Du manichéisme à Schopenhaeur, de la plume aux pinceaux, l’artiste polonaise Zuzanna Bartoszek (née en 1993) tente de concocter une multitude d’onctions littéraires et picturales. Par ses créations, elle cherche à compatir avec les âmes perdues, prisonnières de la matérialité du monde, pensée comme sorte de cage physique nous empêchant d’éprouver les vérités du cosmos.
Depuis Varsovie, Zuzanna Bartoszek compose entre dessins, peintures et poésies (quelques une à lire en anglais ici). En 2016, elle publie son premier recueil de poèmes Niebieski dwór. En juillet 2021, un second, intitulé Klucz wisi na Słońcu. De ses textes transparaissent des images et des visions paradoxales en cascade, d’une lecture du monde parfois nietzschéenne. L’artiste juxtapose des motifs poétiques et classiques. Ses œuvres visuelles (peintures à l’huile, gouaches et dessins) ont été présentées lors d’expositions dans des lieux tels que le Museum of Modern Art de Varsovie, la Kunsthalle de Zurich, le Cell Project Space de Londres, l’Arsenic de Lausanne et la Pina Gallery de Vienne. Rencontre avec cette artiste aux multiples facettes, illustrée par un shooting inédit, piloté par mes soins depuis Toulouse et réalisé par Yan Wasiuchnik à Varsovie en novembre dernier.
Écrire un journal intime est également utile pour la santé mentale ou la spiritualité.
Zuzanna Bartoszek
Manifesto XXI – Pourquoi écris-tu de la poésie ?
Zuzanna Bartoszek : J’écris parce que j’ai peur de ne pas le faire. Je veux partager mes peurs et mes idées avec les autres. Décrire mon propre état d’esprit d’une manière douce et synthétique me procure beaucoup de plaisir et de soulagement. J’aime aussi penser que l’écriture est une revanche sur la vie et la mort. Mais bien sûr, la principale raison d’écrire pour tout·e poète·esse est la peur de la mort. Pour être honnête, je ne sais pas comment les gens peuvent vivre sans écrire. Je pense qu’iels sont très courageux·ses.
Qu’entends-tu par « la peur de la mort ?
Je l’entends de deux façons : tout d’abord, l’écriture peut prolonger ta vie un peu plus longtemps que la vie de ton corps (le « non omnis moriar » horacien). Les textes vivent plus longtemps que les personnes. La deuxième manière de comprendre la “peur de la mort” est liée au présent. Écrire de la poésie est très utile et thérapeutique quand tu souffres. La souffrance peut conduire certaines personnes à la thérapie, d’autres à la prière et d’autres encore à l’écriture de poèmes. Écrire un journal intime est également utile pour la santé mentale ou la spiritualité. Un bon poème est finalement un journal intime maîtrisé.
Comment écris-tu ?
J’écris dans mon carnet, sur papier, parfois je prends des notes sur mon smartphone mais je les réécris toujours dans mon carnet papier. Lorsque le poème est terminé, je le réécris à nouveau sur mon ordinateur portable. Parfois, j’écris mes peurs et elles peuvent se transformer en poème.
Comment sais-tu ou sens-tu que ton poème est terminé, que tu n’as plus besoin de le modifier ou de le poursuivre ?
Un poème est terminé lorsqu’il ne contient pas de vers ou de mots inutiles. Parfois, lorsque je relis mes anciens poèmes, j’ai un sentiment de désordre et d’excès. D’un autre côté, je n’aime pas quand les poèmes sont trop hermétiques et deviennent impossibles à comprendre. Cela arrive souvent quand on efface trop de mots qui semblent inutiles. Il s’agit donc de trouver un équilibre parfait entre le poème obscur et le poème qui en dit trop.
Je pense que la peinture et la poésie sont de bons langages pour décrire le monde.
Zuzanna Bartoszek
À quel moment la peinture est-elle entrée dans ta pratique artistique ?
Pendant longtemps, je me suis refusée à devenir peintre. J’avais l’impression que ce type d’expression n’était pas nécessaire ou même mauvais, car trop ancré dans la matière, le monde physique. J’aimais davantage l’écriture, qui me semblait plus pure et plus précise. Le manichéisme, les traditions gnostiques et Schopenhauer étaient très importants pour moi. C’est toujours le cas, mais je ne les prends plus aussi au sérieux. En général, iels disent tous·tes que la Terre est un endroit maléfique et que la vie est pleine de souffrances inguérissables. L’idée d’un démiurge maléfique m’attire encore aujourd’hui. Je ne crois en rien, je ne crois à aucune forme de création, mais je pense que c’est une très bonne métaphore de la vie terrestre. À cette époque, j’étais assez radicale dans de nombreux domaines de la vie. Par exemple, je n’utilisais pas d’écouteurs car je pensais que le·la poète·esse devait toujours être concentré·e sur le monde qui l’entoure. Je me posais des questions profondes tous les jours. J’étais très sérieuse et naïve, je manquais de recul, ce qui, je suppose, est assez courant pour les personnes qui ont une vingtaine d’années. Maintenant, j’écoute de la musique au casque plus que quiconque. Ça me permet de rester saine d’esprit.
J’étudiais la philosophie, les sciences cognitives et la philologie polonaise, mais tout cela n’a duré que peu de temps, je n’ai obtenu qu’un diplôme d’études secondaires. Au fil des années, j’ai commencé à être plus détendue et à m’exprimer d’une manière plus libre. J’ai laissé plus de place au plaisir dans ma vie et j’ai commencé à adorer les peintres expressionnistes comme Edvard Munch. Je suis revenue au dessin, vers 2018 j’ai commencé à peindre des gouaches sur papier et, un an plus tard, à peindre sur toile. Mon écriture aussi a changé. Si on compare mes deux volumes de poésie, on voit que le dernier est plus sauvage que le premier. Maintenant, je pense que la peinture et la poésie sont de bons langages pour décrire le monde.
Qu’entends-tu par là ?
La science est également à bien des égards un bon langage, parfois meilleur. Cependant, je suis nulle en sciences et je manque de patience, alors j’ai choisi des langues plus chaotiques. Mais, alors que les scientifiques doivent analyser toutes les données et prouver que tout est fiable, les artistes ou les poète·esse·s peuvent prendre des raccourcis. Le·la meilleur·e artiste est celui·celle qui risque beaucoup et prend le chemin le plus court vers la vérité.
Regarde par exemple les impressionnistes ou les expressionnistes, iels ont pris tellement de risques qu’iels ont inventé des nouveaux procédés pour peindre, mais en même temps, ces deux façons s’apparentent à des manières dont nous regardons le monde. Si la vision impressionniste est proche de la phénoménologie de la vision, la vision expressionniste, quant-à-elle, est plus proche de la voie du cœur, je veux dire des émotions.
Pourrais-tu me parler de ton processus créatif en peinture ?
En général, je ne fais pas d’esquisse. Je m’approche simplement du chevalet et je peins intuitivement. Parfois, c’est un processus très facile et agréable, parfois c’est douloureux et je dois repeindre un tableau plusieurs fois ou même l’abandonner pendant des mois. Mais je ne veux pas me plaindre car je pense, comme l’a dit le cinéaste autrichien Michael Haneke, qu’être artiste est un privilège.
Dans ta poésie, tu travailles beaucoup sur l’imbrication des sentiments, des émotions dans des espaces de ta mémoire, parfois dans des objets, des lieux, comme pour nous permettre de les réactiver plus tard, ou du moins pour essayer de saisir une vérité qui ne nous est pas directement palpable au moment présent. Pourrais-tu m’en dire plus ?
Je pense que la mémoire est le seul axe de notre identité. Malheureusement, notre cerveau peut être endommagé et la base de notre identité devient par conséquent très fragile. Pour une raison que j’ignore, nos souvenirs, en particulier les plus anciens, revêtent un caractère émotionnel plus chargé pour chacun·e d’entre nous. Dernièrement, j’ai trouvé des serviettes hygiéniques qui sentaient exactement comme celles que ma mère utilisait pour m’emmailloter. Je ne les sens pas trop souvent, par peur d’oublier cette odeur. Cela me donne un très fort sentiment de sécurité et beaucoup d’émotions. J’ai une réminiscence de l’adolescence et c’est l’époque à laquelle je fais souvent référence dans mes peintures. C’était l’époque où je risquais ma vie presque tous les jours, où je lisais beaucoup de livres et où j’étais extrêmement stupide en même temps.
J’a remarqué des références à la figure d’Arlequin dans l’esthétique et les représentations que tu convoques. Pourrais-tu m’éclairer à ce sujet ?
Je pense que c’est une question de tendance et de Zeitgeist. Je ne m’en affranchis pas en tant qu’artiste et poète·esse. Je ne suis plus très proche de la figure d’Arlequin en ce moment, c’était cool il y a quelques années. Maintenant, les figures médiévales, comme les anges ou les chevaliers, sont plus à la mode. C’est amusant de constater que l’on ne peut pas échapper à l’esprit du temps, même si l’on choisit un motif historique et que l’on pense qu’il s’agit d’une décision indépendante, il est soudain partout, dans les arts, la mode… Rien n’est « à vous » lorsqu’il s’agit de choisir des symboles, le mieux que l’on puisse faire est d’être le plus rapide. C’est en ce sens que je trouve la mode triste, c’est une course à l’intuition. Je m’intéresse davantage à la recherche de métaphores efficaces, et pas seulement à des représentations superficielles et cool, comme les arlequins ou les anges. Les métaphores peuvent fonctionner même si elles sont démodées ou de mauvais goût, elles sont éternelles.
Comment conçois-tu le lien entre ta poésie et ta peinture ?
Il y en a en termes de choix des motifs et de thèmes, qui sont pour la plupart autobiographiques, centrés sur mon moi ou sur ma tentative d’y échapper. Il y a beaucoup de visions ou de rêves sur l’oppression, le fait d’être opprimé·e ou même tué·e. J’ai lu une critique de mon dernier recueil de poésie (Klucz wisi na słońcu) dans laquelle l’auteur a interprété ces visions comme étant masochistes et uniquement sexuelles. Pour moi, c’est plus large qu’une simple inclination sexuelle. Je suis souvent fatiguée « d’être » en général. À un niveau très basique, fatiguée d’être un être individuel, singulier. Parfois, j’aimerais être une armée entière. Ou un banc dans la rue. Ou ne pas être du tout. Je ne rêve pas de me suicider, mais j’ai ces visions, ces souhaits, très forts, rapides et incontrôlés, comme si je me faisais renverser par une voiture et que c’était follement excitant. Quand je vois un camion, ma première pensée incontrôlée est de me faire renverser par lui. Quand je vois un lion au zoo, j’aimerais qu’il me mange.
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Image à la une et crédits du shooting :
Modèle : Zuzanna Bartoszek
Direction artistique & styling : AG Looping et Zuzanna Bartoszek
Direction artistique & photo : AG Looping, Yan Wasiuchnik et Zuzanna Bartoszek