Peut-être l’avez-vous croisée au Salon de Normandy à Paris ou au festival Maintenant à Rennes cet automne ? Artiste multimédia dont l’œuvre s’ancre aujourd’hui principalement dans la composition sonore et la performance, Amosphère nous a parlé de son travail et de son rapport au soin. Alors qu’elle prépare la sortie de son premier album More Die of Heartbreak avec le label 33-33, le fil de la discussion est aussi passé par ses recherches sur la spiritualité et la mélancolie.
Après une enfance passée en Chine et de premières études en littérature au Japon, Amosphère est venue s’installer à Paris en 2012 où elle a intégré l’École nationale supérieure d’arts de Paris-Cergy après des études de photographie. À travers une pratique empreinte de poésie et de fiction, elle s’attache à créer des environnements propices à l’ouverture au monde et à l’expérience d’une écoute approfondie du cosmos. Son travail repose sur une technique de collecte de « textures sonores » et de composition associant au synthétiseur analogique l’expérimentation de diverses autres technologies contemporaines, à partir de laquelle elle transpose des données et des objets visuels en sons, installations et performances. En collaboration avec le danseur et artiste NSDOS, elle a récemment initié le projet ATyPtek, alliant œuvres sonores et performatives au sein d’un écosystème virtuel immersif, qui a été présenté pour la première fois à l’IRCAM durant l’été 2020.
Manifesto XXI – Comment as-tu commencé à t’intéresser au son ? Est-ce qu’il a toujours été présent dans ta pratique ou bien est-ce que cette dimension s’est développée ces dernières années ?
Amosphère : En parallèle de mon parcours scolaire, j’ai toujours fait de la musique. Comme ce fut le cas pour beaucoup d’enfants uniques de ma génération, ma mère souhaitait que je suive une formation classique. Avec le temps, c’est finalement une pratique qui est restée et à laquelle je suis toujours revenue sans même m’en rendre compte. Bizarrement, la musique m’a toujours accompagnée. Quand j’étais au Japon, avec des amis on jouait du punk, de la noise… Un jour, un ami m’a emmenée dans une boutique où j’ai acheté mon premier synthétiseur, et je me suis mise à faire autre chose que de la musique classique, car je ne voulais pas rentrer dans une formation académique de la composition. Depuis l’enfance, j’écoute vraiment tous types de musique, mais comme dans ma ville natale on ne trouvait aucune exposition, pas de concerts… j’ai tout découvert par internet et en lisant de la poésie, de la littérature, de la philosophie. Je téléchargeais de la musique indépendante et des films cultes illégalement, et c’est comme cela que je me suis formée.
Quand je suis arrivée en France, comme je n’en avais pas eu l’opportunité avant, je suis beaucoup allée voir des expositions et des concerts. C’est là que j’ai assisté à mon premier concert de musique expérimentale et que j’ai par exemple découvert la musique concrète, le Groupe de recherches musicales (GRM), la musique ambient et la musique minimaliste. À cette époque, j’étais en école de photographie, et j’avais un groupe de musique pop expérimentale qui s’appelait Seahorse Hunter en parallèle, et avec lequel je faisais des concerts. Un ami dont le label s’appelle ERR REC m’a alors proposé de participer à une compilation. À cette occasion j’ai sorti un morceau improvisé quelques années plus tôt, en 2013, qui est en fait le premier morceau du projet Amosphère.
C’est à cette occasion que j’ai créé ce pseudo, dans la tradition de la library music. C’est un jeu de mot au travers duquel je tente de rendre compte de l’ambiance « atmosphérique » ou « cosmologique », que j’essaye de créer dans mes compositions et mes performances. En ce moment, je fais beaucoup de recherches autour de la musique comme médium de guérison ou comme forme de méditation.
Aujourd’hui, le terme « mélancolie » est entré dans le langage courant et c’est devenu une affection normale. Je tente d’explorer les moyens par lesquels on peut la soulager ou vivre avec.
Amosphère
La notion de soin est-elle importante pour toi ?
Oui, et depuis longtemps. Je crois que cela vient en grande partie de mon expérience personnelle : j’ai été opérée d’une tumeur au cerveau durant mon adolescence et ce problème de santé a plus ou moins traversé mes douze dernières années de vie à l’étranger. Plus récemment, je me suis rendu compte qu’il y avait aussi une raison plus ancrée dans mon histoire familiale. Mon grand-père paternel est devenu médecin après une expérience en tant qu’infirmier pendant la Seconde Guerre mondiale, et la famille de ma grand-mère maternelle a créé la première pharmacie de ma ville natale. Il y a quelque chose avec les médicaments, la médecine chinoise, les plantes médicinales et la guérison qui me parle et qui m’inspire beaucoup.
En faisant des recherches, j’ai récemment découvert The Anatomy of Melancholy (1626) de Robert Burton. C’est un des plus anciens livres qui s’intéresse aux symptômes et aux causes de la mélancolie, ainsi qu’aux façons de la soigner par la musique ou d’autres médiums. Aujourd’hui, le terme « mélancolie » est entré dans le langage courant et c’est devenu une affection normale. À partir de ce livre et d’autres références plus contemporaines, je tente d’explorer les moyens par lesquels on peut la soulager ou vivre avec.
Je recherche des sons « sobres », à travers des matières organiques comme le bois, le coton ou le lin.
Amosphère
Tu parlais tout à l’heure de la musique expérimentale que tu as découverte en arrivant en France. Est-ce qu’il y a des compositeur·rices qui ont été important·es pour toi ?
Éliane Radigue est une des compositrices qui m’a le plus marquée. Je l’ai découverte pour la première fois au BAL, quand je suis arrivée à Paris. Ses manières de composer m’ont beaucoup intéressée, non seulement parce qu’elle travaille à partir d’un matériel analogique, mais surtout par sa façon très pertinente d’appréhender l’écoute : elle parle de ses compositions comme de plantes qui poussent, grandissent et fleurissent sans qu’on puisse le voir. Il y a aussi une autre compositrice américaine, Pauline Oliveros, qui est très importante pour moi. Elle a écrit Deep Listening, un livre qui traite de l’écoute méditative, et un autre, Software for People, qui parle de la musique et de la méditation comme outils de guérison.
Je me suis aussi intéressée à des peintres comme Agnès Martin, qui m’a beaucoup marquée par son emploi de couleurs apaisantes et son rapport à la pensée bouddhiste tibétaine. Elle parle de bonheur et de joie, mais elle le fait avec des couleurs mélancoliques – que moi-même j’essaye d’expérimenter à travers la musique, la peinture ou d’autres médiums. Il y a aussi des sculptrices comme Eva Hesse et Ruth Asawa, ou des poétesses comme Sappho et Susan Howe.
Les sons que je vais collecter sont à mon sens moins le fruit du hasard que le produit d’une accumulation de moments vécus auparavant.
Amosphère
J’ai vu que tu avais aussi travaillé auprès de la musicienne et artiste japonaise Tomoko Sauvage. Pourrais-tu me dire ce que cette rencontre t’a apporté ?
Oui, elle est très importante pour moi, peut-être plus sur l’aspect humain et spirituel. Elle travaille avec de l’eau et des bols (en céramique ou en verre) à partir desquels elle a inventé un instrument unique, un univers méditatif influencé par la musique traditionnelle indienne. Pour elle comme pour moi, le taoïsme et le bouddhisme sont présents. Pas forcément par les aspects religieux, mais plus dans la manière dont ces spiritualités s’ancrent dans les petits détails de la vie quotidienne comme dans la vie moderne. Dans ma manière de composer, je recherche des sons « sobres », à travers des matières organiques comme le bois, le coton ou le lin. En cherchant ces textures sonores, je vais par exemple beaucoup diminuer la brillance, ou mettre plus de basses avec les aigus.
J’ai beaucoup écouté quand j’étais plus jeune les chants traditionnels mongols qui s’appellent khöömii. C’est un type de chant qui permet de faire plusieurs voix à la fois. Cela me fascine. C’est un chant très bas, mais extrêmement méditatif. Il est probable que la musique drone vienne de là, de ce genre de tradition que l’on connait peu. Ensuite, les groupes de pop et le jazz des années 1960 ainsi que le krautrock m’ont aussi beaucoup intéressée quand j’étais adolescente.
Est-ce que tu pourrais me parler de la manière dont tu composes ? Comment recherches-tu des sons ?
Quand je compose, j’essaye de ne pas être trop influencée par la musique en elle-même. Je préfère me vider des références pendant le processus de composition, comme pendant une méditation. J’archive beaucoup de sons que je recherche à travers l’expérimentation, ou qui me viennent parfois à l’issue d’un long moment, par l’écoute. Et cela ne vient pas tous les jours. Ce sont des moments étranges, comme des communications cosmiques qui passeraient par mon corps ou par des machines. Bizarrement, c’est quand je ne veux pas composer ou que je ne sais pas quoi faire que cela vient. Cela ne marche pas quand je suis trop consciente, quand j’ai un résultat en tête ou que je veux partir d’un matériau préexistant. Les sons que je vais collecter sont à mon sens moins le fruit du hasard que le produit d’une accumulation de moments vécus auparavant. Il y a plein de sons que j’ai gardés comme cela.
J’avais entendu dans une ancienne interview de toi que lorsque tu composais tu cherchais à trouver un équilibre entre l’humain et la machine. Est-ce que cette idée d’un esprit dans la machine, ou d’une machine habitée, est toujours importante pour toi aujourd’hui ?
Oui, quand je regarde un objet, une peinture ou autre, je pense à ce que je regarde comme quelque chose d’habité, de vivant. Pour la machine, c’est pareil. Cela crée une ambiguïté qui fait que parfois je ne sais pas si c’est la machine ou si c’est moi qui intervient.
Après, je crois qu’il y a aussi un intérêt qui me vient de la relation entre les femmes et les machines dans l’histoire. Même si ce n’est plus vraiment le cas, il y a longtemps eu cette idée que les machines, et la mécanique en général, n’étaient pas faites pour les femmes. Or aujourd’hui, de plus en plus de femmes s’y intéressent. J’ai eu la chance d’avoir un père ingénieur et musicien autodidacte. Il m’a souvent montré des machines et ça m’a toujours rendue curieuse.
Maintenant, dans mon travail, j’essaye de trouver un équilibre entre machines, matières organiques et univers virtuels – un type d’espace que j’ai plus particulièrement expérimenté cette année. Il me semble qu’en ce moment il y a beaucoup de peur autour de la technologie, même avant la série Black Mirror. Cela touche aux droits humains, et à la peur des technologies qui nous surveillent. Il y a probablement un équilibre a trouver.
On a souvent tendance à oublier le fait que nous, les humain·es, sommes infiniment petit·es par rapport à l’univers. Dans le taoïsme, le bouddhisme et la philosophie grecque, c’est une conscience qui est bien présente. C’est ça que je recherche dans mes compositions : quelque chose de sobre et modeste qui connecte avec cet environnement atmosphérique qui nous entoure.
Amosphère
Pendant le premier confinement, on a beaucoup parlé des « nouveaux territoires sonores » que cette expérience permettait d’explorer, et on a aussi vu se multiplier les projets en ligne. Comment perçois-tu ce tournant, et ce qu’il implique en termes de rapport au corps, à l’espace, à l’architecture pour les arts visuels ?
À travers ATyPtek, un duo récemment créé avec le compositeur, danseur et artiste NSDOS, on expérimente des performances dans un espace virtuel. Le premier concert a eu lieu via l’IRCAM et l’ENSAPC. Le public entrait dans l’espace 3D et s’y déplaçait à l’aide ou non d’un casque de réalité virtuelle. Avec le casque de réalité virtuelle, on peut créer une installation avec des objets en 3D dans un espace ouvert, diffuser et écouter du son spatialisé avec nos avatars, danser avec les objets, marcher ou voler. C’est une nouvelle expérience excitante, qui est encore très peu acceptée.
Il y a des éléments dans tes compositions qui rappellent l’univers de la science-fiction. On a parfois l’impression de reconnaître la bande originale d’un film de Ridley Scott par exemple. Est-ce que ce sont des références que tu recherches ou est-ce accidentel ?
Ce n’est pas du tout accidentel. C’est vrai que l’univers de la science-fiction m’inspire beaucoup. J’ai été très marquée par des films comme Solaris d’Andreï Tarkovski (1972), par tous ses paysages cosmiques et les questionnements qu’il soulève sur la place de l’humain dans l’univers.
La science-fiction m’intéresse particulièrement pour la spiritualité qui s’en dégage et qui existe dans toutes les religions avec l’idée que, d’une certaine façon, c’est le cosmos qui gouverne. On a souvent tendance à oublier le fait que nous, les humain·es, sommes infiniment petit·es par rapport à l’univers. Dans le taoïsme, le bouddhisme et la philosophie grecque, c’est une conscience qui est bien présente. C’est ça que je recherche dans mes compositions : quelque chose de sobre et modeste qui connecte avec cet environnement atmosphérique qui nous entoure.
Est-ce que tu voudrais nous parler de l’album que tu prépares actuellement ?
Oui, je l’ai terminé pendant le premier confinement et nous préparons sa sortie. Il s’appelle More Die of Heartbreak et il rassemble mes compositions de 2017 à 2020. Je l’ai principalement composé avec mon synthétiseur analogique, et d’autres outils digitaux en recherchant un équilibre entre la conscience humaine et l’intelligence artificielle.
Le titre vient d’un roman de Saul Bellow que j’ai lu quand j’étais adolescente. Pendant le confinement, on voyait sans cesse des nombres de morts, de malades… Ça m’a poussée à me demander de quoi l’on mourait le plus souvent, et il m’a semblé que c’était de cela, de cœurs brisés. Quand je parle de cœurs brisés, ce n’est pas forcément dans le sens d’une relation amoureuse, ça peut l’être, mais ça peut être aussi entre ami·es, en famille, dans le travail… dans la condition humaine en général. C’est à cette expérience de mélancolie contemporaine que j’ai tenté de me confronter en m’intéressant aux façons par lesquelles la musique peut s’inscrire dans un processus de guérison et de soin, dans un sens moins médical que spirituel.
Vous pouvez soutenir Amosphère sur son bandcamp.
Image à la Une : © Rebekka Deubner
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