La série The White Lotus dresse le portrait acerbe d’un monde riche, blanc et névrosé, qui vient chercher répit et relaxation lors de ses vacances à Hawaï : Tournée en novembre 2020 pendant la pandémie, la série crée par Mike White (Enlightened) était la surprise de l’été.
The White Lotus propose une critique brillante et drôle de la blanchité comme celle d’un système structurant tous les rapports politiques, sociaux et économiques du monde « culturel » mais aussi du monde « naturel ». Ici, la nature est une toile de fond, une entité chosifiée par le monde capitaliste blanc qui fait ressortir d’autant plus visiblement l’anxiété et la peur de celui-ci de perdre ses privilèges. À l’heure où le dérèglement climatique s’emballe, The White Lotus est une loupe grossissante sur les structures ayant participé au désastre: la colonisation, la bourgeoisie capitaliste, l’individualisme et la blanchité. Cet article contient des spoilers.
Névroses et marchandisation de la nature
Cela aurait pu commencer comme une classique romance d’été : un jeune couple en lune de miel, une famille nucléaire parfaite en tous points, accompagnée de la meilleure amie de l’aînée, et enfin une femme d’une cinquantaine d’années qui voyage seule pour disperser les cendres de sa mère dans l’océan. Pourtant, la série s’ouvre sur l’avion du retour des voyageurs où l’on embarque un cercueil. Le ton est donné, les vacances ne se passeront pas comme prévues et ce qui paraît en ordre ne l’est finalement pas du tout. Le lieu unique de l’action, l’hôtel, chosifie et commercialise la nature hawaïenne en donnant des noms de fleurs et de fruits aux chambres, en préférant que les touristes restent consommer dans leur piscine avec vue sur la mer et accès au bar les pieds dans l’eau ou bien en proposant des soins dans un spa mêlant différentes techniques de relaxation entièrement conçues pour remédier au mal-être occidental.
Pourtant, les personnages n’y arrivent pas. La mère de la famille Mossbacher, PDG d’une grande entreprise qui gagne plus que son mari, passe son temps en visio-conférence et se vante d’avoir un filtre zoom pour cacher sa fatigue. Le père et le fils, dont la relation est quasi inexistante, tentent tant bien que mal de trouver des points communs, alors que l’un découvre que son père est mort du SIDA et que l’autre a les yeux rivés sur ses écrans. La fille et son amie, Paula – seule hôte non-blanche – lisent Fanon, Butler et autres théoricien·nes critiques et tentent de développer tant bien que mal leur amitié qui n’est finalement pas aussi « déconstruite » qu’elles le croient. Quant à Tanya, femme célibataire de 50 ans en deuil, elle se prend de fascination pour sa masseuse noire, Belinda, à qui elle promet d’investir dans un futur centre de bien-être. Enfin, les jeunes mariés, Shane et Rachel, se déchirent car Shane ne se résout pas à accepter que sa chambre n’est pas la même que celle commandée sur internet et déclare une guerre sans merci à Armond, manager de l’hôtel, qui retombe dans la drogue à cause de ses client·es narcissiques. Une lune de miel qui tourne au vinaigre puisque Rachel prend conscience qu’elle est mariée avec un homme sexiste, égocentrique et que sa belle-famille méprise son origine sociale.
En six épisodes, c’est bien un monde entier qui se délite sous nos yeux dans le décor paradisiaque d’Hawaï. Le nom de l’hôtel, The White Lotus, symbole de pureté de l’âme et de pacification dans le bouddhisme, sonne ici comme une promesse d’un renouveau intérieur pour tous les personnages tourmentés qui débarquent dans le lieu. En réalité, c’est bien une expiation collective à laquelle nous assistons en tant que spectateur·ices. La nature est objectifiée pour mieux conforter des personnages blancs en plein crise existentielle mais dont la position sociale, politique et économique rendent toujours un peu plus impossible le travail de décentrement, et, en définitive, le rejet nécessaire de leur mode de vie pour trouver la paix intérieure. Les personnages sont obsédés par eux-mêmes et incapables de concevoir un autre rapport aux autres, aveuglés par les structures qui ont permis leur richesse.
Des personnages déterminés par la race et la classe
La série est structurée autour de la blanchité et de ce qu’elle produit comme mépris mais aussi comme mal-être et aveuglement. Quinn, le fils asocial, se retrouve arraché de ses écrans par la nature elle-même quand son téléphone est emporté par la marée. Il se réveille après une nuit passée sur la plage et il est alors émerveillé par les baleines et l’arrivée d’Hawaïens faisant du canoë sur la mer. Quinn fétichise le rapport à la nature qu’il associe avec la masculinité hawaïenne des hommes du canoë, comme une réponse à son aliénation. De plus, l’hôtel organise des cérémonies « traditionnelles » pour leurs hôtes où les membres du personnel autochtones s’occupant des clients le jour transforment, le soir, leur culture en un spectacle pour la bourgeoisie émerveillée de cette « authenticité ». Il y a donc une division raciale très claire du rapport à la nature, les autochtones sont du côté de celle-ci, placés sous l’œil exotisant des clients blancs, et les blancs du côté de la culture, séparé de la nature par leur travail, leur position économique, leurs tourments existentiels de privilégiés.
Cependant, la série va plus loin que ce simple état de fait pour laisser place au portrait des structures de domination plus complexes et responsables de cette artificialisation de la nature et des rapports humains. Ainsi, l’amitié entre la fille Mossbacher, Olivia, et Paula, son amie racisée, est sûrement la relation la plus intéressante de la série en ce qu’elle exprime la complexité des positionnements sociaux se jouant dans The White Lotus. Olivia semble être l’alliée blanche en tout point, notamment car elle n’hésite pas à interpeller sa mère et son père lorsque ceux-ci se plaignent de la condition des hommes aujourd’hui et du fait qu’ »on ne peut plus rien dire ». Se justifiant en permanence à Paula en traitant ses parents de boomers conservateurs, Olivia ne supporte pourtant pas que son amie vive un amour d’été avec Kaï, employé autochtone de l’hôtel.
Cette jalousie que ressent Paula, et le mépris de la famille d’Olivia pour elle, va la pousser à vouloir se rebeller contre ce monde blanc et bourgeois qui l’opresse le temps d’un voyage, mais on imagine à l’université ou ailleurs, aussi. Lorsque Kaï lui fait comprendre que l’hôtel a été construit sur des terres appartenant à sa famille et qu’il travaille, de facto, pour l’entreprise coloniale qui a détruit sa culture et l’a dépossédé de ses terres, Paula lui suggère d’aller voler un bracelet d’une valeur de 75 000$ dans le coffre fort des Mossbacher. La suite est prévisible, il se fera arrêter, les Mossbacher seront traumatisés et Olivia accusera Paula d’avoir voulu faire du mal à sa famille. Ici, bien qu’Olivia lise de la théorie de gauche radicale, sa position sociale la rattrape et elle se retrouve dans l’incapacité de prendre du recul sur les dynamiques de pouvoir existant dans son amitié, et les mécanismes qui peuvent expliquer pourquoi Paula a voulu se venger. D’un autre côté, c’est aussi un pied de nez à la naïveté de Paula qui pense que 75 000$ seraient suffisant pour réparer une violence historique et qui, par son désir de vengeance personnelle, a poussé Kaï vers la police renforçant ainsi la violence institutionnelle envers les corps racisés. Cette ambiguïté constante des personnages met en lumière la complexité des dynamiques qui se jouent dans la micro-société de The White Lotus et permet de dénoncer d’autant plus fortement les aveuglements des personnages face à leur responsabilité sociale, politique et écologique.
Il faut que tout change pour que rien ne change
The White Lotus conclut le portrait de cette élite avec un certain cynisme. La division entre employé·es de l’hôtel et client·es se fait de plus en plus béante au fur et à mesure de la série. A toutes leurs tentatives, les subordonné·es (employé·es, non-blanc·he·s, femmes, gays) échouent à se libérer de leur condition. Pire encore, les client·es se retrouvent renforcé·es dans leur narcissisme. Toustes ont en effet grandi intérieurement : Tanya fait le deuil de sa mère et se lie d’amour avec un homme atteint d’un cancer, surmontant sa peur chronique de l’abandon ; Rachel décide de rester en couple avec Shane en lui assurant qu’elle fera en sorte d’être « heureuse » cédant ainsi au chantage ; la famille Mossbacher est, elle, plus soudée que jamais bien que Quinn décide de rester à Hawaï pour traverser l’Atlantique en canoë avec ses nouveaux amis hawaïens.
La série de Mike White laisse un goût amer en bouche : le cycle d’exploitation n’est pas rompu, la remise en question collective n’a pas eu lieu. Le rêve de Belinda de créer son propre centre de bien-être s’est écrasé face à l’égoïsme de Tanya. L’employée du spa continuera à accueillir les client·es priviligé·es de l’hôtel qui l’utiliseront, à l’instar de Tanya, comme un puits de soutien émotionnel. Shane a beau avoir eu son égo abimé par le départ de son ex-femme et tuer (accidentellement) le manager de l’hôtel, par une suite incongrue d’évènements, il ne sortira pas inquiété de ces actes. Paula, ayant tenté de mettre à mal la bourgeoisie blanche de l’intérieur, sera finalement forcée de s’y réintégrer puisqu’elle se réconcilie avec Olivia, rongée par la culpabilité que lui inflige son amie.
Finalement, comme le dernier plan de la série nous le suggère, le seul endroit paisible dans The White Lotus est la mer au soleil couchant comme pour nous faire croire que le dérèglement des relations humaines reste sans impact sur le dérèglement de la nature. Une illusion de sérénité de plus qui, comme chez les personnages, cache une réalité beaucoup plus angoissante. Comme un grand miroir tendu à notre société, la série dresse un constat sans appel: enfermé·es dans nos individualités, nous voulons changer, croyons que nous avons changé mais, au final, échouons à éradiquer nos dépendances aux systèmes responsables du désastre climatique et social.
The White Lotus disponible sur OCS et Canalplus VOD