, qui sont ici depuis longtemps se sont déjà battues à plusieurs reprises, et commencent à perdre vraiment l’énergie. » 

Je trouve que savoir arrêter et ne pas aller vers n’importe quoi, si ce n’importe quoi ne correspond plus à nos valeurs, c’est aussi un symbole fort.

Aude, sage-femme aux Lilas depuis 2005
Vanessa, auxiliaire de puériculture et une collègue lors de l’entretien en salle de repos avec l’équipe de la maternité © Albane Barrau


Le temps presse, mais elles en manquent cruellement. L’épuisement lié à la lutte locale se mêle en effet à une détérioration plus globale du système de soins en France, qui a des conséquences sur le bon fonctionnement des maternités. Un problème principal se pose, auquel Les Lilas et les autres ont dû faire face de manière accrue cet été : le manque de sages-femmes. En juin 2022, lorsque nous les rencontrons, les sages-femmes se préparent à vivre un été sous tension, fait de bouleversements dans le suivi des grossesses. Certains services sont alors contraints de fermer, comme le déplore Marie : « pour sécuriser la salle de naissance et les suites de couche, c’est-à-dire le service d’urgence, on a été obligées de fermer les consultations au maximum et d’arrêter les cours de préparation à la naissance. Et même avec ça, on est encore en déficit, on n’arrive pas à combler toutes les gardes de juillet et août. » Les heures supplémentaires se multiplient, et le nombre de gardes réalisées dépasse bien souvent le temps plein du contrat. Malgré les revalorisations salariales qui ont suivi le ségur de la Santé en 2021, les départs vers une activité en libéral se poursuivent. Le manque de reconnaissance et un salaire jugé trop bas n’aident pas à retenir les sages-femmes, comme l’explique Lucile : « Les sages-femmes qui sortent de l’école voient comment ça se passe, pour un salaire qui ne suit pas. Alors oui, tu as la reconnaissance de l’opinion publique, ça fait bien de faire sage-femme. C’est le plus beau métier du monde, c’est ‘trop chou’. Mais à part ça, tu n’as pas de reconnaissance particulière. Parfois, on ne te respecte pas. Elles n’ont pas envie, mentalement, physiquement de subir ça, en plus pour un salaire et des conditions de travail qui sont horribles. Donc elles partent en libéral. D’où la pénurie de sages-femmes. » 

Coincées entre ces problématiques structurelles et une lutte qui peine à obtenir des avancées, le découragement est palpable. Et si l’avenir de la maternité est en jeu, sa survie ne se négociera pas à n’importe quel prix. Lorsque le projet d’Avec était encore une option, Aude, Lucile et Marie nous confiaient préférer voir la maternité définitivement fermée plutôt que rachetée par un groupe à but lucratif. Aude nous expliquait : « je trouve que savoir arrêter et ne pas aller vers n’importe quoi, si ce n’importe quoi ne correspond plus à nos valeurs, c’est aussi un symbole fort. De dire non, on ne peut pas nous embarquer vers n’importe quoi. Soit on reste dans les valeurs de la structure, soit ça n’a plus lieu d’être. Dans ce cas, ne pas rester signifie quelque chose de très fort. » Avec le retrait d’Avec, une première étape a été franchie : la maternité, si elle doit poursuivre son activité, devra conserver son fonctionnement actuel, celui qui en fait un lieu si singulier. Il reste maintenant 8 mois de gestation pour donner naissance à un projet qui respecte les conditions de celles et ceux qui y travaillent, et qui s’y rendent – pour avorter comme pour accoucher. 


A venir, Maternité des Lilas : « Être sage-femme, c’est aussi savoir se mettre en retrait » (2/2)

Pour suivre la mobilisation au plus près, et soutenir la maternité des Lilas au cours de cette année charnière, rendez-vous sur leur page Facebook, leur page Instagram, et celle du collectif des usager·ère·s. Une pétition est également en ligne sur Change.org

Un article d’Anna Pheulpin et Albane Barrau
Edité par Luki Fair et Apolline Bazin

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