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Alexis Langlois : « Rire de ce qui nous oppresse, c’est libérateur »

Alexis Langlois : « Rire de ce qui nous oppresse, c’est libérateur »

Humour camp, queerness, désir, Buffy, rapports de classes, bikeuses amoureuses, bande de copines et industrie du cinéma : On a rencontré Alexis Langlois, jeune réalisateur récompensé du Léopard d’argent au festival de Locarno pour son dernier film, Les démons de Dorothy.

Rencontrer Alexis Langlois, c’est parler d’un cinéma qui s’émancipe du réel. C’est parler du cinéma dans tout ce qu’il a de possible et de dysfonctionnel, c’est creuser à l’endroit de l’émotion, de l’amitié et de la résistance. C’est gagner la possibilité de faire des films qui affirment des désirs profonds, d’histoires qui se rencontrent, parler du réel en sortant du réalisme, et s’autoriser. S’autoriser à être insolent·es face aux critères de financement du cinéma français, à faire imploser la notion d’universel et sublimer l’imaginaire. Après avoir attaqué le cis-thème dans De la terreur mes sœurs (2019), on retrouve avec Les démons de Dorothy sa bande d’actrices plus démoniaques que jamais dans un récit camp, hilarant, où l’intime nourrit le fantastique : La très inspirée Dorothy (Justine Langlois) et ses bikeuses amoureuses accompagnées par la bande-son du groupe Sugar Pills, vont tenter de résister aux financeurs et à tout le cinéma « à succès ». Les moteurs bien huilés, les esthétiques chromées et l’atmosphère électrique nous embarquent dans l’univers toujours plus jubilatoire d’Alexis Langlois et sa bande. 

Alors, il fallait discuter de ces démons intérieurs incarnés par de véritables démones dans le court-métrage : la mère « motherator », interprétée par Lio, la productrice, interprétée par Nana Benamer et la Némésis, Xéna Lodan, réalisatrice à qui tout réussi, campée par Dustin Muchuvitz. On suit à un rythme qui ne s’essouffle jamais une Dorothy aussi drôle qu’angoissée, qui s’entoure de la présence hypnotique de Raya Martigny et Sonia Deville. Alexis et ses démones nous racontent l’angoisse tout autant que la joie et le rire, les liens de filiation dans l’histoire LGBTQI+, les rapports de classe, le monde du cinéma. Le film déploie une iconographie hantée par un imaginaire libérateur et une bande-son électrisante signée Lio et Rebeka Warrior. On jubile dans les paysages vaporeux d’Alexis Langlois que l’on écoute partager ce cinéma rêvé dans cet entretien qui laisse espérer un avenir plus flamboyant pour nos écrans. 


Manifesto XXI – Dans Les Démons de Dorothy, tu revisites la notion de cauchemar, comme un chaos révolutionnaire et joyeux. Qu’est-ce que tu y as projeté ? Comment as-tu imaginé ces créatures et de quoi se nourrissent-elles ? 

Alexis Langlois : Le point de départ du film, c’était des angoisses très personnelles liées au fait d’être un prolo, une personne queer, qui essaye de faire du cinéma et se confronte à ce monde-là. J’ai longtemps fait des films auto-produits et je n’avais pas vraiment conscience des enjeux de réception ou de financement… On faisait des films entre copines et c’était très chouette comme ça. C’est à partir du moment où tu essayes de faire des films avec un peu plus de moyens que tu es confronté·e au jeu des commissions. Je l’ai vécu pour De la terreur, mes sœurs !, ça a vraiment été le chaos, un moment très long, douloureux, comme beaucoup de cinéastes peuvent le vivre. C’était un film très militant mais à la fois une comédie. Il cochait donc toutes les cases pour se faire engueuler, ou même agresser en commission. 

Tout ça a réveillé des angoisses profondes, me donnant l’impression que ma personne  – une pédouze, queer, prolotte – ne pouvait pas faire de films, et encore moins des films comme il m’intéresse de faire, c’est-à-dire des comédies saupoudrées de militantisme.  Donc après De la terreur, j’ai eu envie de raconter ce que plein de gens pouvaient vivre, et principalement les personnes issues de minorités : des queerettes, des personnes trans, des personnes racisées… Je me suis dit que le film pouvait aider à se dire que les choses sont possibles, via un parcours dans lequel de nombreuses personnes pourraient se reconnaître. 

Je sais que j’ai envie d’avoir de l’argent, car pouvoir dire « on veut faire des films sans argent », c’est aussi un certain privilège.

Alexis Langlois

Est-ce De la terreur, mes sœurs ! qui a fait naître ce cauchemar, ou est-ce un cauchemar qui t’habite depuis longtemps ? Qu’est-ce qu’il raconte de la culture dominante, du cinéma mainstream, des instances de validation ? 

Je pense que ça a toujours été là. Dès que t’arrives à Paris et que t’as pas les codes, c’est présent. C’est vraiment ce paramètre de classe qui est présent, beaucoup plus que d’être queer. J’ai été protégé pendant très longtemps en faisant des films entre copines, montrés entre nous, dans des réseaux beaucoup plus alternatifs, mais dès que tu t’ouvres au milieu du cinéma plus mainstream, avec les commissions et les festivals, ça vient réveiller les angoisses qui étaient là depuis toujours. 

Il y a un renversement des jeux de pouvoir dans ce cauchemar, que conjure Dorothy ? 

Je ne sais pas vraiment ce qu’elle conjure, mais je sais qu’après Dorothy et De la terreur, il y a quelque chose de beaucoup plus clair pour moi sur la production de mes prochains films. Je sais que j’ai envie d’avoir de l’argent, car pouvoir dire « on veut faire des films sans argent », c’est aussi un certain privilège. Ce n’est pas pareil quand tu es précaire, que tu n’as pas d’argent toi-même et que tu te retrouves à avoir plusieurs job alimentaires, c’est faire le choix de ne plus avoir de vie perso pour pouvoir faire des films. Je n’ai pas envie de faire des films réalistes avec deux personnes qui s’aiment et s’entretuent. Pour continuer à faire du cinéma, il faut continuer à affirmer ses désirs, ses envies et trouver des moyens pour le faire. C’est une affirmation que de dire : « j’ai envie de faire ça, ce n’est pas bienvenu mais je trouverai un moyen pour le faire. »

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Avec cette idée de « faire des films sans argent », on banalise aussi l’idée que les films produits, réalisés par des personnes « minorisées » ne « méritent » pas d’argent. 

Surtout qu’ils ne seraient pas « universels ». Ceux qui décident dans les commissions sont souvent des mecs blancs, cis et issus de la bourgeoisie. Néanmoins, il y a une nouvelle génération de personnes queers qui font des films et ont la volonté de s’éloigner du réalisme pour raconter des choses très intimes. Et contrairement à ce que pensent les décideurs, j’observe justement que ça intéresse. Je crois qu’avec un film, quelle que soit l’histoire, on peut s’identifier même à des gens qui ne nous ressemblent pas, c’est la force du cinéma. Si nous on l’a fait, pourquoi ne pourraient-ils pas le faire ? Cette notion d’universalité est vraiment nocive, car elle correspond à leur norme à eux. Leurs films, à part reproduire des choses que l’on a vu des milliards de fois, ne nous intéressent pas, mais comme l’argent est distribué entre eux, ce système continue. Dans tout ça, on retrouve cette idée de classe, car le cinéma est un art bourgeois. Un certain cinéma pense que pour s’adresser au plus grand nombre il faudrait faire des films « réalistes », et c’est ce qui prédomine en France. Ce système pourrait fonctionner avec une vraie diversité dans le choix des projets.  

Quelles émotions ressent Dorothy ? 

« Anxieuse » et « déprimée » sont deux mots qui la constituent à la base. Elle a aussi un regard amusé sur elle et ce qui l’entoure, ce qui permet de dépasser un peu cette angoisse. Rire de ce qui l’angoisse lui permet de vivre. Elle se moque. Je pense que la parodie, le détournement sont hyper importants dans l’histoire LGBTQI, et je crois que toute les minorités détournent les images pour en révéler le sens caché. J’ai l’impression que ça aide à vivre, que c’est amusant et que ça évite d’être complètement déprimé·e. Rire de ce qui nous « oppresse », c’est libérateur. Dorothy, c’est moi sans être moi. Elle est ultra sensible, un retour de commission peut la plonger dans le noir total pendant des mois. Dans le film, je montre ce que c’est que d’être à fleur de peau lorsque tu fais quelque chose. Le personnage de Dorothy est « plus plus », comme ses démons en quelque sorte. 

Dorothy est vraiment née de l’amour de Buffy. Comme dans la série, le film manifeste les démons intérieurs par de vrais démons, c’est très lié.

Alexis Langlois

Tu parlais de détournement, ton cinéma est aussi issu de la culture camp. Comment t’inscris-tu dans cette lignée, cet héritage ? 

Le mot camp est très important pour moi. Le camp c’est vraiment, dans sa définition, de l’ordre du regard, un regard qui fait que les choses deviennent drôles, et c’est aussi la manière dont les choses sont racontées. C’est étrange la filiation qu’il y a dans la culture LGBTQI. On a tous·tes vécu des choses similaires et, sans forcément avoir les mêmes références, tout le monde a une sorte d’humour commun. Avant tout, c’est avec mes copines quand on se moquait des hétéros, des gens qui nous faisaient chier. Au fur et à mesure que ma cinéphilie s’est développée, j’ai retrouvé cet humour-là, que ce soit chez Gregg Araki, ou John Waters par exemple. Du camp, j’en vois un peu partout lorsqu’il y a un regard, un semblant de critique un peu fabuleuse. C’est un regard distancié sans être dupe des enjeux qui sont soulevés. 

Comment tu crées ce fabuleux-là ? 

Je pense que ça vient vraiment de mon côté pédouze, je sais que j’ai un goût sincère pour tout ce qui est « plus plus », « over the top ». En comprenant aussi que ce goût énerve beaucoup les gens. Tout ce qu’on a pu me dire de péjoratif dans les commissions m’a donné envie d’en rajouter une couche et dire : « non je suis pas comme vous, et je mettrai encore plus de rose, encore plus de paillettes et plus de choses que vous considérez comme trash et qui sont finalement juste des choses que j’aime. » C’est donc un mélange entre mon goût et l’affirmation de ce que d’autres trouvent trop kitsch. 

Les Démons de Dorothy, 2021


Dans tes films, il y a aussi une iconographie liée à l’adolescence, en quoi ça constitue une période structurante ? 

Pour moi, l’adolescence n’a pas été un moment très amusant et je crois que comme beaucoup de personnes queers, j’ai fait mon adolescence à rebours avec cette impression de toujours être un ado. Quand j’étais petit, je m’intéressais au cinéma, mais ne venant pas forcément d’une famille cinéphile, je m’appuyais sur le programme télé et j’observais le nombre d’étoiles. Je pensais que les films pour adultes étaient ceux avec beaucoup d’étoiles. Je me suis aussi rendu compte que ces films à étoiles n’étaient pas ceux que mes parents aimaient et qu’il fallait m’y intéresser pour faire du cinéma. Par exemple, quand je suis arrivé à Paris 8, à la fac de cinéma, j’adorais Béla Tarr, et on ne peut pas dire que c’est un cinéaste qui m’accompagne aujourd’hui. C’était une manière de vouloir appartenir à quelque chose que je n’étais pas vraiment, à une idée du cinéma sérieux… Comme les références à Buffy, c’est aussi cet élan vers toutes les choses qui ont longtemps été pour moi honteuses et que je réaffirme aujourd’hui comme faisant partie de moi. Dorothy est vraiment née de l’amour de Buffy. Comme dans la série, le film manifeste les démons intérieurs par de vrais démons, c’est très lié. C’est aussi affirmer que ça me constitue car c’est à partir de là qu’est née ma cinéphilie. 

Quels sont les modèles présents dans tes films, et quelles représentations cela convoque-t-il ?  

Tout simplement, je tourne avec mes copines, celles que j’ai envie de faire jouer et qui m’excitent en tant que spectateur, en tant qu’ami, en tant que personne. Je m’identifie à elles de mille manières, ce qui me permet aussi de créer des rôles. Sur la question de la représentation, je pense qu’on peut s’identifier à plein de gens mais qu’effectivement, on manque de représentations en tant que personnes queers… C’est comme un élan naturel. Ce sont des personnes que j’ai envie de voir, qui m’entourent et que j’ai envie de filmer. Je ne me verrai absolument pas filmer une actrice bankable parce qu’il « faut » la filmer. J’ai juste envie de filmer les gens qui m’intéressent.

J’ai toujours pensé que les actrices sont des personnes faisant partie de la mise en scène et les films n’auraient pas pu exister sans les comédiennes qui jouent dedans.

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Alexis Langlois

Dans ton travail, il y a quelque chose qui transparaît de l’amitié, on sent une émulsion collective. Comment ça te porte ? 

On n’a pas tous·tes les mêmes rapports les un·es avec les autres. Comme le personnage de Dorothy, faire des films occupe une grande place dans ma vie, et la plupart du temps je suis un peu toute seule chez moi à écrire. Autant pour De la terreur, comme il s’agissait de rôles vraiment écrits pour les actrices il y a eu beaucoup de relectures de scénarios etc… autant pour Dorothy, je m’amuse plus en parlant de moi de manière détournée. Justement, l’enjeu était plutôt de trouver comment raconter des choses très personnelles avec le filtre de la fiction et se demander ce qu’il est possible de faire dans le jeu.

Cette notion de « jeu » est très importante, on est toujours contentes de se retrouver. Et justement, Lio, avec qui j’ai discuté il y a quelque temps, disait qu’il y avait quelque chose de très enfantin dans le fait de se retrouver sur le plateau ! Elle dit toujours « on dirait que » et je pense que c’est ce qu’il y a entre nous, on s’amuse et on « dirait que » on est un autre personnage, c’est ce qui fédère le groupe. 


Est-ce que le groupe constitue un outil de révolte selon toi ? 

Je crois que plus que de la révolte, c’est de la résistance. On ne le pense pas forcément comme ça en le faisant, mais c’est vrai que « le faire en groupe » est peut-être une petite résistance. Ça permet aussi de mettre au centre l’amitié et d’essayer de faire les films un peu différemment. On revient également à la question du réalisme. Il faut donner envie aux copines de tourner, et faire un film fantastique en jouant une démone, une grande méchante, a sans doute quelque chose d’excitant. C’est aussi répondre à des « c’est pas possible » en faisant quelque chose d’amusant et en montrant ce dont on est capables ! 

Par quoi ton iconographie est-elle hantée, qui sont tes icônes et obsessions ? 

Quand je fais des films, je fais beaucoup de collages, je réinvente des scènes que j’aime, comme la séquence où Lio réapparaît en mille personnages, inspirée d’une scène de The Girl Can’t Help It de Tashlin. Je suis hanté par des images qui me reviennent quand j’écris des films, que ce soit des personnages, des séquences, des costumes, et comment j’ai envie de réinterpréter ça. Sinon, il y a des actrices comme Judy Holliday, qui est est pour moi l’actrice par excellence et qui apparaît dans le film, toutes les actrices de Warhol : Candy  Darling, Jackie Curtis… J’ai toujours eu le sentiment que les actrices faisaient vraiment partie de la création des films.

Quand j’ai fait mon mémoire sur Magdalena Montezuma, une actrice de Werner Schroeter, les gens ne comprenaient pas forcément : dans l’imaginaire ce sont les cinéastes qui amènent la mise en scène, tandis qu’entre Montezuma et Schroeter, il y avait une relation particulière, elle faisait les costumes, il faisait les rôles pour elle et elle apportait énormément. J’ai toujours pensé que les actrices sont des personnes faisant partie de la mise en scène et les films n’auraient pas pu exister sans les comédiennes qui jouent dedans. De la terreur mes sœurs ! n’aurait jamais pu exister sans ses actrices, c’est avant tout des histoires de rencontres, de personnalités, et il n’y a qu’elles qui pouvaient jouer ces rôles-là. 

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Les Démons de Dorothy, 2021


Et du coup, Lio, quelle icône est-elle ? 

Lio est quelqu’un que j’adore, notamment pour le rôle qu’elle a eu dans Golden Eighties de Chantal Akerman (qui a d’ailleurs donné le nom au film A ton âge le chagrin c’est vite passé). On s’est rencontré·es dans un festival où je lui ai expliqué ma manière de travailler et nous avons eu envie de tourner ensemble. Quand je lui ai envoyé mes films, elle a tout de suite compris la notion de bande, de collectif. Ce qui était amusant, c’est que les filles étaient très impressionnées de travailler avec Lio, qui était elle-même impressionnée de travailler avec les filles, car en voyant les films, mes icônes sont aussi devenues des icônes pour elle. 

Pour terminer, quel rapport entretiens-tu avec la notion d’identité graphique? 

Je travaille depuis très longtemps avec Cadinot de la House, copain rencontré aux Souffleurs, comme avec toutes les actrices ! L’envie était de faire des génériques comme on les aime au cinéma, des génériques qu’on trouvait beaux ! Et l’exercice s’est un peu transformé. Dans Dorothy il y a pleins de génériques, de faux génériques… C’est aussi la puissance des images et du graphisme, chaque élément a un sens ! Faire des choses ultra gratinées avec, par exemple, le logo des bikeuses amoureuses, tout ce qu’il ne faut pas faire, du chromé, des paillettes et après faire le générique hyper épuré de l’école de la vie de Xena… C’était aussi pour rendre compte des choses qu’il faut faire et des choses qu’il ne faut pas faire et là on s’amuse beaucoup dans le détournement de ce « qu’il ne faut pas faire». Pour une fois, on a pu faire des parodies de ce que l’on n’aimait vraiment pas et c’était amusant ! Peut-être que les gens se poseront aussi des questions sur le graphisme. Je pense que Cadinette et moi avons le même humour, le même goût du détournement et dans Dorothy ça a une place très importante.


Le film est à découvrir sur Arte dès le 30 octobre dans l’émission Court-circuit et au Smells Like teen spirit festival le 31 octobre.

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