Pas si surréaliste que cela, Yves brosse la relation particulière qu’un jeune rappeur en galère entretient avec son frigo intelligent, lequel lui offre des tubes à la pelle. Si l’on y retrouve son regard satiriste, joyeusement loufoque, le nouveau film de Benoît Forgeard tourne peut-être moins en vase clos que ses précédents, il se veut plus populaire aussi, dynamité par une BO soignée.
Manifesto XXI – Le premier contact que le grand public a eu avec Yves c’est ce clip CRAB, en forme de happening dans le métro. Comment a-t-il été pensé ?
Il y avait quelque chose à jouer qui pouvait être intéressant avec ce clip. Pas seulement pour la promo mais aussi drôle en soi. J’avais envie de jouer sur un effet de réel donc simuler un happening. Les idées de mise en scène y sont extrêmement simples mais efficaces. J’ai ajouté par exemple ce micro-karaoké que j’ai découvert cet hiver alors que je prenais beaucoup le métro. Le morceau du clip est un peu spécial puisqu’il en combine deux du film : le Jérem première époque et le Jérem deuxième époque avec comme charnière, entre les deux, le featuring avec Philippe Katerine. L’une des choses que l’on a vraiment mise en avant dans le film, c’est le soin et la qualité apportés à la partie rap. Ce n’est pas vraiment mon fait, mais plutôt celui de MiM (beatmaker, notamment de Disiz, Grem’s ou Tito Prince) et de Tortoz (jeune rappeur grenoblois).
Tu t’es aussi entouré d’Alexandre Majirus, qui fait du rap sous le pseudo de Young Jeune. Quel a été son rôle dans le film ?
On a travaillé ensemble au tout début du projet. C’est avec lui que j’ai commencé à imaginer le film. C’était un camarade d’élucubrations, il m’a permis de décomplexer mon imagination par rapport au personnage du frigo, à l’envisager véritablement. J’ai ensuite repris le scénario pour le structurer davantage car il était au départ trop délirant, partait dans tous les sens, n’était pas assez serré sur une thématique… Il a mis beaucoup de temps à trouver sa forme. Je ne cherche pas à délirer, l’absurdité ne m’intéresse pas. J’essaie au contraire de trouver du sens, de tirer les fils d’une situation dans ses conséquences les plus ultimes mais aussi les plus cohérentes. Le coup de l’Eurovision par exemple, c’est une conséquence logique d’une situation où l’on conviendrait qu’une Intelligence Artificielle a plus de chance de remporter le concours que n’importe quel musicien. Il serait donc tout à fait logique que chaque nation concurrentielle envoie sa propre IA.
L’Intelligence Artificielle est venue avant le rap ?
Oui, oui, d’abord l’histoire, c’est celle d’un frigo intelligent. C’était la première idée : le rapport d’un frigo intelligent avec son utilisateur. Le rap est venu assez tard.
Je me suis rendu compte que le rap pouvait être intéressant par bien des aspects. Il me permettait une invention verbale plus forte que d’autres genres musicaux, il a en lui quelque chose de plus simple et populaire. Si j’avais pris un chanteur de variétés, le film aurait eu une dimension plus bourgeoise.
Le rap a un côté un peu sale que j’aime bien. Jérem, comme beaucoup de rappeurs encore aujourd’hui, semble obnubilé par son pénis. C’était savoureux de le voir se faire challenger par son frigo sur le terrain sexuel.
Mais c’est un personnage que tu prends quand même au sérieux. Il est parfois émouvant et le morceau qu’il compose se tient, musicalement.
Au départ, il apparaît comme un personnage idiot : il est en chien, ne fait pas attention à lui, déprime… Mais ce n’est pas un mauvais rappeur.
Ce n’est jamais une bonne idée au cinéma de faire un morceau nul pour caractériser un personnage. Je voulais éviter la caricature à la Fatal Bazooka.
Il fallait que le morceau de Jérem ait quand même de l’allure et soit assez chouette, qu’il sonne comme du rap authentique. C’est pour ça que j’ai fait appel à MiM et Tortoz. Ce qui est intéressant aujourd’hui avec le rap c’est qu’on le voit quitter ses oripeaux originels. Comme pour le rock : à un moment donné, on n’avait plus besoin de porter des bananes et des blousons en cuir pour être un rockeur. Avec le rap c’est pareil, on n’a plus besoin de porter des chaînes en or qui brillent.
On peut voir dans la rivalité musicale qui oppose Jérem au rap plus marketé d’Yves, une critique à l’encontre de l’usage excessif de l’auto-tune.
Le rap aujourd’hui est rempli de ficelles de production. L’un des enjeux était de montrer deux niveaux de musique : le rap sommaire mais authentique de Jérem et celui hyper produit d’Yves. Yves fait un morceau sans état d’âme, il y met tout ce qu’il sait qui va marcher, point. Jérem, lui, a quelques réserves artistiques, il est précieux, ne veut pas ajouter d’auto-tune.
Pourquoi d’ailleurs avoir opté pour un frigo plutôt qu’un autre élément électroménager ?
Plusieurs choses m’intéressaient dans le frigo. La première c’était peut-être son côté peu glorieux et archaïque : le frigo est lié à la conservation de la nourriture, c’est le premier objet de la cuisine, l’extension du garde-manger. Il fait figure de totem, il a un aspect très visuel, c’est peut-être plus simple de lui prêter une personnalité qu’à une friteuse. On n’attend pas de lui qu’il devienne un rival sur le terrain artistique ou sentimental. Le film a un côté rabelaisien que j’aime bien et qui rééquilibre le rapport de force avec la machine. J’avais envie inconsciemment de le ramener à des choses organiques, un peu crades…
Comment l’as-tu conçu ce frigo ?
Les frigos high-tech qui existent sont généralement assez inquiétants, ce sont des énormes armoires… Je me suis dit que si un société comme Digital Cool voulait lancer son frigo, elle s’inspirerait probablement d’une esthétique à la Apple. Mon frigo évoque l’iPhone, c’est l’ami de la famille. J’ai commencé à le dessiner puis on a confié ces dessins à une société de design qui en a élaboré des plans. Il a été conçu en bois comme un vrai appareil de cinéma.
Yves peut faire penser à Hal 9000 dans 2001, dans une version comique, mais aussi à une webcam notamment dans la séquence de strip-tease de So’. Avec ce frigo, tu assumes un érotisme et une sensibilité qu’on ne retrouvait pas dans tes films précédents.
Le frigo a dans les tous cas un potentiel érotique. Je ne l’ai jamais vu en entier mais j’avais en tête la fameuse scène érotique autour du frigo dans 9 semaines 1/2. On ressentait une forme de distance dans mes précédents films, c’était un défaut que j’avais noté. Cela pouvait confiner à de la froideur ou, en tout cas, à un manque de chair, d’émotion.
Tu utilisais aussi beaucoup de fonds verts, tu les as abandonnés avec Yves.
Je ne les utilise qu’une fois, avec le faux night show américain. Mais c’est vrai, j’ai beaucoup utilisé de fond vert et j’en avais un peu ras le bol ! Quand tu tournes sur fond vert, tu te dis toujours pendant le tournage : on verra plus tard, on terminera ça plus tard. Il y a un côté frustrant, y compris pour les comédiens. Je voulais vraiment faire un film en décor intérieur et j’en suis très content, le fond vert ne m’a pas manqué. Il met la technique très en avant, c’est une contrainte qui coûte à la fois aux mouvements d’appareil, aux comédiens donc bon débarras ! Enfin pour l’instant… J’y reviendrai peut-être un moment parce qu’il y a aussi un aspect poétique dans le fond vert que j’aime bien.
Malgré l’importance de la technique, ton cinéma met les comédien·nes au centre. On retrouve souvent les mêmes visages dans tes films, un peu comme une troupe (Philippe Katerine, Darius, Anne Steffens, Alka Balbir). William Lebghil, par exemple, jouait déjà un second rôle dans ton court-métrage Fuck UK. Tu as écrit le rôle de Jérem pour lui ?
Non, non… On écrit des rôles en pensant à des gens mais on se rend compte finalement que ça a juste servi à cristalliser l’imagination au moment de l’écriture. C’est quelque chose d’assez systématique. Quand j’ai commencé à rentrer dans le vif du sujet pour Yves, j’ai revu William. L’avantage d’avoir fait ces courts-métrages, c’est qu’on se connaissait, il connaissait mon univers et j’ai pu constater sa progression. Il était plus complet et je savais que je pouvais avoir confiance en son engagement.
On imagine que le rôle de Roger Philéa a été écrit en revanche en pensant à Darius qui, lui, revient dans tous tes films.
Oui, c’est un peu ça. Il y a certaines phrases, avec Darius, que j’entends déjà. Je l’ai rencontré quand j’étais au Fresnoy. C’est un acteur du Nord, il avait joué un petit rôle dans L’Humanité de Bruno Dumont. C’était un rôle grave, très émouvant. C’est un copain étudiant qui m’a parlé de lui pour mon film de fin d’études : Stève André (2002). Je lui ai fait jouer un rôle de député. Pendant les répétitions, il a tout de suite crevé l’écran. Il avait quelque chose de délicieux, un jeu bizarre d’une justesse approximative qu’il compense par un charme, une présence, une grande douceur. Il aimerait jouer des trucs mélodramatiques mais manque de bol, je lui confie à chaque fois des rôles de méchant. Mais la méchanceté vient seulement des paroles que je lui fais dire car lui a quelque chose de très tendre.
Il répète un moment plusieurs fois le mot « trouduc », c’est très drôle, on a l’impression de redécouvrir ce mot.
C’est une forme d’incongruité que j’aime bien. On n’attend pas du tout ce mot-là dans la bouche de ce personnage et ça crée quelque chose d’amusant.
La sortie de ton film suit celle du Daim de Quentin Dupieux, comme vos présentations cannoises. Vous travaillez tous les deux un humour très singulier, qu’on qualifie facilement de surréaliste. Mais contrairement à Dupieux, tu sembles plus poreux au monde.
J’essaie de l’être. J’ai un goût plus satirique, j’aime bien parler du monde, de l’actualité. Un film comme Gaz de France était assez refermé sur son propre univers. Avec Yves, je voulais m’ancrer davantage dans la réalité : il fallait que l’on comprenne que cela se passe aujourd’hui et non dans un futur proche. Je ne ressentais pas non plus le besoin de l’ancrer dans une géographie précise. L’essentiel était de raconter que ce jeune homme, Jérem, est en exil de Paris. Il en est parti probablement parce que la pression financière et celle du succès étaient trop fortes. Il est parti se mettre au vert comme on dit.
C’est peut-être La Dérive des continents, la pastille hebdomadaire que tu tiens dans l’émission 28 minutes sur Arte, qui te permet d’avoir ce regard aiguisé sur l’actualité.
Oui cette émission m’oblige à réfléchir davantage au monde. C’est déjà ma cinquième saison ! Au début, j’avais une approche poétique, en réserve. J’étais dans une espèce de vision absurde, un peu distancié. Mais je me suis rendu compte un moment que je ne pouvais pas tenir cette position, je la trouvais tiède. J’ai commencé à me mouiller davantage, à faire quelque chose d’un peu plus éditorialisé. Cela me fait parfois bizarre car j’ai quitté mon repère poétique qui était jusqu’alors ma zone de confort.
Mais je trouve que c’est intéressant aussi, d’aller dans le monde, d’essayer de le commenter. On prend plus de coups que lorsqu’on reste dans une position de surplomb ou de décalage total.
En plus de cette pastille, tu as monté aussi des émissions sur Paris Première, tu réalises parfois des vidéos pour Blow Up, tu as tenu une chronique dans So Film… On pourrait voir tout cela comme un laboratoire pour tes films puisqu’on y retrouve à chaque fois ton ton, ta pâte.
Je pense que ça à voir avec mon parcours effectivement. J’ai fait les Beaux Arts et ensuite j’étais plutôt « destiné » à l’art contemporain. Je ne pensais pas faire du cinéma. Mais avec les installations, je trouvais qu’il y avait le risque de se replier sur soi et de s’enfermer dans quelque chose d’assez ex nihilo. Or j’aime bien mettre les mains dans le cambouis, dans le gras du monde. Mais je ne veux pas faire des films sociaux non plus… Disons que ça m’ennuierait de faire des films qui soient trop lointains mais j’aime bien garder une certaine distance ou une stylisation si l’on préfère.
On sent que la télévision a été aussi déterminante dans ton parcours.
J’ai vraiment une culture audiovisuelle. Quand j’étais gamin, je passais des heures devant la télé. Je regardais de tout. C’était avant Arte. On pouvait aussi bien voir passer, le dimanche soir, un Tati ou un Blier qu’un Gérard Oury ou un Georges Lautner. Il y avait des émissions de variétés comme celle d’Haroun Tazieff, des films, du sport, Bernard Pivot, c’était un continuum pour moi… Ce qui était bien aussi avec la télé que j’ai connu enfant, c’est qu’elle avait un aspect poétique étonnant : on ne savait pas ce que l’on voyait. Il y avait encore les utilisations du fond bleu qui étaient parfois approximatives.
En revoyant des émissions sur l’INA ou Youtube, je me rends compte que le tempo a aussi beaucoup changé, la lenteur de l’époque avait quelque chose de surréaliste.
Et puis le mois d’août, la nuit, il y avait vraiment des trucs expérimentaux. Peut-être que ça existe encore aujourd’hui mais je la regarde moins. Maintenant, j’allume internet qui est aussi intéressant à cause du flux. Mais bizarrement, je ne regarde pas beaucoup la télé à travers internet. Même avec la médiocrité actuelle, il y a des trucs qui peuvent être intéressants. Car il y a un inconscient de la télé : même dans le formatage, quelque chose raconte l’époque quand même.
Quels seraient les réalisateurs de comédie ou les humoristes qui t’ont influencé ?
Je cite souvent Roland Topor qui a quelque chose de très visuel, à cause de Téléchat. C’est un dessinateur, un écrivain, il est polymorphe ! J’ai une école que j’aime bien, c’est celle des français des années 70-80 qui faisaient des trucs un peu amers, satiriques comme Yves Boisset. Encore une fois, quand j’étais môme j’ai regardé des choses très variées. Un certain type de cinéma m’a influencé, je pense que ça se ressent dans mes vannes qui peuvent avoir un côté proche d’un De Funès ou du Splendide. Dans ma période Fresnoy, j’ai découvert des films plus « art et essais », comme ceux de Bresson.
Pendant toute une époque, il m’a été assez utile d’avoir très peu de culture ciné, ça m’a décomplexé je pense. Comme je ne savais pas trop ce qui s’était fait avant moi, j’y allais…
Mais maintenant, je ressens l’envie, la gourmandise de regarder beaucoup de films. Récemment j’ai aimé Parasite, comme tout le monde. La semaine dernière j’ai revu Que la bête meure de Chabrol qui est magnifique et avant-hier j’ai regardé un Lellouche des années 80, Robert et Robert, que je trouve assez charmant même si pas complètement convaincant.
Je me demandais aussi si tu connaissais quelqu’un comme Augustin Shackelpopoulos avec qui tu partages un goût pour l’absurde ?
Augustin et Sacha (Béhar), je les adore mais je ne les connais pas personnellement. Ce qui est beau avec eux, c’est qu’ils ont un humour quasiment romantique dans la mesure où c’est un humour qui ne vend pas. Ils n’ont pas été rachetés par Canal, ils ne font pas de pastilles comiques, ils sont jusqu’au-boutistes, je les aime beaucoup ! J’aimerai bien les rencontrer et pourquoi pas les faire jouer. J’ai vu qu’Augustin est comédien maintenant, il a joué dans Saint-Jean-Gay-Lussac (moyen-métrage réalisé par Louis Séguin).