« N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. » Quand elle a écrit Le Deuxième Sexe, Simone de Beauvoir n’a pas listé « crise sanitaire ». Pourtant, après un mois de confinement, on a bien envie de rééditer sa phrase pour y ajouter cette mention tant la situation pue la régression.
Voilà, la pandémie de coronavirus nous frappe. Il faut prendre son mal en patience, rester chez soi, être solidaire, parce que « nous sommes en guerre »… On aurait pu penser qu’avec ces circonstances exceptionnelles on nous foutrait la paix. Mais non, c’est bien reparti comme en quarante. Passé un temps de sidération, c’est même un florilège de sexisme ordinaire et de violence patriarcale : des blagues machistes sur le confinement à la mise en danger des victimes de violences conjugales et de nos droits fondamentaux, un continuum bien merdique s’étale sous nos yeux depuis le début du confinement, avec le contrôle de nos corps pour fil rouge. À l’aube d’une crise globale majeure, on devrait pourtant bien avoir autre chose à faire que de rappeler le B.A-BA du féminisme, mais non : il faut encore s’indigner. Et vu ce qui nous attend après la crise, mieux vaut se préparer au pire et remettre les pendules à l’heure dès maintenant.
Misogynie et bêtise d’intérieur
Le confinement à peine annoncé, les injonctions à être belles et au top de la gestion de la maison façon femme au foyer Playboy se sont multipliées comme le rapporte Cheek. En Malaisie, le gouvernement a même conseillé aux femmes de continuer à se maquiller et de ne pas « embêter » leur mari pendant le confinement.
Tout cela bien sûr sans pour autant induire un rééquilibrage des tâches ménagères dans les couples. Il faudrait aussi veiller à ne pas prendre de poids, comme le soulignent les memes et remarques grossophobes qui pullulent sur Internet. Alors cimer la charge mentale mais si vraiment la seule inquiétude de certains hommes est que l’on prenne trois kilos ou que l’on arrête de s’épiler, il y a bien de quoi être désespéré·e. Pas parce que ces preuves de sexisme sont surprenantes, mais parce que certain·e·s n’ont vraiment rien compris à ce qui se joue dans ce confinement. Il y a bien pire. Comme l’écroulement de notre système de santé, la récession économique qui va suivre, la montée en puissance de l’État sécuritaire, du capitalisme de surveillance ou une potentielle crise alimentaire. Au choix. Sérieusement, lâchez-nous les bourrelets et prenez-vous la tête sur l’avenir de la démocratie.
Les femmes sont à l’avant-poste de cette crise, dans les secteurs du soin (en 2011, elles représentent 87,7% des infirmier·e·s, 90,4% des aide-soignant·e·s) ainsi que dans une quantité de métiers sous-valorisés, comme caissière. Pour celles en quarantaine comme celles qui doivent travailler, la beauté n’est plus une priorité au quotidien, et attention spoiler : ça pourrait durer. Parce que se confiner, c’est se soustraire au jeu des apparences, et que ce temps rencontre les questionnements de réappropriation du corps en cours depuis plusieurs années, comme le souligne la philosophe Camille Froidevaux-Metterie. Plus profondément encore, les canons de beauté inatteignables qui sont vendus dans la majorité des productions médiatiques sont des constructions capitalistes, et le système commence à être très sérieusement critiqué (même par Cardi B et Britney Spears). Alors oui, peut-être qu’avec cet épisode, des femmes vont arrêter de porter des soutifs et de se soucier de trois poils de travers.
L’exacerbation du sexisme ordinaire serait presque un moindre mal si ces injonctions n’étaient pas assorties d’une forme d’humour particulièrement inquiétante. Celle des blagues du type « confiné avec ma femme, quel enfer », même vibe que ce boxeur anglais qui, en toute décontraction, a réalisé un tuto sur comment frapper sa femme si elle vous emmerde. Parce que vraiment, ce n’est ni drôle, ni inventif. Les violences conjugales sont une affreuse réalité. Faut-il encore rappeler que 149 femmes sont mortes sous les coups de leur (ex) compagnon en 2019 ?
Droits et respect en crise
Si une partie d’entre nous sommes confiné·e·s sereinement et jouissons du luxe de pouvoir méditer sur Chez soi de Mona Chollet, pour beaucoup d’autres le foyer est un enfer. Elle s’appelait Lorena Quaranta, elle avait 27 ans, elle était étudiante en médecine et fièrement engagée dans la lutte contre le coronavirus. Son compagnon l’a assassinée, en l’accusant de le lui avoir transmis. « Un drame dans le drame » a résumé le maire de la ville de Sicile où l’événement a eu lieu. Ne vous dites pas « c’est en Italie » : c’est ici et maintenant. Jeudi 26 mars, le ministère de l’Intérieur a annoncé une augmentation de 36% des violences conjugales signalées à Paris depuis le début du confinement. Le phénomène est le même partout dans le monde, comme le rapporte une enquête du New York Times.
Dans l’espace public, la situation n’est pas beaucoup plus brillante. Les témoignages de harcèlement de rue se multiplient sur les réseaux sociaux. Une page Paye ton confinement a été créée dès le 22 mars. De nombreux témoignages rapportent ainsi des propos agressifs et gestes déplacés adressés à des femmes jusque chez elles, au balcon. Doit-on craindre un déchaînement d’agressions une fois le confinement terminé ? Difficile de se rassurer en comptant sur les capacités d’anticipation de l’Etat pour prévenir les comportements agressifs à la sortie du confinement, vu la gestion de la pandémie.
On n’oubliera pas la prévenance d’Olivier Véran, ministre de la Santé, et Muriel Pénicaud, ministre du Travail, qui ont refusé un amendement visant à allonger le délai d’IVG alors même que la saturation des services hospitaliers compromet les interventions. Il a fallu attendre un mois pour que l’IVG médicamenteuse soit enfin accessible jusqu’à 9 semaines chez soi. Pourtant, plus de 5000 personnes vont déjà avorter à l’étranger chaque année parce qu’elles ont dépassé le délai français, et le planning familial s’inquiète d’avoir reçu moins de demandes d’IVG depuis le début du confinement. Plus de 100 professionnel·le·s de santé ont réagi dans une tribune publiée le 31 mars, et deux pétitions circulent pour demander une loi d’urgence pour l’avortement. Mention spéciale aussi à la secrétaire d’État pour l’égalité entre les femmes et les hommes Marlène Schiappa qui trouve que c’est « trop compliqué » de soutenir les travailleur·se·s du sexe aux abois.
Sur les réseaux sociaux, encore, il y a en fait bien pire que les blagues misogynes. Des mineures doivent faire face à une vague sans précédent de revenge porn sur Snapchat et Telegram. Parce que de jeunes mecs tuent le temps du confinement en créant des comptes « ficha », dont l’objectif est d’afficher les nudes et profils de jeunes filles. Il en existe plusieurs pour chaque département d’Ile-de-France.
Ça y est, je crois que le tableau est à peu près complet, et il est vraiment honteux. Faut-il encore rappeler « nos corps, nos droits, nos corps, nos choix » ? Oui. Simone l’a écrit à la suite de la phrase citée plus haut : « Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant. »
Le monde d’après, c’est nous et le care
Pourtant cette crise, si elle met à mal le respect de nos droits et occupe tout l’espace médiatique aujourd’hui, nous oblige toutes et tous à nous demander ce qui est essentiel. Peut-être qu’il n’y aura pas « un avant/après » radical pour tous·tes, mais celleux dont la conscience politique était déjà en éveil en ressortiront farouchement déterminé·e·s à lutter. Le 5 avril, Le Parisien publiait une édition titre « Ils racontent le monde d’après » avec en couverture les visages de quatre experts – hommes blancs hétéros de plus de 50 ans. Les critiques se sont vite faites entendre sur les réseaux sociaux, et les femmes du journal ont fait part le jour-même de leur surprise et de leur déception, avec un communiqué sobre : « Un “monde d’après” sans femmes, vraiment ? ». Ce week-end c’est M le magazine du Monde qui s’est illustré en ne mettant à la Une que des hommes photographes. L’invisibilisation aussi est une violence.
Que les choses soient claires. Si on s’en sort, et à peu près bien, ce sera grâce aux femmes, et à une vertu « féminine » qui désigne aussi par extension le secteur du soin : le care. Traduit comme une « éthique de la sollicitude », le care est une réflexion morale initiée par la psychologue et philosophe Carol Gilligan au début des années 80. Le travail critique effectué par Gilligan a ouvert une nouvelle perspective sur la relation entre le genre, l’éthique, et notre rapport au monde. Elle définit le care comme un paradigme de pensée tourné vers le lien et le souci des autres, des dispositions réputées comme « féminines », sous-considérées et pourtant essentielles au bon fonctionnement d’une société. « Coronavirus : le soin n’est pas la guerre », écrivait si justement Pascale Molinier, professeure de psychologie sociale dans Libération. Par contre, nous sommes en guerre depuis longtemps contre la misogynie et le sexisme, et nous le resterons. La crise que nous traversons n’est qu’un aperçu de ce qui va arriver avec le réchauffement climatique. Alors comment déconstruire le capitalisme patriarcal et les décisions politiques pourries qui nous ont conduit·e·s au confinement, et demain à la récession ? Mon petit doigt me dit que laisser plus de place aux femmes dans les organisations est une grosse partie de la solution.
En attendant de pouvoir sortir, un gros majeur en l’air à tous ceux qui nous manquent de respect. Vous ne méritez pas d’être déconfinés.
Photo en une : Simone de Beauvoir en 1942, photoshopée par nos soins en 2020