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Avec Phallers, Chloé Delaume atomise le phallocentrisme cis hét

Avec Phallers, Chloé Delaume atomise le phallocentrisme cis hét

Naviguant entre diverses formes littéraires depuis plus de vingt ans, l’autrice Chloé Delaume revient cette année avec un nouvel opus : Phallers. Sorti le 5 avril dernier directement en poche dans la nouvelle collection Points Féminismes, ce récit à la lisière entre le roman et la nouvelle, dresse le portrait d’une sororité vengeresse ayant pour objectif de pulvériser le patriarcat et les violences sexuelles. Rencontre explosive. 

Années 2020. Les limites spatio-temporelles se floutent, deviennent poreuses. Le mouvement #MeToo a lâché son onde de choc et laisse derrière lui des marques indélébiles sur les corps et les consciences. Dans cette nouvelle atmosphère post-patriarcale, le jeune personnage de Violette semble flotter, tiraillée entre le désir d’exister, et la réminiscence de ses traumas d’abus sexuels. Alors, quand son pouvoir se révèle un soir lors d’une agression, sa vie bascule. Violette s’incarne alors, prend son envol au contact des Phallers l’ayant prise sous leurs ailes. 

Récit hybride, à mi-chemin entre manifeste féministe, gore et réalisme magique, le nouveau roman de Chloé Delaume fait l’effet d’une bombe tant son caractère polymorphe vient nous déplacer. S’inscrivant dans le sillage d’Apocalypse Bébé de Virginie Despentes ou encore du livre Les Orageuses de Marcia Burnier, Chloé Delaume parvient à faire un pas de côté en brouillant les frontières littéraires et en renouvelant le genre des récits fictionnels d’émancipation féministe. 

Je suis autrice, je viens d’une enfance pourrie que j’ai dépassée, c’est un peu le nœud du problème. Je suis un personnage de fiction qui fait plein de trucs et je viens d’une reconstruction intégrale.

Chloé Delaume

Manifesto XXI – J’aimerais que l’on commence par des présentations, faire une sorte de carte de visite : qui es-tu, d’où viens-tu, que fais-tu ? 

Chloé Delaume : Je suis autrice, je viens d’une enfance pourrie que j’ai dépassée, c’est un peu le nœud du problème. Je suis un personnage de fiction qui fait plein de trucs et je viens d’une reconstruction intégrale. C’est une reconfiguration complète, en regard des injonctions et des déterminismes. L’écriture m’a permis de dépasser ça. 

On ne peut pas faire sauter des bites à l’écran dans ce pays !

Chloé Delaume

Après la parution du roman Pauvre folle, récit introspectif mettant en scène le personnage de Clothilde Melisse, tu reviens cette année avec un nouvel opus Phallers. Récit à la lisière entre fiction et réalisme magique, il met cette fois-ci en scène une sororité vengeresse qui a pour objectif de renverser le patriarcat et surtout de mettre à mal l’impunité des criminels. Quelle est la genèse de ce récit ?

C’est un processus qui a commencé il y a environ quatre ans. Je travaillais sur un scénario chez Capricci, la boîte de production, et iels faisaient un appel interne pour une collection qui s’appelait Nouvelles héroïnes, dans laquelle il y a eu par exemple un scénario d’Axel Würsten, réalisé par Ovidie, qui s’appelle D’autres chats à fouetter

J’ai vu cette nouvelle collection comme un symbole du post #MeToo et j’ai eu cette idée, en sachant que la castration punitive des hommes cis hétéros est pour moi une obsession depuis longtemps. Dans mon premier livre en 2000, Les Mouflettes d’Atropos, il y avait un appareil du nom du bito-extracteur qui était un micro-onde trafiqué dans lequel on pouvait procéder à la castration des hommes cis hét. 

J’ai commencé à travailler sur un court-métrage qui mettait déjà en scène Violette et les Phallers, simplement, on a pas eu les financements. Le CNC m’a fait écrire trois fois le texte. Les guichets de région n’ont pas voulu donner d’argent et le producteur m’a dit qu’on allait s’arrêter là. Je suis une personne très têtue. Alors j’ai commencé à en discuter avec une copine, la directrice de Points Féminismes. Je lui disais qu’on ne peut pas faire sauter des bites à l’écran dans ce pays. Tout cela est bien anormal, alors qu’on a énormément de films, notamment le porno mainstream, où le corps féminin est très mis à mal. Elle m’a finalement dit : « fais-moi un livre ». Et je suis très heureuse que ça ait pris cette tournure-là, car si ça avait été un film, il aurait fini au mieux dans un festival et par la suite sur un lien Vimeo que j’aurais fini par envoyer aux copines. En passant par la forme livre, le récit n’aura peut-être pas un impact majeur, mais il va circuler. Le côté cathartique que je voulais diffuser passe peut-être mieux à travers cette forme. Cela me tenait à cœur aussi de véhiculer un message fort, pour que les hommes cis cessent de violer de façon détournée. Si j’avais fait un court-métrage, un personnage comme celui de Violette aurait sans doute eu moins d’intériorité. On aurait eu un cartoon de série Z, rigolo, provocateur, mais sans substance réelle. 

Je voulais que ce soit un récit exutoire. J’avais envie qu’on soit traversé·es par la colère et que par le rire elle soit expulsée.

Chloé Delaume

Ce qui est déroutant dans cet ouvrage, c’est qu’on flirte entre une critique acerbe d’une société malade qui produit des agresseurs et une forme de satire, tombant par moment presque dans les terrains de l’absurde. Quel ton voulais-tu aborder dans ce récit ? 

En termes de ton, je souhaitais que ça soit une forme de post SCUM Manifesto en fait. Donc je voulais qu’il y ait de la violence et de l’humour. Pour moi, il était nécessaire qu’on en passe par une blague outrancière. C’est à peu près tout ce qui nous reste en ce moment, du moins avec les outils qui sont les miens, qui ne sont pas forcément de militance, mais des outils d’autrice. Je ne suis pas une femme de terrain, je suis une fille de word. C’est aussi une question de caractère : j’ai plutôt tendance à aller dans la blague de façon défensive. On a collectivement essayé plein de formes de discours, d’attaques : je trouve que ça n’a pas un grand impact. On est toujours à un viol toutes les sept minutes. Donc c’est plus un livre qui s’adresse aux lecteur·ices de façon cathartique. 

Tu parles même d’utopie égalitaire pour décrire les objectifs des Phallers. Il y a quelque chose de l’ordre du récit d’anticipation dans le livre. Quels effets cherchais-tu à susciter chez les lecteur·ices ? 

Vraiment l’idée de purge, de catharsis. Je voulais que ce soit un récit exutoire. J’avais envie qu’on soit traversé·es par la colère et que par le rire elle soit expulsée. On est dans l’intention de purger une émotion qui dépasse et qui dévore. J’avais aussi envie d’écrire un roman d’apprentissage. Violette, elle est traversée, elle est rétive à la violence, elle est rétive à la colère. Tout cela permet de mettre en avant les tensions internes que l’on peut ressentir. 

Et Violette, c’est aussi un personnage qui vient à peine de mettre des mots sur ce qui se passe, sur ses traumatismes. Cette dynamique sororale a cet effet d’émancipation et de pleine prise de pouvoir. 

Oui, c’est tout à fait ça, elle devient super héroïne au fur et à mesure qu’elle rentre dans l’empouvoirement. C’est un parcours assez classique de roman d’apprentissage, sauce #MeToo et sauce Marvel.

© Aude Boyer

Tu joues aussi sur le terrain du gore en termes esthétiques. il y a quelque chose de très imagé. De quoi t’es-tu inspirée sur un plan visuel ? 

De Cronenberg. Moi, en tant que cinéphile, je suis très films d’horreur, films de genre. Mes scénarios qui n’ont pas abouti chez Capricci, ce sont des films d’horreur, des comédies horrifiques. Je nage dans cet univers. Après, les scènes ne sont pas très longues donc il faut que les descriptions soient très visuelles pour être dans du pur gore, pour rentrer dans des effets spéciaux de plateau. On doit voir la viande hachée gicler normalement. Ça a un côté irrévérencieux parce que l’on évolue quand même dans le royaume de la sainte bite cis à laquelle il ne faut jamais toucher. Il y a un côté un peu sale gosse à faire sauter des queues. Il y a de la provocation un peu facile et en même temps, c’est tellement le tabou suprême que c’est comme ça que j’ai interprété les refus du CNC. Je voyais bien les réactions quand je pitchais le livre. 

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Il y a véritablement un aspect sériel, des influences cinématographiques marquées, mais aussi littéraires. On retrouve l’héritage d’une génération d’autrices féministes qui détournent les codes du patriarcat en valorisant le collectif, les sororités. On retrouve du Despentes, du Marcia Burnier avec Les Orageuses mais aussi du Albane  Linÿer et son roman J’ai des idées pour détruire ton ego. De quoi t’es-tu inspirée, qu’est-ce qui t’a nourri dans ton processus rédactionnel ? 

Au-delà des inspirations, le vrai feu, c’était crier une bonne fois pour toutes. Je ne suis pas habituée à ce qu’on m’empêche de m’exprimer, à aller au bout d’un objet, comme je viens du monde de la littérature. Ce qui m’est arrivé dans le milieu du cinéma arrive à tout le monde, il n’y a rien d’extraordinaire dans ce qui s’est passé, mais j’étais tellement contrariée. C’était pas tant l’image de la bite qui explose, mais bel et bien la symbolique derrière, l’expression d’un féminisme misandre, très énervé. C’est le fait que la misandrie soit considérée comme non-recevable. C’est la manière dont on la définit encore aujourd’hui, à savoir en antonymie avec la misogynie, alors que la misandrie n’est pas essentialiste, elle est réactive, je crois que c’est tout ça qui m’a tenu. C’était le propos. D’habitude, ce qui m’intéresse dans les récits, c’est la forme. J’ai écrit un tas de livres où il y a des phrases sur des kilomètres qui sonnent très bien, mais qui ne véhiculent pas un propos, juste du ressenti. Et là, j’étais obsédée par le fait que cette blague misandre devait péter dans l’espace public. C’était presque une mission, avec un côté sale gosse quand même. C’était aussi quelque chose de l’ordre de l’atteinte au bon goût, parce que je pense que ce qui m’agace dans ce pays, c’est l’esprit de sérieux. Donc, bizarrement, j’avais cette espèce de mauvaise blague chevillée au corps. Pour moi, c’était important que ça ait lieu.

J’aime bien l’aspect art total dans mon travail. J’aime que l’univers soit complet autour d’un livre. Mon fantasme absolu serait d’avoir une pièce immersive.

Chloé Delaume

Tu dis qu’habituellement ce qui t’intéresse avant tout dans un récit, c’est la forme et dans Phallers, ce qui est assez intéressant, c’est l’aspect pluri-formel des choses. Je pense notamment à la musique qui parcourt le récit, mais également à cet album que tu as réalisé que l’on peut écouter à la suite de la lecture du roman. 

Je fais depuis plusieurs années des bandes-son de livres et, par exemple, pour Le Cœur synthétique, j’ai travaillé avec Patrick Bouvet et Eric Simone qui sont les musiciens de Sentiments négatifs. D’habitude, je vois la musique comme une forme d’extension du récit et là, il y avait la volonté d’aller plus loin, de pousser un peu le bouchon. Il s’est trouvé que je travaillais sur le disque pendant que j’écrivais Phallers. Sur l’album qui précédait, Les Fabuleuses mésaventures d’une héroïne contemporaine et qui accompagnait Le Cœur synthétique, je leur ai donné le texte et ils ont fait la musique après. Là, je leur ai demandé l’exercice inverse. Un soir j’avais décidé que les Phallers étaient les Purple Bubble, donc une compagnie d’art vivant comme couverture. J’écoutais la musique de Ouin ouin boogie et je sentais bien que quelque chose se passait. Je me suis rendu compte que ce son était la bande originale des Phallers. Je trouvais que c’était bien d’avoir une musique pour les Phallers dans la vraie vie. J’aime bien l’aspect art total dans mon travail. J’aime que l’univers soit complet autour d’un livre. Mon fantasme absolu serait d’avoir une pièce immersive. 

Quels sont les premiers retours sur Phallers

C’est très étonnant, car moi je n’avais pas d’attente. C’est un livre qui sort directement en poche. C’est un geste particulier. Donc il y avait vraiment la volonté que le texte s’adresse à tout le monde, qu’il circule bien. Il est publié dans la collection Points Féminismes… c’est un geste de misandrie assumé. Pour Pauvre folle, je me plaçais dans quelque chose de sérieux et classique. Du coup, j’ai été surprise, je m’attendais à ce qu’il circule chez les lecteur·ices mais qu’il n’y ait pas de presse. Je suis étonnée de plusieurs réceptions critiques très élogieuses.  Je pensais voir le terme fémi-nazi circuler et pour l’instant non. 

La réception publique a été très chouette aussi. J’ai fait le salon du livre, j’ai fait deux librairies. Disons que les vrais gens, je les ai croisés. C’est pris comme je voulais que ça soit, comme un livre qui fait du bien et qui fait rire, un récit qui te secoue un peu et te met en colère. 


Relecture et édition : Coco Spina
Image à la une : Chloé Delaume par Aude Boyer

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