Valérie Rey-Robert, militante féministe, autrice de Une culture du viol à la française, a dernièrement publié Téléréalité : la fabrique du sexisme. Un livre à la fois pédagogique et incisif sur les rouages de ces émissions que nous adorons détester, ou feignons de ne pas regarder. Nous revenons avec elle sur les coulisses qu’elle révèle : à qui profite notre tendre mépris ?
« Un sujet qui vous regarde plus que vous ne le croyez. » Le livre de Valérie Rey-Robert a une accroche nécessaire, quand critiquer la téléréalité sans même l’étudier va de soi dans les milieux bourgeois, féministes et intellectuels. Pourtant l’analyse est cruciale, tant l’influence de la téléréalité est forte et pernicieuse sur l’ensemble de la population, et pas seulement sur les adolescent·es. Un pouvoir aujourd’hui décuplé par les réseaux sociaux… À l’heure où les agentes de starlettes se piquent de politique, où les agresseurs sont toujours protégés par les productions des années après Me Too et où Cristina Cordula a fait entrer les corps en H, 8 ou triangle dans la postérité, il était plus que temps de disséquer l’impact politique réel de la téléréalité. Bilan vingt ans après les débuts du « Loft ».
Manifesto XXI : Avant de lire votre livre, nous en avons parlé à des ami·es engagé·es à gauche. La majorité a soupiré de dédain, comme un réflexe conditionné, un devoir moral d’éloigner la téléréalité de soi. Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire sur un sujet aussi dévalorisé, même et surtout dans les cercles féministes ?
Valérie Rey-Robert : Ce qui est incroyable avec la télé-réalité, c’est que des témoignages graves de harcèlement, d’exploitation, de mise en danger de femmes suscitent parfois l’indifférence dans le milieu même où elles devraient provoquer l’indignation : celui du féminisme, de la lutte des classes, de l’antiracisme. Dans le milieu féministe, je me demande s’il n’y a pas parfois une forme de victim-blaming inconscient : celles qui y vont sont considérées comme desservant la cause, donc méritant d’être maltraitées.
Pourtant, c’est complètement se tromper de cible. Il ne faut pas détester ces programmes, et surtout pas leurs candidat·es, parce qu’ils ou elles seraient bêtes. Il faut détester ces programmes parce que c’est un système réactionnaire, qui véhicule des valeurs sexistes, homophobes, racistes, classistes, et qu’il broie des individus, maltraite des femmes. Il couvre les agresseurs, notamment dans la télé-réalité d’enfermement, comme on a pu le voir avec la tentative de #MeTooTéléréalité. Donc il faut en parler.
Vous considérez comme relevant de la télé-réalité de nombreux programmes qui ne sont pas de la télévision d’enfermement, mais des émissions destinées à un public plus adulte, voire considéré comme plus prestigieux : les émissions de coaching et les télé-crochets. Pourquoi réunir les deux ? Quels sont leurs enjeux communs ?
La définition générale de la télé-réalité, c’est la suivante : des formats vidéo mettant en scène des individus, connus ou inconnus, dans des situations inhabituelles, afin d’obtenir des réactions exagérées. Je la nuancerais en disant qu’à présent, les candidat·es mettant en scène leur vie sur les réseaux, l’inhabituel n’est plus une composante essentielle.
Une autre définition serait de considérer qu’il s’agit de mise en scène de caractères stéréotypés, de façon à obtenir une réaction. Par exemple dans « Top Chef » – rarement considéré comme de la télé-réalité alors que c’en est – on a la féministe aux cheveux décolorés et le viandard à tendance viriliste. On place ces personnages dans des situations tirées par les cheveux, comme l’épreuve de la boîte noire. Et on les observe interagir entre eux, correspondre aux stéréotypes que l’on attend. C’est une dimension essentielle : les images sont celles qu’on a choisi de nous montrer, de façon à donner à voir les stéréotypes énoncés en générique. C’est cela, la télé-réalité.
« The Voice » est à la limite du genre, un hybride du télé-crochet. Mais il y a quand même du montage, du larmoiement, des renforcements de stéréotypes. Par exemple Morgane, cette jeune candidate grosse de 16 ans, qu’on fait chanter sur son mal-être (tout en exploitant également la réaction émotionnelle de la jurée Amel Bent – ndlr). Ici il ne s’agit pas d’être inclusif, mais d’insister sur son poids, en créant du sentiment dans des situations qui n’en nécessitent pas forcément.
Ces mise en scène différentes reconduisant inlassablement les mêmes situations stéréotypées, cela relève du soap opera. Ce dernier partage avec la téléréalité le même objectif de reproduction de normes hétérosexistes auprès des femmes qui regardent la télévision, sous couvert de divertissement. L’objectif étant de les conditionner à devenir et à rester des mères hétérosexuelles ainsi qu’à respecter, et imiter la bourgeoisie blanche (sans jamais aussi bien y arriver). Elle leur offre les histoires de cœur et les ruptures à répétition de filles, certes à moitié nues, mais prônant des valeurs ultra-conservatrices. La seule différence avec le soap, c’est que ces filles rêvent de palais à Dubaï plutôt que de manoirs à Dallas.
Les différences que l’on va trouver entre les télé-réalités concernent l’audience. On ne vend pas le même divertissement aux trentenaires devant « L’amour est dans le pré », aux ados devant « Les Marseillais » ou aux femmes issues de classes populaires avec « Les Reines du shopping ».
Pour moi ce n’est pas gênant de connaître les codes, même les plus jeunes qui regardent les « Marseillais » ne sont pas dupes de tout.
Valérie Rey-Robert
En effet, depuis quelques années, Netflix produit des émissions de télé-réalité qui correspondent aux normes des classes moyennes supérieures : « The Circle » récompense ceux qui manient le verbe au mieux, « Love is Blind » met en avant le développement personnel dans des couleurs douces… Ces émissions sont d’ailleurs regardées par un public qui a souvent grandi avec la télé-réalité, qui n’est plus dupe de ces codes et décortique lui-même les émissions sur TikTok ou Youtube. Comment la télévision française s’adapte-elle à cette double lecture ?
Je pense que la télévision française ne s’adapte pas du tout à ce double regard. Pour l’instant, le cahier des charges reste le sang, les larmes et la bêtise. Le témoignage dans Mediapart d’une ancienne stagiaire de la Grosse Equipe (la société de production des « Anges », « Hollywood Girls », « Allô Nabilla », etc. – ndlr) était d’ailleurs édifiant à ce sujet… Mais l’audience des « Marseillais » est en chute libre ; donc on voit bien que ce modèle ne va effectivement pas tenir encore longtemps.
On a pu voir récemment que TF1 cherchait à attirer ce public qui a vécu les premières heures de la téléréalité avec un reboot de la « Star Academy ». Ils pourront peut-être tenir une demi-saison avec cette nostalgie, mais ensuite ?
Pour moi ce n’est pas gênant de connaître les codes, même les plus jeunes qui regardent les « Marseillais » ne sont pas dupes de tout. Elleux aussi consomment ces émissions comme on le ferait avec un soap opera. Je pense qu’il y a besoin de plus d’inclusivité et de concepts nouveaux avec des showrunners mieux informés sur les questions de genre et de racisme. Mais le problème est que ces showrunners ont rarement envie de travailler dans la télé-réalité… Netflix a plutôt bien réussi à renouveler le genre avec des émissions comme « The Circle », mais il ne faut pas sous-estimer l’impact de la plateforme : est-ce que l’émission aurait eu le même succès auprès des classes moyennes si TF1 l’avait diffusé ? Pas si sûr…
Il serait d’ailleurs intéressant de voir sur quelles plateformes la télé-réalité est la plus regardée, entre la télévision, le replay, les plateformes payantes et même les réseaux sociaux. Ce que fait Lena Situations par exemple, quand elle vit la vie d’une infirmière pendant une journée ou qu’elle redécore l’appartement d’une de ses abonnées, s’inscrit complètement dans la téléréalité. C’est peut-être là que se pose la question du futur de la téléréalité : est ce qu’elle se passera encore vraiment à la télé ?
Même si le scope politique des candidat·es de téléréalité peut paraître assez large (d’En Marche au RN), leur objectif commun reste de payer moins d’impôts.
Valérie Rey-Robert
La téléréalité a récemment fait une incursion dans la vie politique française avec l’implication de l’agente Magali Berdah auprès de Brigitte Macron et de Marlène Schiappa. Elle a également lancé son émission politique pendant les élections, à l’instar de Karine Le Marchand, autre personnalité de la téléréalité. Que pensez-vous de ce mélange des genres ? Les personnalités de téléréalité ont-elles une responsabilité politique au vu de leur influence auprès d’un public jeune ?
Plusieurs candidat·es ont appelé à voter Macron, ce qui a déclenché pas mal de moqueries… Nabilla a notamment publié un tweet de soutien mais le style d’écriture du message ne lui ressemblait pas du tout… Elle ne l’avait sans doute pas écrit, ce qui peut laisser penser à un « placement de produit ». Il y a clairement une enquête à mener sur ce sujet ! Récemment, Dylan Thiry (ancien candidat de « Koh Lanta » et récemment converti à l’Islam – ndlr) s’est aussi rapproché de Tariq Ramadan…
De manière générale, même si le scope politique des candidat·es de téléréalité peut paraître assez large (d’En Marche au RN), leur objectif commun reste de payer moins d’impôts. Il faut rappeler que beaucoup d’entre ell·eux se sont exilé·es fiscalement à Dubaï… I·elles invoquent toujours des raisons comme la sécurité, le respect des femmes dans l’espace public et les supposées “valeurs” de Dubaï (comme le conservatisme sur les questions de genre et LGBT…). Même s’i·elles sont effectivement plus tranquilles à Dubaï où i·elles n’ont pas à gérer des fans intrusifs, la fiscalité reste la raison première de cette immigration.
Pour le cas de Magali Berdat, c’est un marché gagnant-gagnant entre elle et le gouvernement… Elle plaisante régulièrement sur son envie d’être ministre des réseaux sociaux. Sans aller jusque-là, je pense qu’elle brigue une mission dans un ministère. Le gouvernement, lui, en profite pour rajeunir son image et avoir l’air plus cool, dans la même démarche que la vidéo avec MCFly et Carlito… Mais ça s’arrête à de la communication. La fameuse réunion avec Marlène Schiappa n’a d’ailleurs rien donné de concret, seulement quelques tweets.
Le système que vous décrivez atteint son paroxysme avec Nabilla. Elle a déterminé les règles de l’accession à la célébrité pour des femmes sans capital financier, culturel ou symbolique : avoir l’air le plus bête possible, de manière populaire et “exotique”. En bref, correspondre à un fantasme sexiste, classiste et colonialiste, renforçant ainsi le système (production télé, memes sur les réseaux) qui les met en avant, dans un cercle infernal. La phrase emblématique de Nabilla sur le shampooing a 10 ans. Depuis, constatez-vous des évolutions dans les attitudes des candidat·es, des productions et des spectateur·ices ?
Non. Le CSA signale toujours que la bêtise des femmes est scénarisée et mise en avant beaucoup plus fortement que celle des hommes, avec un montage revenant à répétition sur les mêmes bourdes, une musique comique, etc. Donc les candidates assument d’être bêtes et sexualisées. Kim Glow a même écrit « ce n’est pas mon écriture qui paye mes factures mais oui bien mon cul ». Elles jouent ce qu’on leur demande. Lorsque Maeva Ghennam vante des produits « pour rajeunir son vagin » et ajoute « c’est comme si j’avais 12 ans », on ne peut pas croire une seconde que ce n’était pas calculé pour se faire remarquer. Et elle sait qu’elle ne sera pas poursuivie après le buzz, puisqu’elle se rattrapera aux branches en invoquant « c’est parce que je suis bête ».
Je dirais que le coaching est le pire en abjection, de haine de soi et de haine de classe ; ou en tout cas c’est ma limite personnelle.
Valérie Rey-Robert
Léna Situations accède culturellement au respect, elle est invitée par les grandes maisons de mode, les magazines business, au gala du MET. Nabilla, malgré son éclatante réussite, ne sort pas de cette image de fille bête qui a du succès malgré elle.
C’est parce qu’il ne suffit pas d’être blanc·he ou d’avoir de l’argent. Il faut être bourgeois·e et avoir les codes de ce milieu. Léna vient d’un milieu plus favorisé, avec un capital social qui a su d’emblée lui permettre de parler et de se situer correctement, de pouvoir attendre pour choisir des placements de produits prestigieux. Nabilla n’avait pas ce capital-là, ni le temps de se le constituer.
Il y a une forte valeur morale attachée à l’argent, comme l’explique Denis Colombi dans son livre Où va l’argent des pauvres . Quand on en a, il faut s’inventer une histoire familiale valorisante, prouver qu’on le dépense dans la philanthropie. Les candidats de télé-réalité d’enfermement, au même titre que les footballeurs, ne savent pas faire cela. Par exemple Milla Jasmine, une candidate de télé-réalité d’enfermement blanche, pratiquant activement l’arab-fishing (terme dérivé du black-fishing, consiste à se faire passer pour une personne d’origine maghrébine, ndlr) s’est plainte de ne pas être invitée chez Chanel. Elle ne comprend pas que cette maison ne veut pas être associée à elle et à son milieu.
La télé-réalité est une fabrique de haine des femmes issues de classes populaires. Elle existe pour qu’on les haïsse, et qu’elles se haïssent. Ces émissions leur serinent qu’elles font tout mal, à longueur d’après-midi. Dans Les Reines du Shopping, si les candidates reçoivent toutes la même somme d’argent pour constituer leur look, elles n’ont pas accès aux mêmes boutiques. Et la mieux achalandée échoit à la candidate bourgeoise, blanche et mince de la semaine. A la fin, le message est donc : elle sait faire ce que vous ne savez pas faire.
Ces spectatrices, qui doivent suivre continuellement des codes bourgeois changeant tout le temps, n’ont pas le temps de réaliser qu’elles sont victimes d’oppression. Je dirais que le coaching est le pire en abjection, de haine de soi et de haine de classe ; ou en tout cas c’est ma limite personnelle.
Justement, vous dites que ce livre est né de milliers d’heures passées à regarder de la téléréalité. Comment expliquer que ces émissions soient aussi regardées par des personnes qui se considèrent engagées et militantes ? Alors que les conditions de production avoisinent l’exploitation sexuelle et que l’on regarde sur nos écrans des comportements de prédation ?
On provoque plus d’adhésion avec le rejet qu’avec le positif. Les programmes sont construits selon ce principe, autour de personnages stéréotypés détaillés dans des guides de production, et un montage.
Ensuite, le mariage est omniprésent ; que ce soit dans les émissions d’enfermement, de coaching ou de recherche de partenaire amoureux. Et même si on se considère déconstruit·e, on a tellement été bassiné·e avec ça, qu’on conserve une tendresse – sincère ou haineuse – pour la robe blanche.
On pourrait croire que nos motifs de visionnage sont opposés à qui la regarde au premier degré. En réalité, ce sont les mêmes : la télé-réalité offre des valeurs très rassurantes. On y retrouve des « expert·es », soi-disant psy ou sociologues. Loin de toute expertise, i·elles fonctionnent avec l’opposition homme/femme = Mars/Vénus, soit le mythe hétéro-patriarcal sur lequel toute notre société est construite et qui servent de valeur-refuge. Il n’y a qu’à se rappeler des levées de bouclier autour des ABCD du genre ou du Mariage pour tous.
Quant à moi, je ne sais pas pourquoi je regarde « Les Marseillais ». Je ne suis pas dupe de ce que je regarde, et pour autant, je continue. Je ne pense pas non plus les mépriser, dans une posture de visionnage bourgeoise. J’aime ça, purement et simplement. Les psychologues de « Mariés au premier regard » par contre, c’est viscéral, je ne peux pas. Le curseur est différent pour tout le monde.
Si l’on part du principe que la télé-réalité est un espace qui produit nécessairement des normes, est-ce qu’on pourrait imaginer une télé-réalité positive, qui ne soit pas au service de normes hétéropatriarcales, mais qui encourage d’autres types de comportements ?
Je ne pense pas que cela existe en France. Cela semble exister aux USA ou sur Netflix, où l’on trouve plus de personnes racisées et LGBTQI+. En France par exemple, notre version de « Queer eye » n’a pas été reconduite. Il y aurait une enquête à faire, sur ce que cela révèle de notre système médiatique, de notre rapport aux médias, et de ce qu’on attend, en tant que société, qu’ils nous apportent – aussi bien en reconduction qu’en subversion de normes.
Propos recueillis par Anne Plaignaud et Salvade Castera
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Téléréalité : la fabrique du sexisme de Valérie Rey-Robert (2022) est édité chez Hachette pratique (collection Les Insolent·es) et fait 224 pages.