C’est grâce à l’absence que finalement il se crée quelque chose.
À 25 ans, Clara Borgen performe, filme et monte elle-même des vidéos absurdes qui jouent d’un décalage entre effets spéciaux et réalité, s’amusant du spectateur qui ne sait plus quoi voir (ou croire). Dans une époque régie par la toute-puissance des images, rencontre avec une jeune artiste qui brouille les pistes.
Pour rencontrer Clara Borgen, c’est chez elle qu’il vaut mieux aller la trouver. Pas d’atelier, l’artiste préfère le confort d’une maison. « Mon intérieur est très important, c’est toujours un décor. Là je viens d’emménager, et je réfléchis déjà à quels trucs je pourrais pousser pour me filmer ici. » Ici, c’est dans un grand appart en rez-de-chaussée sur la petite couronne, pas loin des puces de Saint-Ouen, avec cuisine à l’américaine et même un petit carré de jardin dans lequel son chat se dégourdit les pattes, où elle nous accueille d’une voix toute douce et avec un grand thé miellé.
Débarquée dans la capitale il y a deux ans après un diplôme obtenu haut la main aux Beaux-Arts de Lyon, Clara Borgen réalise des installations vidéos silencieuses. Pas plus longues que quelques minutes, tournant en boucle, on y voit des personnages effectuer des pas de danse, un tuto fitness, ou bien se peindre le corps. Au premier coup d’œil, l’image semble familière, le décor quotidien, mais on remarque rapidement une étrangeté. Le corps se trouve comme bizarrement incrusté dans le fond ou disparaît peu à peu sous des coups de peinture. La perspective est soudain mise à mal par des déplacements surnaturels. L’ombre d’une personne, qu’on croyait assise devant le vidéo-projecteur, se révèle en fait appartenir à l’écran dans une superposition malicieuse des plans. Bref, les petits humains ici filmés ont tout de protagonistes de jeux vidéos enfermés dans un théâtre où rien ne se passe.
Adepte des illusions d’optique et de la vieille technique cinématographique du « fond vert », Clara Borgen joue entre réel et virtuel, brouille les pistes et s’amuse du spectateur berné. Son idole ? Méliès, le « magicien du cinéma ». Si ses effets spéciaux ont pris un coup de vieux, on aime toujours autant se prendre au jeu de ses joyeuses machineries. C’est ce qui fascine la jeune femme : « On sait que ce n’est pas vrai mais on a décidé d’y croire. Qu’est-ce qui se passe alors quand cette croyance-là est déjouée, ou quand la magie devient bizarroïde ? »
Sans début ni fin, dans son œuvre, les images deviennent objets et se contentent d’exister pour elles-mêmes. Elles ont l’air de promettre quelque chose qui ne vient pas. Prendra-t-on le temps de s’arrêter, au milieu d’une expo, pour se laisser happer par cet art du vide aux influences très beckettiennes ? « C’est grâce à l’absence que finalement il se crée quelque chose », commente l’artiste. Invitée à participer à un événement collectif organisé ce samedi pour la Nuit Blanche Off, cette approche décalée a interpellé la commissaire Ida Simon, du collectif Diamètre, qui y analyse « une sorte de “fenêtre ouverte sur le monde” pour reprendre Alberti, avec souvent des paysages, une personne seule, une espèce de contemplation mais qui n’est pas triste ».
Oh non, pas triste. Car de l’étonnement et de l’absurdité vient le rire. On s’égaie devant le prisonnier de Sans Titre (Stripes) qui peint des rayures noires sur son costume à mesure que l’artiste, en second plan, en repeint d’autres en blanc comme pour le libérer. On sourit franchement devant Ten Minutes Workout (réalisée avec le peintre Charlie Verot) où la performeuse réalise, de façon désincarnée et sans musique, ses étirements dominicaux. Dans Sans Titre Vert, on voit Clara Borgen elle-même, en robe festive et talons hauts, prendre place dans ce qui ressemble à un décor de boum, esseulée, puis soudain regarder la caméra et faire un pas de côté – hors-champ. Un geste qui illustre d’ailleurs tout son travail. « J’aime bien faire un pas de côté, qui dédramatise la puissance du discours. C’est un peu une blague, un truc méta, et en même temps c’est une réflexion en tant qu’artiste sur ce qu’est l’image par rapport à l’expérience. » C’est rigolo, mais c’est sérieux quand même.
Se frottant aux frontières des genres, des médiums et des matériaux, la « plasticienne vidéo » revendique une esthétique do it yourself et laisse surgir le hasard, la naïveté, la surprise. « C’est surtout que je n’ai pas vraiment de technique, je maîtrise très mal les logiciels, donc je me suis servie de mon absence de savoirs pour tester des choses », se marre-t-elle sans rougir. Derrière les textures « glitch » un peu crados, c’est aussi une démarche assumée pour celle qui peut passer des journées à agrafer ses propres fonds verts, à coudre à la main les tenues de ses performeurs ou encore à s’acharner à bidouiller au millimètre ses prises de vue en post-production.
Loin des vernissages pince-fesses ou des squats bordéliques du Grand Paris, préférant cuisiner des tartes avec son chat et son amoureux dans son nouveau palace de banlieue, Clara Borgen – qui a déjà fait ses preuves lors d’une expo solo au 71B l’an dernier et d’autres participations ponctuelles au Palais de Tokyo ou au Centre Pompidou – rejette toute appartenance à l’effervescence branchée que connaît depuis peu « l’art numérique ». Dans sa pratique, la vidéo n’est qu’un outil comme un autre, qui ne prend son sens que dans le moment et l’espace d’une installation, et vire souvent à la performance. « Que ce soit elle qui se place dedans ou le corps du visiteur face à la pièce, ses installations ajoutent une portion de réel à la vidéo. La prouesse high-tech ne nous intéresse pas, l’idée c’est de mélanger le numérique aux autres arts », ajoute Ida Simon, fine connaisseuse de la tendance. Pour saisir le travail de Clara Borgen, il faudra donc quitter sa page web et aller voir ça de plus près.
Ça tombe bien, il reste quelques jours pour :
- Jeter un œil à ses pièces en plexi exposées à l’occasion de l’inauguration de Chaideny, le nouveau lieu artistique du Plessis-Robinson. « Quand Denis rencontre Philippe », finissage demain après-midi.
- Checker sa dernière instal’, qui ne manque pas d’air, à l’expo collective « Quand les attitudes deviennent informe » conçue par Ida Simon et Thomas Sandmeier, samedi soir pour la Nuit Blanche Off. Lire notre présentation de l’événement ici.