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« Parlons de santé mentale »: folie douce et discours tièdes

« Parlons de santé mentale »: folie douce et discours tièdes

Les productions médiatiques sur la santé mentale se sont multipliées, mais quelles discussions servent-elles ? Dans cet article la chercheuse indépendante Léna Dormeau propose une réflexion critique de la circulation des paroles de la souffrance psychique.

Le mois dernier, la journaliste Lauren Bastide a dévoilé Folie douce, un « podcast de conversations intimes pour libérer la parole sur la santé mentale ». Le descriptif donne le ton. Sans surprise, ce sera donc la formule gagnante de La poudre, son podcast précédent (des témoignages intimes dans une ambiance feutrée), couplée à l’un des thèmes les plus vendeurs de ces quinze dernières années. Qu’on s’entende bien, je n’ai pas plus en grippe le podcast de Lauren Bastide que n’importe quel autre contenu ayant le souhait de « parler de santé mentale » sans jamais la définir. Bon je reconnais, pour le coup le titre me crispe un peu mais on y vient après, et le sujet va bien au-delà de cette seule production.

Libération de la parole et libéralisation du discours

Si l’effet d’annonce produit un engouement médiatique à la mesure de la notoriété de la productrice, le projet en tant que tel est en réalité la réplique d’un format maintes fois réchauffé et finalement assez convenu. Il s’insère sans originalité dans un paysage sonore déjà très fourni et simultanément assez confus sur le sujet, où chaque contenu « sur/autour/à propos de la santé mentale » présente globalement une  structure assez identique. Le choix narratif fait la part belle au témoignage à la première personne, et les difficultés et souffrances vécues peuvent toutes être rapportées à une catégorie diagnostique du DSM (dépression, TDAH, bipolarité, trouble borderline, etc.). Sans surprise toujours, la question de l’apaisement de la souffrance n’est abordée que sous son versant thérapeutique (médicamenteux et/ou psychologique), mais jamais en termes politiques.

N’en déplaise à celleux qui s’accrochent à cette idée : non, parler ne suffit pas. Plus encore, cela peut être dangereux, mais comme toujours, tout dépend de qui parle.

Durant les dernières années, j’ai consommé énormément de ces récits, certains d’entre eux m’ayant particulièrement touchée, faisant écho, parfois, à mon propre parcours. Et c’est précisément à cet endroit qu’est née une importante partie de mon travail. Car si la sensibilité à cette forme de narration testimoniale peut atténuer voire désamorcer la critique, quelque chose en moi continuait pourtant de résister à cette seule mécanique émotionnelle d’affiliation. Pour le dire autrement, il n’est pas aisé d’opposer quoi que ce soit à une histoire singulière, lorsqu’elle est présentée comme « un simple témoignage ». Pourtant, ces « simples témoignages » sont bien inscrits dans une ligne éditoriale portant, elle, des objectifs clairs et revendiqués (quand ils ne sont pas directement économiques) : « libérer la parole », « redonner espoir au travers d’histoires inspirantes de rétablissement1 », « dédramatiser et démocratiser la santé mentale2 », « briser les tabous3 », etc. Parler sans entraves comporterait alors, presque par essence, tous ces corollaires : l’apaisement, le partage, la déstigmatisation, la démocratisation, voire une modification organique des politiques publiques et des structures sociales. Or, cela n’est évidemment pas le cas. N’en déplaise à celleux qui s’accrochent à cette idée : non, parler ne suffit pas. Plus encore, cela peut être dangereux, mais comme toujours, tout dépend de qui parle.

Selon Gayatri Chakravorty Spivak – et je la rejoins sur ce point -, toute parole subalterne, tant qu’elle est formulée dans la langue dominante et aussi oppositionnelle soit-elle, reste à jamais tributaire de la matrice discursive qu’elle confirme par le fait même d’intervenir en son sein.

Si l’argument est implacable, il n’en reste pas moins central : seules les personnes pouvant parler, parlent. J’utilise ici le verbe pouvoir non pas pour désigner une capacité effective à s’exprimer (qui serait par ailleurs validiste), mais bien pour souligner la présence ou l’absence de sa possibilité même. J’importe ici les précieuses réflexions de la philosophe et théoricienne post-coloniale Gayatri Chakravorty Spivak qui, dans Les subalternes peuvent-elles parler ?, répond par la négative à cette question. S’interrogeant sur les conditions de possibilité de la prise de parole des femmes indiennes, historiquement dominées, Spivak analyse le processus de subalternisation et identifie, outre un rapport de force matériel, que la confiscation d’un discours permettant l’auto-représentation constitue une forme de domination dont il est quasi impossible de s’extraire. Selon elle – et je la rejoins sur ce point -, toute parole subalterne, tant qu’elle est formulée dans la langue dominante et aussi oppositionnelle soit-elle, reste à jamais tributaire de la matrice discursive qu’elle confirme par le fait même d’intervenir en son sein. En d’autres termes, se raconter ce n’est pas seulement dire quelque chose, mais bien davantage être audible parce que d’autres acceptent que nous le soyons et nous permettent de l’être. Car cette audibilité, quoi qu’on en dise, comporte bien des conditions, souvent tacites et à peine conscientisées. 

En premier lieu, le cadre d’écoute et de recueil de la parole n’est jamais neutre. Pour le dire en des termes qui me sont plus familiers, celles et ceux qui tendent le micro sont propriétaires ou détenteurices des moyens de production des contenus et de leur diffusion. A la question : mais qui sont donc ces producteurices qui règnent en maître·sse·s sur nos oreilles ? La réponse est sans appel : majoritairement des personnes blanches issues des classes moyennes et supérieures éduquées, dont l’appétence pour ce format testimonial, plus qu’un effet de mode, reste un marqueur de classe permettant d’asseoir sa légitimité au sein de la hiérarchie sociale4. Aussi bien intentionnée que soit la démarche, « donner » la parole dans un espace contrôlé n’a que très peu à voir avec un réel partage (de l’espace médiatique, du pouvoir politique, des moyens économiques de la production). C’est pourquoi, très logiquement, le discours produit s’accorde5 également aux codes et contraintes structurelles du système au sein duquel il s’exprime. Il sera donc invariablement organisé, résilient, et émotionnellement stable (bien qu’émouvant). Plus important encore, il doit se rapporter au vocabulaire hégémonique sur la souffrance (donc issu du champ psy*6), valoriser un travail sur soi ayant eu des effets positifs notables et surtout, rappeler que, in fine, il y aura toujours des professionnel·le·s de la santé mentale et/ou de la psychiatrie pour vous aider. L’ultime tabou à briser sur la santé mentale était donc celui-ci et la conclusion désormais toute trouvée : allons chez le·a psy* et parlons-en ouvertement. Ne sommes-nous pas toustes un peu fous/folles finalement ?

La santé mentale, la folie et les fols

Bon, je spoile d’entrée de jeu : non, nous ne sommes pas « toustes fous/folles ». Se dire « un peu zinzin » ou parler de « folie douce », ça pose quand même quelques problèmes. Non pas, comme j’ai pu le lire, qu’on aurait à s’offusquer qu’une journaliste traite ce sujet sans en être « experte », mais bien parce que le concept de santé mentale a été forgé justement pour être distinguable de la folie. Je me permets au passage de souligner que l’accusation de « non-expertise », récurrente et adressée tous azimuts, en dit long sur les professionnel·le·s de la santé mentale et la défense de leur monopole. Bref. Ce que l’on sait désormais grâce à la définition de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), c’est que tout le monde a une santé mentale. Elle serait un universel, envisagée comme un « état de bien-être qui permet à chacunE de réaliser son potentiel, de faire face aux difficultés normales de la vie, de travailler avec succès et de manière productive, et d’être en mesure d’apporter une contribution à la communauté ». Si j’étais taquine, je pourrais dire que ceci est la définition de la conformation à la norme dominante, et qu’à ce titre la santé mentale est un concept néolibéral de marchandisation de la souffrance psychique au service de l’ordre social. Mais recentrons-nous. 

Le sanisme, appelé aussi mentalisme désigne le fonctionnement d’un système d’oppression permettant, voire encourageant, la maltraitance des personnes perçues comme folles, sous couvert de les entraîner vers plus de « sanité d’esprit ».

L’idée qu’à l’instar de la santé, nous avons toustes une santé mentale, visait à rompre avec le clivage « sain·e d’esprit/malade mental », au profit d’un continuum d’une santé mentale pouvant être émaillée de « troubles ». Ainsi, la statistique selon laquelle une personne sur cinq sera touchée par un trouble psychique/psychiatrique au cours de sa vie devient le terreau d’une nouvelle norme saniste, que les podcasts de témoignage renforcent à grands coups de résilience et de souhaits de déstigmatisation (des troubles plus que des personnes d’ailleurs). Le sanisme, appelé aussi mentalisme (qui est un anglicisme dérivé de sanism ou mentalism) désigne le fonctionnement d’un système d’oppression permettant, voire encourageant, la maltraitance des personnes perçues comme folles, sous couvert de les entraîner vers plus de « sanité d’esprit ». Car si tout le monde est concerné par la santé mentale, en revanche tout le monde n’est pas fou, et les vrai·es fou/folles, il faut bien les soigner (de gré ou de force). Parler des difficultés qui jalonnent le quotidien permet alors d’éclairer son parcours en lui donnant un sens, tout en agissant comme un soulageant révélateur : « ouf, je n’étais donc pas fou/folle ». Avec une forme d’efficacité opératoire – c’est-à-dire qui n’a pas d’autre valeur que de fonctionner – se raconter offre le sentiment de « s’en être sorti·e/ s’en sortir », et d’une certaine façon de pouvoir poursuivre une « vie normale ».

De ce point de vue, les troubles présents en début de spectre vont être considérés comme « peu invalidants » (car ponctuels et/ou de faible intensité et permettant à l’individu de rester fonctionnel), quand l’autre extrême visera davantage des troubles perçus comme plus « lourds » au plan clinique, et nécessitant davantage d’attention psychiatrique.

La folie n’est jamais douce et ne s’exprime pas derrière un micro dans une narration convenue et inspirante. Elle est proprement inaudible, délirante, sans contours, multiple, critique, fragmentée, protéiforme. Et parce qu’elle échappe à toute classification, elle est durement réprimée.

Être fol (adjectif épicène pour fou/folle), c’est n’être même plus sur le spectre, et parfois n’y avoir jamais été. S’auto-désignent comme fols des survivant·e·s de la psychiatrie ou psychiatrisé·e·s, étant toujours ou ayant été l’objet du pouvoir psychiatrique, et le dénonçant comme système illégitime, non-pourvoyeur de soin, et produisant de la coercition et de la normalisation. La folie, pour nous, renvoie à une relation de pouvoir, un rapport historique de domination, une volonté validiste de neutraliser la différence radicale et de la mettre hors d’état de nuire à l’ordre social. Elle est une construction sociale dont l’institution psychiatrique s’est portée garante et gestionnaire. Institution qui ne répond – par la contrainte, la contention et l’enfermement – qu’à sa propre incapacité à considérer la souffrance hors-norme et les expériences minoritaires (écologiques, sensorielles, imaginaires, etc.), dans ce qu’elles ont de plus déstabilisantes. Dire qu’une catégorie est une construction sociale ne signifie nullement qu’elle n’a aucune existence ni conséquences dans le monde, bien au contraire. 

Voir Aussi

Si la folie résiste, c’est parce qu’elle est intraduisible. Si les fols résistent, c’est parce qu’illes ont repolitisé leur condition et ont compris que se fondre dans la narration dominante serait une nouvelle mort. Je ne romantise pas la folie. Parce que nous mourrons. Bien plus que les non-fols. Nous sommes plus maltraité·e·s, plus violé·e·s, plus précaires, plus enfermé·e·s, plus contrôlé·e·s, plus rejeté·e·s, plus à risque de développer des maladies chroniques, plus vulnérables aux addictions, presque toustes polytraumatisé·e·s, et bien plus suicidaires. La folie n’est jamais douce et ne s’exprime pas derrière un micro dans une narration convenue et inspirante. Elle est proprement inaudible, délirante, sans contours, multiple, critique, fragmentée, protéiforme. Et parce qu’elle échappe à toute classification, elle est durement réprimée. Sauf à avoir cédé, au moins partiellement, aux sirènes renormalisatrices des structures dominantes (ce qui est mon cas), les fols restent les ingérables de ce monde, les sans-voix de l’Histoire, des figures du débordement qui justifie leur contention, et leur oppression (au nom du soin). Mon allégeance, je le sais, est la condition de mon audibilité.

Personnellement, c’est sur tout ça que j’aimerais qu’on « libère la parole ». Mais comment libérer la parole quand celle-ci est perçue comme une déraison ? Ou plus sûrement, comment libérer la parole sur la folie alors que les fols ne peuvent pas parler ?

Il n’y a plus personne pour « parler de santé mentale » dans ces moments-là. Et c’est dans ce silence que nous existons.

A toustes mes adelphes fols, à nos silences et nos débordements


  1. https://placedessciences.fr/nos-podcasts/les-maux-bleus/ ↩︎
  2.  https://musae-tomorrow.com/ ↩︎
  3. https://www.youtube.com/watch?v=NMELpEBiVh0 ↩︎
  4. Et la reproduction des rapports de domination au sein de ces espaces y est légion, voir l’enquête de MédiapartDans le far west de l’industrie du podcast ↩︎
  5. Je pense notamment à tout un pan de discours dit « inspirationnels », définis ainsi par la journaliste Stella Young : https://www.youtube.com/watch?v=SxrS7-I_sMQ ↩︎
  6. Le symbole diacritique * permet d’englober tous les champs psy-chiatriques/chologiques/chanalytiques/chothérapeutiques que je ne distingue pas ici ↩︎

Edition et relecture : Apolline Bazin, Léane Alestra, Salvade Castera

Image à la Une : générée sur Midjourney

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