Manifesto XXI s’est déplacé à Arles du 24 au 28 août pour couvrir la deuxième itération d’Agir pour le vivant, le festival écologiste all stars organisé par les éditions Actes Sud. Sur une semaine sont convié·e·s artistes, scientifiques, philosophes, activistes, à partager leurs actions et leurs points de vue ainsi qu’à travailler en résidence. On y retrouve le penseur décolonial Felwine Sarr et l’Agence française de développement ; l’anticapitaliste vedette Alain Damasio et un fonds d’investissement « finance verte ». Intriguée par cette programmation à haut coefficient de friction, notre reporter philo Anne Plaignaud est allée voir les débats qui s’annonçaient chauds comme le rapport du GIEC. Ici le deuxième épisode d’une série de trois, où l’on visite les contradictions d’un festival écologiste et humaniste organisé par de riches philanthropes.
Le surlendemain de mon arrivée au festival Agir pour le vivant, après une journée consacrée à la philosophie décoloniale, je continue mon exploration de la relève écologiste, cette fois par l’éducation et l’agriculture. Le Domaine du Possible est un terrain monté par la famille Nyssen-Capitani, constitué de 135 hectares, cultivé en agroforesterie biologique. Il nourrit l’École Domaine du Possible, qui accueille une centaine d’enfants dans une pédagogie aux inspirations Montessori. On trouve également une université qui effectue des recherches en agroécologie et dispense des formations pour les agriculteur·rices voulant se convertir au bio ou se défaire des machines-outils. En effet, ces dernières les rendent dépendant·es du pétrole et des emprunts pour l’achat et l’entretien des machines, les poussant à toujours plus de rendement pour rester à flot. Le projet est porté à bout de bras par des personnalités passionnément investies dans leur mission de transition écologique.
Au-delà de la validité, la nécessité même du projet, un drôle de sentiment monte cependant. Un sentiment d’enclave. Il faut rouler plus de trente minutes depuis le centre d’Arles pour arriver au domaine. Un éloignement qu’on ne peut pas reprocher à un terrain agricole, mais qui est révélateur d’une ambiance rampante. Cet aspect insulaire se retrouve partout. Le festival Agir pour le vivant se réclame de l’écologie et de l’humanisme, du milieu du lien, du public. Pourtant, il ne trouve place que dans des lieux possédés par les Nyssen-Capitani, à la fois bailleurs et locataires.
Aucun débat en place publique ou en relation avec les habitant·es. Iels sont pourtant à l’avant-poste du dérèglement climatique avec la Camargue et le delta du Rhône. Mise à part, certes, la résidence de l’assemblée citoyenne qui promet quelques « temps de rencontre avec le public, sur réservation ». On n’entend jamais d’Arlésien·nes dans les panels comme dans l’auditoire parler de problématiques propres à leur territoire – à l’exception d’une courageuse spectatrice anti-corrida. On entend « Oh les parigots, rentrez chez vous ! » quand le festival s’installe à la terrasse du café détenu par Actes Sud. Le vendredi soir, je jette l’éponge devant le nouveau film de Cyril Dion, opportuniste tentative d’individualiser la lutte en icônisant une jeune militante en contrefaçon assez gênante de Greta Thunberg. Je me coule dans la ville et laisse traîner mes oreilles.
Un humanisme insularisé
Le cuisinier du resto où je m’assois siffle : « Ce festival Agir pour le vivant, c’est l’entre-soi. Je n’ai pas pu rentrer à la soirée d’inauguration. Pourtant j’avais pris ma place. Les accréditations, elles, défilaient sans problème. J’ai fini par réussir à rentrer et je me suis retrouvé devant deux soi-disant philosophes qui prenaient le thé sur la scène. Ils ne s’adressaient à nous que pour nous dire qu’on ne comprenait rien, mais qu’on allait nous expliquer. C’est à l’image des relations du festival avec les Arlésiens. Arles, c’est une des communes les plus pauvres de France, sur laquelle vivent trois milliardaires. » Le taux de pauvreté y dépasse effectivement les 20%, souvent les 50%. En revanche, Maja Hoffmann, héritière de Roche, est la seule certifiée milliardaire. Jean-Paul Capitani néanmoins, mari de Françoise Nyssen, est connu proverbialement pour posséder le quart du parc immobilier de la ville d’Arles.
Hoffmann est la fondatrice de la Fondation Luma, complexe culturel de 11 hectares designé par le « starchitecte » Frank Gehry. La fondation a été entièrement financée sur fonds privés, tout comme le festival Agir pour le vivant, d’ailleurs. La Fondation Luma milite explicitement pour un « effet Bilbao », c’est-à-dire transformer une ville d’un Sud ouvrier en déshérence par l’offre culturelle. Une sortie de théorie du ruissellement du capital culturel. Actes Sud et la Fondation Luma sont donc les grands mécènes de la vie artistique locale, dans une relation quasi-médicéenne à la ville, posant la question du poids de la fortune dans le développement de la vie publique et citoyenne.
Difficile d’estimer le succès de l’entreprise et la remontée du niveau de vie des Arlésien·nes pauvres ou modestes ; en revanche, les loyers du centre-ville ont augmenté du simple au triple en dix ans. Notre cuisinier continue : « Résultat, on a six cents expos par an. Elles sont super, je ne dénigre pas le travail pour rendre la ville touristique, c’est clair que les Parisiens viennent. Mais moi, six cents expos, je n’ai même pas le temps de les faire. Et je m’en fiche si les petits Arlésiens ne peuvent pas avoir d’autocar pour visiter la campagne faute de budget. L’école d’Actes Sud, c’est génial pour leurs cent élèves. Par contre ils détiennent la ville, et le seul jardin partagé, juste en bas de la rue, a fermé par manque de moyens. C’est de ça dont ils ont besoin, les Arlésiens. »
Le lendemain, je remonte les interrogations au directeur de l’école du Domaine du Possible, Jean Ratovitch. Il admet le manque de connexion à l’agglomération arlésienne et expose les pistes d’amélioration mises à mal par le covid. Nous voilà englué·es dans cette réalité paradoxale : engager la sortie du capitalisme par la philanthropie de fortuné·es bien intentionné·es. Un pied dedans, un pied dehors. On a entendu cette semaine mille histoires qui donnent la chair de poule. Des récits qui s’élèvent contre le TINA, « There is no alternative to capitalism », le mensonge matriciel de notre système… dont on fait pourtant l’expérience en toile de fond de ce festival qui n’existe que par la fortune de ses instigateur·ices. Et les habituel·les contempteur·rices incontournables du capitalisme, comme Alain Damasio, ne se sont pas privé·es pour y faire un tour en tête d’affiche.
Pour cause, ce sont des discours qui disposent au festival Agir pour le vivant d’une formidable plateforme. Notamment, il faut le redire, pour les discours décoloniaux, absolument nécessaires à l’écologie. Les populations sujettes à l’oppression colonialiste expérimentent en première ligne ce qui attend l’humanité toute entière dans quelques dizaines d’années : montée des eaux, pollution des sols, pollution de l’air, dégradation de la nourriture, exploitation des corps, surveillance, corruption.
D’autant que ce n’est pas demain la veille que ces discours trouveront de l’espace dans la politique mainstream. Au-delà de la cascade démagogique de l’« islamogauchisme », les servants publics qui sont censés nous représenter estiment que la start-up nation est une solution d’avenir comme, de toute façon, ce n’est pas chez nous qu’on extrait le silicium, qu’on n’a qu’à se servir chez les autres (mais c’est pas du colonialisme du coup ?) et que nous, on ne tue pas les rivières en les empoisonnant au mercure (mais la Guyane c’est pas en France du coup ?). Alors dépendons-nous des fortuné·es pour amplifier les voix de celles et ceux que le public refuse de porter ? Pas de solutions à l’équation.
Un carrefour d’initiatives citoyennes et écologistes
La meilleure des conclusions sera donc de donner de la force aux initiatives concrètes que le festival a révélées. L’Appel du Rhône, par exemple. Le Rhône fait vivre toute notre bassin de vie, reliant la Méditerranée au carrefour européen que représente la Suisse. Cependant, il est aujourd’hui surexploité, sur-barragé, surpollué. L’association id-eau veut lui donner une existence législative, le rendre sujet de droit, qu’il puisse se défendre. Et combattre les nationalismes et le désengagement citoyen en liant les peuples d’Europe, des berger·es suisses aux habitant·es des cités lyonnaises, autour de la protection de ce vivier de vie. La démocratie ne se fera pas sans la nature. Si vous avez la chance d’avoir le Rhône dans votre vie, n’hésitez pas à vous investir ; si vous buvez du Côtes-du-Rhône, à soutenir.
Lui aussi fils du Rhône, Ernst Zürcher, forestier suisse, signe La puissance de l‘arbre. Dans ce magnifique documentaire, Zürcher se pose à côté des arbres de son pays. Il nous raconte comment, des racines au bout des feuilles, l’arbre tient notre milieu, c’est-à-dire nous dedans. On ne peut rien écrire qui ne soit pas cliché sur les arbres. Pourtant l’écueil est ici évité : il s’agit d’un mec, d’un drone, d’un micro, d’un arbre, et c’est tout. Ce monsieur, ses bottes et son chandail jouent les interprètes d’une langue feuillue à la nôtre pleine de mots. Il dégourdit un sujet à haut potentiel de niaiserie et donne envie aux plus sceptiques de faire des câlins aux peupliers. Voire même, qui sait, de s’engager pour les protéger.
La réalisatrice Catalina Mesa, elle, se présente ainsi : « Ceux du village viennent de m’écrire : “Courage, les montagnes sont avec toi.” ». En effet Jericho, dans les Andes, est terriblement menacé. Le territoire est à la merci des exploitants miniers chinois. Quasiment toute la cordillère leur est déjà cédée pour le cuivre, l’or, l’argent et surtout le lithium de toutes nos batteries électroniques. Leur seul recours de démocratie directe a été annulé par la Cour constitutionnelle de Colombie. Pourtant, tous les rapports ont noté que ces mines sont devenues des « lieux de misère, de corruption et de violence ». Et ce territoire abrite deux des 36 hotspots nécessaires sur le globe pour éviter l’effondrement de la biodiversité. Pour le dire franchement : s’ils meurent, on meurt. Catalina représente Salvemos Al Suroeste, qui s’organise pour éviter la catastrophe. Vous pouvez leur donner de la force et les suivre sur Instagram.
Ce que nos récits disent de nous
Avant de monter dans le train du retour, je tue quelques minutes au bord d’un Rhône aveugle, invisible au promeneur qui ne se penche pas au-dessus du mur parachevant l’encaissement gigantesque qui engloutit la rivière en dessous de la ville. Avec mon amie Cécile, psychologue, nous discutons des recherches d’Albert Moukheiber. Ce docteur en neurosciences étudie nos tendances en tant qu’êtres humains à haïr l’incohérence. Et à inventer tous les récits possibles pour essayer de redonner du sens à ce qui nous arrive. Devant une contradiction ou une absurdité manifeste, nous sommes ainsi fait·es que nous ne pouvons pas ne pas nous entourer d’explications, de rationalisations, nous devons réduire le réel en oui/non pour décider d’une barrière arbitraire qui nous permet de nous placer d’un côté ou de l’autre de nos partitions fantasmées.
À voir se multiplier les « récits contre », les « récits de résistance », je me dis qu’on doit quand même tous·tes sacrément nager dans la dissonance cognitive. Dans ce capitalisme dont on ne veut que voir la fin, on s’agite, toujours ramené·e à lui par la force de l’habitude et des quelques miettes de privilèges qu’il nous jette au visage pour les semi-chanceux·ses. « Humains, trop humains » conclut Cécile. Et pourtant, on ne peut pas nier la force performative des récits alternatifs. C’est ce qui rend ce festival galvanisant : comme il existe, il diffuse.
Dans l’épisode conclusif de cette série, ce seront les Jeunes pour le vivant qui nous donneront de la force dans les contradictions. Quelles pistes de sortie se donne-t-on désormais pour explorer – encore, toujours, vers la sortie, jusqu’à ce qu’on y soit, dehors, pour de bon ?
Agir pour le vivant (1/3) : surprise décoloniale chez Actes Sud
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