Toujours sans espoir de réouverture prochaine des lieux culturels, et en attendant les modalités du troisième confinement tout juste annoncé, la rédaction de Manifesto XXI revient avec une deuxième sélection d’événements pour satisfaire notre soif de culture… et notre besoin de séances ASMR en espérant que les rendez-vous psy soient un jour remboursés par la Sécu !
On vous recommande cette fois deux expos à (peut-être) visiter à Paris, une série de vidéos relaxantes, un essai impertinent à lire absolument, et une conversation autour de l’intersectionnalité à suivre en direct samedi. Pour vous tenir informé·es des nouvelles du monde de l’art contemporain, on vous parle aussi des bonnes (et mauvaises) surprises du prix AWARE 2021.
À visiter
Trans Human Nature d’Anouk Kruithof : pour un transhumanisme renouvelé
Disgracieux de prime abord, le faux gazon recouvrant le sol de la Galerie Valeria Cetraro crée pourtant d’habiles échos avec les photographies et donne une consistance inattendue aux corps morcelés, mannequins translucides disséminés dans l’espace. Surtout, l’utilisation d’un simulacre de nature en plastique, quintessence de l’artificialité, prend tout son sens lorsqu’on sait que le projet d’Anouk Kruithof est tout entier tourné vers l’hybridation, la fusion entre le vivant et la technologie. Trans Human Nature est le fruit de l’expérience de la plasticienne néerlandaise à Botopasi, un petit village reculé en pleine forêt amazonienne, où elle a vécu plusieurs mois en immersion totale. Si les photographies présentées à la galerie ressemblent à des collages numériques, ce sont en réalité des clichés d’images préexistantes mises en scène dans la nature luxuriante du Suriname. Ainsi un visage de robot se dévoile en transparence d’un cours d’eau ou une main mécanique se révèle entre les nervures d’une feuille. Anouk Kruithof perturbe nos perceptions en jouant des teintes, des textures, des cadrages, en superposant et mêlant éléments technologiques et organiques. Aussi troublante que fascinante, cette exposition témoigne d’une incroyable humilité face à la nature, qu’elle fait entrer en symbiose avec la science-fiction. « Le changement est la seule constante dans la vie » affirme l’artiste. Et c’est le changement qu’elle nous invite à embrasser par cet émouvant plaidoyer pour un transhumanisme régénéré, où cyborgs et végétaux cohabiteraient harmonieusement.
A.-C.M.
Anouk Kruithof, Trans Human Nature
Du 13 mars au 24 avril 2021
Galerie Valeria Cetraro, 16 rue Caffarelli, 75003 Paris
Ouvert du mardi au samedi de 14h à 18h.
Mimosa Echard : une esthétique de l’hybridation
« Je crée des pièces complexes avec des strates d’émotions. Mes œuvres sont faites de couches, de flux, qui peuvent être autant ceux des corps que de la pop culture » nous affirmait Mimosa Echard il y a quelques semaines lors de notre rencontre. Son premier solo show à la Galerie Chantal Crousel (Paris) témoigne magnifiquement de ce syncrétisme comme moteur de son processus créatif. L’exposition nous plonge dans un univers enchanté fait de « peintures » grand format, des écosystèmes composites où cohabitent vivant et non-vivant, des mobiles en perles rétro-éclairées, des sculptures tentaculaires peuplées de souvenirs, ou encore d’intrigants bacs métalliques recouverts d’un textile synthétique tendu. Un temps long est nécessaire pour appréhender pleinement ces œuvres hybrides : en s’approchant des grandes toiles texturées, apparaissent ici des fragments d’images de corps, là des végétaux, ailleurs des bijoux en plastique, morceaux de tissus ou des préservatifs. De subtils clins d’œil à la pop culture et à l’histoire de l’art s’immiscent dans les trois groupes d’œuvres présentés, dont l’unité réside dans le charme et la sensualité qui se dégage de l’ensemble. Cette exposition d’une rare élégance est accompagnée d’un poème (à lire ici) et d’une chanson (à écouter là), réalisés pour l’occasion par Aodhan Madden. Le tout compose un voyage sensoriel dont on souhaiterait ne jamais revenir.
A.-C.M. et L.P.
Mimosa Echard, Numbs
Du 5 mars au 10 avril 2021
Galerie Chantal Crousel, 10 rue Charlot, 75003 Paris
Ouvert du mardi au samedi de 10h à 18h.
À regarder
Prendre soin de soi grâce aux œuvres d’art avec l’ASMR de Behind the Moons
L’espace 13/16 du Centre Pompidou a lancé le 20 février un projet qui a de quoi surprendre : une série de vidéos ASMR réalisées à partir d’expériences tactiles avec des œuvres d’art. Fruit de la collaboration entre la créatrice sonore Behind the Moons et l’artiste Caroline Delieutraz, le projet veut défier la fameuse interdiction de toucher dans les musées et réimaginer notre réception des œuvres. En conférant aux pièces une consistance bien réelle, cette initiative nous encourage à dépasser l’automatisme de se limiter au visuel. Alors que nous perdons de plus en plus l’habitude de toucher, assujetti·es à des barrières invisibles nous privant du besoin élémentaire de matière, ce projet nous libère d’un grand tabou muséal et se propose d’y apporter du soin à travers la pratique relaxante de l’ASMR. Une démarche qui dépasse enfin la question de « qu’est-ce que les gens·tes vont-iels avoir envie de voir ? » pour poser celle – beaucoup plus immanente – de savoir de quoi celles et ceux qui s’approchent de l’art ont-iels besoin pour aller mieux, alors que les hôpitaux et cabinets sont pris d’assaut par une épidémie de dépressions.
C.S.
Les œuvres présentées dans les vidéos ASMR sont : « Return of the Broken Screens » d’Émilie Brout & Maxime Marion, « Ordinateur en mousse sérigraphié » de Fabien Mousse (artiste inventé par Raphaël Bastide) et « Trolls Just Want To Have Fun » de Caroline Delieutraz en collaboration avec Vincent Kimyon. À découvrir sur l’Instagram du 13/16. Les entretiens qui accompagnent les vidéos sont recueillis par Géraldine Miquelot.
À suivre en ligne
Aux intersections : conversation autour de l’intersectionnalité, samedi 20 mars à 16h
Trois militantes sont invitées par 49 Nord 6 Est – Frac Lorraine pour échanger autour de la notion d’intersectionnalité et de ses enjeux : Liza Hammar, chercheuse et co-fondatrice du collectif féministe de politique décoloniale Nta Rajel, Shahin Mohammad, guide et conteuse en langue des signes, et Mame-Fatou Niang, maitresse de conférence en études françaises aux États-Unis, autrice et co-réalisatrice du documentaire Mariannes noires. En combinant leurs points de vue, mêlant leurs expériences et savoirs, elles reviendront sur ce concept, en présenteront les caractéristiques et les enjeux. Car l’approche intersectionnelle est aujourd’hui fondamentale pour penser et déconstruire les systèmes de domination ancrés dans notre société, et œuvrer pour des futurs plus justes. Une discussion qui promet d’être passionnante, et de proposer un bel avant-goût de l’exposition À plusieurs, définie par Mawena Yehouessi comme « une expo sans mot-clé-co|de-passe, sans grandiloquence, sans climax ni linéarité mais des affinités à tisser, imaginer, concocter », à découvrir au Frac Lorraine dès la réouverture des lieux culturels. Cette exposition, « conçue par agrégation » et pensée comme une plateforme d’échange et de collaboration, réunira quatre artistes issu·es de la diaspora africaine, Tarek Lakhrissi, Josèfa Ntjam, Tabita Rezaire et Kengné Téguia, accompagné·es d’invité·es de leur choix.
A.-C.M.
Retrouvez toutes les informations sur l’événement Facebook, et rendez-vous sur youtube samedi 20 mars à 16h pour suivre la conversation en direct.
À lire
Penser nos contradictions avec Sarah Schulman : Le conflit n’est pas une agression
« Les harceleur·ses s’imaginent souvent qu’ils et elles sont la cible d’agressions alors que ce sont eux et elles qui provoquent les souffrances. Partout où l’on regarde, on retrouve cette confusion entre conflit et agression. » Dès le premier chapitre (p. 31), le ton est donné. Écrit en 2014, publié en anglais en 2016, et enfin paru en français aux éditions B42 en février, l’essai de l’autrice américaine Sarah Schulman Le conflit n’est pas une agression : rhétorique de la souffrance, responsabilité collective et devoir de réparation est défini comme « un virulent plaidoyer contre le phénomène culturel de l’accusation ». Dernier ouvrage de la collection Culture, dirigée par l’artiste Mathieu K. Abonnenc, ce livre pose un regard critique inédit sur les dynamiques de violence et les processus de domination qui sous-tendent nos sociétés contemporaines. L’autrice montre comment les personnes responsables de violences se présentent comme des victimes, alors que les minorités réellement en danger sont stigmatisées et exclues. Dans ce livre puissant et irrévérent, Sarah Schulman dénonce une société répressive où la sanction et la peur de la différence évacuent toute possibilité de remise en question, qu’elle soit individuelle et intime ou collective et politique. Un ouvrage non seulement pertinent, mais également nécessaire.
L.P.
Sarah Schulman, Le conflit n’est pas une agression : rhétorique de la souffrance, responsabilité collective et devoir de réparation, traduit de l’anglais par Julia Burtin Zortea et Joséphine Gross, publié en février 2021 aux éditions B42.
À découvrir
Gaëlle Choisne lauréate du Prix AWARE 2021
Depuis 2017, AWARE récompense et accompagne des artistes femmes : deux prix sont décernés, l’un à une artiste considérée comme émergente, le second, un prix d’honneur, à une artiste pour l’ensemble de sa carrière. Cette année, Gaëlle Choisne est la lauréate du premier, une récompense qui nous rend heureux·ses tant sa pratique, mêlant souvent installation, vidéo et performance, donne voix avec force à des narrations décoloniales et/ou queers. La plasticienne avait été nommée au prix par Thomas Conchou, commissaire d’exposition s’intéressant particulièrement aux pratiques artistiques et relationnalités queers. Barbara Chase-Riboud, sculptrice, poète et romancière, première femme noire américaine à être diplômée de l’École d’architecture de Yale, est lauréate du prix d’honneur.
Vendredi 12 mars, la cérémonie de remise des prix a, malgré ces nouvelles enthousiasmantes, quelque peu sombré dans l’awkwardness avec l’annonce de Muriel Pénicaud comme nouvelle présidente de l’association. L’ancienne ministre du Travail, plus connue pour ses saillies contre la fainéantise des employé·es français·es lors du premier confinement que pour ses engagements féministes et artistiques, apparaît comme un choix plus opportuniste que proche des convictions de l’association. On vous laisse vous en faire une idée via sa page Wikipedia et ses sections « Affaires judiciaires » et « Polémiques » très fournies.
S.B.
Sélection et rédaction : Samuel Belfond, Anne-Charlotte Michaut, Léa Pagnier et Costanza Spina.
Image à la une : Vue d’installation, Mimosa Echard, Numbs. Galerie Chantal Crousel, Paris, France (05/03 – 10/04/2021). Courtoisie de l’artiste et de la Galerie Chantal Crousel, Paris. Photo: Aurélien Mole.