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Qalaq de Jerusalem in My Heart : quand l’inquiétude confine au désespoir

Qalaq de Jerusalem in My Heart : quand l’inquiétude confine au désespoir

Jerusalem in My Heart
Jerusalem in My Heart, titre d’un album de la chanteuse libanaise Fairuz, sorti dans le contexte de la guerre des Six Jours, est aussi le nom du projet multimédia porté par le chanteur, compositeur et instrumentiste (oud, bouzouki), Radwan Ghazi Moumneh et la cinéaste-réalisatrice, Erin Weisgerber, tous deux installés à Montréal. Entre désarroi politique et expérimentations audiovisuelles, Qalaq, 4e album de Jerusalem in My Heart sorti le 8 octobre sur Constellation Records, délivre, au-delà des seuls mots, un témoignage viscéral et polyphonique de la catastrophe qui se déroule sous nos yeux.

17 octobre 2019. Suite à l’imposition d’une série de taxes par le gouvernement, dont une taxe sur l’application WhatsApp, des centaines de milliers de libanais·es, femmes et jeunes en première ligne, descendent dans la rue pour exprimer leur colère contre un système et une élite politique et économique corrompue. Le mouvement baptisé thawra (« révolution »), qui défile pendant plusieurs semaines au rythme du slogan dégagiste « Keloun yaâ’ni keloun » (« Tous, ça veut dire tous »), inédit tant par son ampleur que par sa composition, est incarné ici par la photo de trois femmes masquées dans une rue en proie aux flammes qui illustre la pochette de l’album, réalisée par la photographe Myriam Boulos, que nous avions interviewée en mai 2020.

J’ai 46 ans et c’est la première fois depuis ma naissance que je commence à perdre espoir

Jerusalem in My Heart
Isabelle Stachtchenko

4 octobre 2021. L’espoir suscité par le soulèvement populaire a laissé place à la résignation. Radwan Ghazi Moumneh, initiateur du projet, nous reçoit depuis son studio installé à Montréal après une coupure d’électricité qui lui a fait perdre une journée de travail, mais pas son sourire : « J’ai 46 ans et c’est la première fois depuis ma naissance que je commence à perdre espoir, que je commence à concevoir que l’on va perdre contre eux ». Eux, c’est l’élite politique et économique du pays. « Le gouvernement nommé il y a 3 semaines c’est une farce ! C’est toujours les mêmes noms, les mêmes clans, les mêmes pions qu’on bouge ici ou là ». 

Alors que le Liban est enfoncé dans l’une des pires crise économique et sociale de son histoire, on apprenait la veille que le nouveau chef du gouvernement libanais, l’homme d’affaires milliardaire Najib Mikati, ainsi que l’actuel gouverneur de la Banque centrale du Liban Riad Salamé, qui fait par ailleurs l’objet d’enquêtes judiciaires pour détournements de fonds et blanchiment d’argent dans plusieurs pays, faisaient partie des personnalités ayant eu recours à des sociétés offshore citées dans l’affaire des Pandora Papers.

Radwan Ghazi Moumneh, natif de Beyrouth où ses parents vivent encore, nous confie qu’autour de lui, tou·tes ceux·celles qui le peuvent ont déjà quitté le pays, ou sont en train de le faire : « Ma sœur vient de s’installer à Montréal. Elle a perdu son studio de design dans le centre de Beyrouth qui a été pulvérisé lors de l’explosion du 4 août ».

L’explosion survenue le 4 août 2020 dans le port de Beyrouth, qui a fait plus de 200 morts, plusieurs milliers de blessés et laissés de nombreux traumatismes, est au cœur du clip épileptique d’ »Abyad Barraq » (« éclair blanc » en arabe) réalisé par Erin Weisgerber. La réalisatrice qui a rejoint le projet peu de temps avant que le Covid-19 ne les prive de performances live, y triture sans ménagement son matériau – une série de photos de Tony Elieh prises à Beyrouth quelques heures seulement après l’explosion – et parvient à reproduire la violence du drame aussi bien que la sidération qui le suit.

Composé pendant l’hiver 2020-2021, « Qalaq (profonde inquiétude) est née de l’idée qu’il n’y a plus d’espoir. Il n’y a pas d’essence, pas d’électricité, pas de bouffe, c’est invivable ! Cette inquiétude, elle parle de cette culture, de ce pays et de ce peuple qui sont en train d’être écrasés par un système politique sur lequel il n’a aucun contrôle. Mais ce n’est pas propre au Liban. C’est la même merde partout dans le monde arabe et ce n’est pas un hasard. Ce sont des projets coloniaux qui ont planifié la situation dans laquelle on se trouve aujourd’hui ».

À l’inverse de Fairuz qui expliquait chanter un Liban fantasmé, n’ayant que peu de rapport avec le pays réel, mais dans lequel son public, et en particulier la diaspora libanaise, trouvait refuge. Qalaq colle au plus proche de sa réalité sensible, même lorsque celle-ci est vécue à des milliers de kilomètres de là, par le prisme des chaînes d’info et d’échanges par écrans interposés dont l’on perçoit, sur certains titres, les échos diffus.

Si l’album est ainsi dominé par une palette sonore assez sombre où se lit la tension, la colère et la violence du désespoir, – on pense notamment à l’explosion inaugurale d’ « Abyad Barraq » et son charley à la gueule grande ouverte qui inaugure l’écoute, ou aux percussions martiales mêlées aux enregistrements de rue d’ « Ana Lisan Wahad » -, il ne se limite pas à une pure déflagration. Les déchaînements bruitistes laissent aussi place à des plages ambient plus contemplatives, comme sur l’éthéré « Qalaq 5 », dont les scintillements et les basses aériennes ont la saveur étrange du silence qui suit la catastrophe.

Album collaboratif aux allures d’orchestre désarticulé, Qalaq est surtout pour Jerusalem in My Heart l’occasion d’intégrer une multitude de voix au récit. Aux chants mélismatiques de Radwan se mêlent les voix de la poétesse Alexei Perry Cox qui réalise également le livret accompagnant le vinyle, dont les mots semblent avalés aussitôt énoncés et de Moor Mother et son inquiétante prophétie : « Situated between the cracks of a broken tomorrow I worry…« . Celles encore, berçante de la cinéaste-activiste d’origine abenaqui Alanis Obomsawin accompagnée par l’artiste sonore Diana Combo, ou spectrale et métallique de la vocaliste hongroise Réka Csiszér, qui nous parvient comme portée par les vents. 

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Qalaq semble hanté par l’écho des espoirs déçus de la révolution libanaise et plus généralement du panarabisme démocratique. La mélancolie qui s’y fait jour, liée à la perte d’un futur déjà englouti, ne cède pour autant ni aux sirènes du défaitisme satisfait ni à celles d’un passé idéalisé. Au contraire, se dégage de ces collaborations multiples un ensemble polyphonique teinté d’espoir, comme autant de déclinaisons d’un cri collectif éclairant l’épigraphe de l’album :

From Palestine to Turtle Island,

From river to the sea,

Decolonize.

Jerusalem in My Heart sera en tournée en Europe à partir du 31 octobre.

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