Baignée dans le milieu de l’art depuis son enfance, Agathe Moretti décroche son diplôme aux Arts Déco en photo-vidéo avant de se tourner assez naturellement vers la peinture. Romantique dans l’âme, elle s’imprègne de ses souvenirs et des films qui la fascinent pour construire ses toiles comme des collages. Croisant références et imagination, son travail brouille la frontière entre matérialité et illusion.
Au 8e étage des Tours Mercuriales, les toiles colorées d’Agathe Moretti, peintes sur fond d’italo-disco, contrastent avec l’ambiance froide du périphérique de la Porte de Bagnolet. Collectionnant des images concrètes — d’œuvres, de films, de magazines — et des images mentales, elle illustre avec sensibilité des moments de latence, faits de corps en attente et de lieux hétérotopiques, ces lieux « autres » où se logent nos utopies et nos imaginaires. Ses tableaux offrent des instants suspendus dans l’espace et le temps. Les lieux sont suggérés, les corps dénudés, les visages effacés. La palette de couleurs évoque la douceur et l’intimité. Enivrant nos esprits de nostalgie, ces instants de pause nous donnent une sensation de déjà-vu. Les a-t-on vécus, ou seulement fantasmés ?
Une éducation sentimentale
Avec ses parents qui travaillent dans le design d’objet et le mobilier d’art, Agathe est sensibilisée à l’art très jeune. Pendant son enfance, elle déambule tous les mercredis d’expositions en expositions, qu’elle visite sans forcément chercher à tout comprendre. Ce qui l’anime, c’est le côté sensitif de l’art, les émotions que celui-ci peut provoquer. Plus tard, elle s’affranchit de l’influence artistique de ses parents et trouve « son truc, ce qui lui appartient » : le cinéma. Il lui apporte l’équilibre parfait entre l’esthétique — qu’elle apprécie dans le design et la peinture — et le romantisme qu’elle découvre à travers les livres de son adolescence. Mais pour Agathe, pas question de poursuivre des études de cinéma. « Je crois que les gens qui font du cinéma m’énervent » nous confie-t-elle, « iels te parlent de cadrage, de plans, de travelling, mais à aucun moment de ce qu’iels ont ressenti ». Pendant ses études aux Arts Décos, dans le 5e arrondissement, elle fréquente assidûment les cinémas d’Art et d’Essai du quartier. Errant de la filmothèque au Champollion, elle est touchée par les dialogues de Rohmer comme par l’esthétique des classiques du cinéma japonais. De ces films, Agathe isole des extraits sonores qu’elle écoute sur son téléphone et dont certains lui serviront de voix-off pour ses projets d’école. En parallèle, elle provoque des rencontres amoureuses toutes plus romanesques les unes que les autres, dignes des films qu’elle regarde.
L’attitude des corps dit beaucoup de la façon dont une personne peut se sentir, il n’y a pas nécessairement besoin de mettre une émotion sur un visage pour comprendre dans quel état elle se trouve.
Agathe Moretti
L’indépendance par la peinture
Agathe s’expatrie ensuite à Helsinki pour son Erasmus, où elle renoue avec le dessin et la peinture, quelque peu délaissés pendant ses études à Paris. Habituée à voyager seule depuis plusieurs années, elle ressent l’envie de se « retrouver seule, très loin, dans un endroit inconnu ». Perdue en Finlande sous moins 30 degrés, elle s’achète des toiles de petit format, type carte postale, qu’elle peint chez elle, dans son appartement. Elle s’exécute rapidement et ne s’encombre pas du détail, qu’elle juge superflu. Misant sur des aplats de couleurs pour faire deviner des formes, elle explique aimer l’idée que tout soit suggéré, « ça permet de transposer plus facilement dans l’imaginaire ». Lorsqu’on lui pose la question de ses inspirations picturales, elle évoque le peintre américain Milton Clark Avery et ses aplats de couleurs qui se répondent les uns aux autres. Elle précise qu’il ne dévoile pas tous les détails des corps sur ses toiles, ce qui n’est pas sans faire écho à son propre travail où les figures féminines sont souvent représentées de dos ou sans visage.
Pour Agathe, « l’attitude des corps dit beaucoup de la façon dont une personne peut se sentir, il n’y a pas nécessairement besoin de mettre une émotion sur un visage pour comprendre dans quel état elle se trouve ». Si les visages sont effacés, les corps, souvent dénudés, sont au centre de de son travail. Adressant sa représentation de la nudité, elle souhaite éviter l’écueil de la sexualisation. À l’image des Odalisques, elle représente des femmes dans des positions lancinantes, qui semblent attendre quelque chose. Mais ce qui lui paraît sexualisant, « c’est plutôt de voir la nudité comme étant forcément sexuelle ». Si la nudité est présente, c’est davantage pour ce qu’elle est que pour ce qu’elle peut signifier dans nos perceptions. Au-delà du corps, c’est un moment qu’Agathe peint. Celui de la pause, de la latence, où l’on ne sait pas trop quoi faire, ni avec son corps, ni avec le monde qui nous entoure. Évoquant ses paysages, suspendus dans un autre espace-temps, elle dit être dans la même démarche que pour ses toiles représentant des figures féminines, « c’est juste une façon différente de le présenter ».
J’aime bien l’idée que l’interprétation ne soit pas imposée, ça permet aux gens de se faire leur propre film à partir de mes peintures.
Agathe Moretti
C’est l’instinct qui guide Agathe dans tout son processus créatif, du croquis au choix des couleurs. À la manière du collage, elle pioche des images dans de vieux magazines, des films et sur internet. Dans sa « banque d’images et d’émotions », elle isole ce qui la touche – un ton, une composition, une posture – et compose un croquis sur une feuille de papier avant de poser les aplats sur ses toiles. La couleur est quelque chose de spontané pour Agathe, qui nous confie que « mélanger des couleurs, les préparer, faire des correspondances » est ce qu’elle trouve le plus exaltant dans la peinture. Sur l’une de ses toiles petit format, elle peint un ciel rose comme pour déranger nos attentes. « J’aime bien l’idée que l’interprétation ne soit pas imposée, ça permet aux gens de se faire leur propre film à partir de mes peintures » conclut-t-elle.
Des lieux concrets pour nos imaginaires
Pour son mémoire de fin d’études, elle se tourne naturellement vers l’ouvrage The Remembered Film de Victor Burgin, qui explore l’idée selon laquelle des souvenirs fragmentés de films et des événements réels cohabitent dans nos esprits. Ces images mentales sont le point de départ de la recherche d’Agathe qui se demande « s’il n’y a pas une sorte de film absolu qui sommeille dans l’esprit de chacun‧e, qui serait la somme de tous les films qu’iel a vu ou imaginé au cours de sa vie et qui serait fait de couleurs, d’images fugitives, de mouvement, de visages, de corps ». Cette idée continue de faire son chemin dans l’esprit d’Agathe et s’exprime aujourd’hui à travers ses peintures qui représentent des instants mi-rêvés mi-vécus, qui renvoient pour elle à des non-lieux hétérotopiques. Là où les utopies se cantonnent dans le domaine des idées, les hétérotopies viennent offrir des lieux concrets à nos imaginaires. Les toiles d’Agathe Moretti nous fournissent ainsi l’espace idéal pour projeter nos films absolus, et continuer de les alimenter de souvenirs réels comme imaginaires.
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Image à la une : Portrait d’Agathe Moretti par Welane Navarre, 2021.