Marre d’entendre les mêmes intellectuels qui tournent en boucle dans les médias pour nous parler de pauvreté et de discrimination du haut de leur tour d’ivoire. Manifesto21 a décidé de rééquilibrer ces temps de parole et d’ouvrir une tribune au rap français, la voix des ghettos urbains.
La France affronte une crise sociale depuis plusieurs décennies, brossant progressivement le tableau d’un peuple qui se déchire et se referme sur lui-même. Face à cela, on assiste à l’inaction des dirigeants politiques qui détournent leur attention de ces problèmes. On a le sentiment d’un mépris des classes populaires quand le Premier ministre déclare qu’il y a un « apartheid social » en France et qu’il n’accompagne pas cette remarque de mesures concrètes.
Il est temps de changer notre littérature si on veut comprendre la fracture sociale et la menace qu’elle représente pour la collectivité.
Le rap français en 2015 a des choses à dire. Brut, agressif, trash, sombre, il est le reflet de notre époque qui refuse de faire une place à toute une catégorie de sa jeunesse. Il nous livre un témoignage sur les classes populaires réduites au silence depuis que les détenteurs de la parole légitime la leur ont confisquée. Or, le débat sur les problèmes de société ne peut pas se faire sans les principaux concernés. À travers une sélection de morceaux de rap actuel, il s’agit donc de faire monter à la surface des réalités qu’on tente de cacher ou de minimiser au public.
Misère et absence de perspectives
En 2015, une partie du rap français s’est vidée du bling et du glamour. Les femmes et le fric n’ont pas totalement disparu mais ils riment avec avidité et frustration, et non plus avec bimbos et gangsters roulant en Mercedes. Les décors de clip, ce sont désormais des cages d’escalier insalubres, des sous-sols et des terrains vagues. Loin de se dresser en modèles de virilité, certains rappeurs exhibent leurs failles et leur désolation en assumant la toxicomanie, l’impuissance et l’ignorance comme des traits de leur réalité quotidienne. Dans le clip Le chant des hommes saouls, Furax Barbarossa se met en scène dans le rôle d’un alcoolique pathétique qui vomit dans la rue et s’endort dans le bus. Le réalisme glaçant de ce nouveau rap témoigne d’une identification des populations défavorisées à leur vie de misère, ayant perdu de vue toute perspective plus satisfaisante. On voit se dresser le portait de l’autre France, la France d’en bas, qui expose ses difficultés aux yeux de tous, ayant perdu jusqu’à sa dignité. Saké et Scylla dans leur titre Chiens sales vont jusqu’à se comparer à des « chiens sales lâchement abandonnés » qu’il faudra piquer pour faire taire. L’identité nationale est alors une expression absurde quand des personnes n’ont plus le sentiment d’être traitées comme des hommes. Bourdieu disait que la domination a atteint son apogée quand les dominés ont intégré leur statut d’infériorité… C’est pourtant là que l’exclusion et le communautarisme trouvent leurs racines comme semble le rappeler Scylla dans Le salaire de la peur quand il dit « j’ai mis ma vie entre les mains de Dieu. Non je ne crains plus rien d’eux… », punchline qui sonne comme une sentence contre une société qui l’a rejeté.
Furax Barbarossa – Le chant des hommes saouls
Violence et criminalité
Fatalement, la misère s’accompagne d’autres tares sociales, et celles-ci s’accumulent dans les mêmes quartiers. Violence et criminalité envahissent les textes de rap comme s’ils servaient de purgatoire, de catharsis. Cette violence est présentée comme un déterminisme social inéluctable. Dooz Kawa, dans Tristement célèbre, résume cette logique implacable : « Les gamins veulent être des gangsters. Les étoiles nous attirent mais la misère nous enterre ». De même pour Davodka dans Mauvaise onde : « Quoi d’plus normal que d’sortir de ses gons quand on t’ferme les portes ». Loin des querelles de rappeurs qui entretiennent des « guerres de gang » entre quartiers, ces derniers déplorent l’engrenage dans lequel sont pris les jeunes des cités en les présentant tous comme des victimes de leur sort. Le TSR Crew dans Crimes et sentiments regrette cette dérive des jeunes dans le crime qui semble donner raison aux dirigeants : « La tristesse pousse au vice. Que deviennent ces enfants gentils ? (…) Guerre entre taudis, tout le monde veut prouver sa folie, mais toutes les ailes se brûlent et les flics applaudissent ». Adoration des armes, règlement de comptes, trafic de drogue et prostitution ne sont que quelques-uns des traits du tableau. Le crime est donné comme un code de conduite, voire un idéal de vie quand il est la seule issue de secours. Plus surprenant, la violence prend aussi la forme de l’auto-destruction dans le rap d’aujourd’hui : « C’est pas pour changer les ampoules quand ils montent sur des tabourets » (TSR Crew dans Ici) , « Putain d’quotidien dont je souhaite m’affranchir, j’attend qu’le jour se lève avant de m’autodétruire » (La Gale dans Qui m’aime me suive). Ce n’est donc pas un rap combattif mais désespéré et cynique, qui décrit son sort comme une loi, la loi de la rue.
Dooz Kawa – Tristement célèbre
Ségrégation sociale et discriminations
Dans le rap, l’ennemi public généralement déclaré, c’est l’État. L’État est en effet l’institution en charge du bien collectif : il en a la responsabilité et les moyens. Or, dans le cas de la France, le pouvoir a failli à sa mission et paraît même entretenir certaines injustices. Dans La mise au poing, Davodka a beau s’inclure parmi « tous ces MC aux récits trop pénibles qui ont ouvert plus de braguettes que d’encyclopédies », il n’empêche qu’il est lucide quant aux inégalités des chances liées à l’éducation. Loin de lancer des insultes gratuites limitées au « nique sa mère » et « j’emmerde les politiques », les accusations sont légitimes et reflètent une véritable conscience politique que la colère déguise sous des vers injurieux. Hugo TSR, avec Eldorado, au titre bien sûr ironique, dresse le portrait d’une France ingrate et ségrégative, qui enferme sa population immigrée dans des cités-dortoirs. Dans Alors dites pas, il remet en cause les valeurs universelles de liberté, d’égalité et des droits de l’homme héritées des Lumières : « Alors dites pas que ce jeune a l’droit d’avoir un taf honnête car tout c’qu’on lui propose c’est d’conduire une camionnette. (…) Alors dites pas que les gens sont les mêmes, c’est pas vrai. Tous égaux à la naissance, c’est bien joli, mais après… ». On voit surgir le triste portrait d’un pays qui exclut une partie de sa population, qui ne laisse pas de porte de sortie, que ce soit par l’éducation ou le mérite. Un pays où une partie de la population se sent rejetée à cause de sa couleur de peau. Le penseur Alain Finkielkraut avait condamné des rappeurs pour tenir des propos « anti-français » dans l’émission On n’est pas couché, mais c’est plutôt la France qui semble entretenir une culture de la haine et de l’exclusion. La division au sein de la société et la rupture du contrat social sont inévitables quand certains peuvent parler de leur situation en ces termes : « L’État te pisse dessus et puis te jette comme un test de grossesse » (La garo du condamné de Davodka). Les individus ne sont plus tenus de se soumettre à l’autorité de l’État lorsque celui-ci n’assure plus leur droit fondamental à une vie digne.
Hugo TSR – Eldorado
Le capitalisme et la jungle urbaine
Enfin, en plus de la situation sociale particulière propre aux banlieues, les rappeurs savent aussi prendre de la hauteur et critiquer la société dans son ensemble. Un des thèmes récurrents est celui de la « jungle urbaine ». Dans Savane sur du ciment, le TSR Crew évoque la loi du plus fort et l’avidité comme modalités fondamentales des relations sociales aujourd’hui : « C’est l’argent qu’ils privilégient, au détriment d’la race humaine ». Loin de proposer un contre-modèle au système capitaliste qu’ils dénoncent, ils montrent en quoi le code de la rue n’est qu’une forme pervertie de ce dernier : « Tu critiques les capitalistes, on est les mêmes mais en pauvres » (Hugo TSR – La ligne verte). Le point commun qui relie alors tous les hommes est la soif d’argent. Il y a un seul idéal, la richesse, et deux moyens d’y arriver : les privilèges et le crime. Les rappeurs opposent à la pensée du progrès un regard nihiliste. Le capitalisme, présenté comme l’apogée de l’évolution de l’espèce, n’est en fait qu’un retour à l’état de nature. Les paroles d’un Couteau dans la paix de Davodka font écho à la citation de Hobbes « L’homme est un loup pour l’homme » : « Regarde les hommes veulent tout, sans rien r’donner. Une courte échelle où on s’écrase les uns les autres pour atteindre le sommet ». Les classes populaires ressentent d’autant plus les effets de l’animalité de notre monde car pour elles, il s’agit d’une lutte pour la survie. Cependant, on ne perçoit pas à travers les textes cités de désir d’ascension sociale. La société est atteinte par le vice à tous les niveaux, la seule différence étant que tandis que certains s’entretuent à mains nues pour quelques grammes d’herbe, d’autres se disputent des pays entiers en brandissant armes de destruction massive. C’est un totalitarisme qui ne dit pas son nom, car comment nommer autrement un pouvoir qui dicte aux hommes leurs aspirations, leurs besoins et leur conduite… Le tableau de la crise sociale s’achève donc par un constat d’échec universel au sein des relations humaines. Le rap décrit un monde construit autour de valeurs avec lesquelles il n’est plus question de faire des plans sur la comète.
Suffit pas d’être Charlie une journée pour prouver qu’ce monde va mieux
Davodka – Le couteau dans la paix
Brillant article. Je ne connais pas les artistes cités, mais les citations me rappellent certains textes de Renaud, Lavilliers, François Béranger, voire Léo Ferré vieux de quarante ans. Le système est vérolé depuis des lustres, il l’était déjà dans les années 60 (l’histoire contemporaine a savamment gommé les « ratonnades » orchestrées par l’ex-collabo Maurice Papon, Préfet de police de Paris curieusement nommé à ce poste par de Gaulle, ainsi que les agissements du SAC, Service d’Action Civique, police politique qui ne disait pas son nom et que dirigeait un certain Charles Pasqua). Les politiciens actuels sont les dignes successeurs des politiciens pré et post-soixante-huitards (quand ce ne sont pas les mêmes…), la différence est qu’aujourd’hui leur vérolerie est visible, décomplexée, ne se cache plus, alors qu’à l’époque elle était « dénoncée » par quelques-uns sous les étendards antagonistes de l’anarchie et du gauchisme. Les politiciens étaient et restent aux yeux de ceux que leur vécu accule à la lucidité, la fine fleur de la pègre, et les soi-disant valeurs républicaines, la démocratie, sont des vains mots majuscules qui ne trompent que les naïfs, et qui gonflent les discours des privilégiés. Les discriminations, qui existaient déjà naguère (merci de citer Bourdieu), se sont accentuées avec la montée en puissance du capitalisme libéral. Le tournant a été l’apparition des « nouveaux pauvres » dans les années 80, succédant à la trahison de la Gauche au fameux « tournant de la rigueur » de 1983. Peu après éclatait, avec les évènements des Minguettes, ce qu’on n’a plus cessé d’appeler depuis « le problème des banlieues », et de manière concomitante le rap a succédé aux ballades mélanco des Renaud, Lavilliers, François Béranger et aux prédications symphonico-mégalo-grandiloquentes d’un Léo Ferré. Au début des années 90, le film « La Haine » se posait comme une sorte de prophétie des temps troublés à venir, avec le slogan « Jusqu’ici tout va bien ».
Les générations se succèdent, et la situation va s’aggravant.
J’entendais dire vers le milieu des années 90, quand ont éclaté les grèves de fonctionnaires qui ont paralysé le pays des semaines entières suite au plan Juppé sur la réforme des retraites (d’inspiration néo-libérale et dictée par Bruxelles), que le pays s’enfonçait dans la débâcle et que nous étions au seuil d’une révolution.
Celle-ci ne s’est pas produite.
Ces derniers jours, nous avons eu la preuve par neuf que cette révolution que certains appellent de leurs vœux, sans pour autant proposer d’alternative crédible aux politiques désastreuses menées depuis une trentaine d’années sous le joug de l’UE, n’a que peu de chances de sortir de la dimension de mythe.
Nos jeunes rappers témoignent d’un désastre social qui ira s’amplifiant sans espoir d’en sortir, et d’une logique de violence de fait qui de plus en plus, répondra à la violence symbolique (pour reprendre une terminologie chère à Bourdieu) que les pouvoirs installés ne cessent d’infliger aux plus fragilisés d’entre nous, dont aux jeunes.
On est à des années-lumière du raisonnement léger d' »un pays qui va mal ». On est dans une espèce de totalitarisme où, ainsi que dans les anciens discours anarchistes, l’État est devenu l’ennemi public Numéro Un. Un État qui n’a jamais été si proche de l’Ancien régime sur lequel il n’a jamais su tirer un trait définitif, un État avec ses apparatchiks et ses propagandistes agréés. Un État qui manie le levier de chantage de la peur en s’appuyant sur une légitimité du vote qui, plus que jamais, pose la question de la légitimité en soi du suffrage universel, lorsqu’il n’est plus de choix de société proposé, mais un chantage, là encore, exercé sur la base d’un totalitarisme populiste contre un totalitarisme financier paré des oripeaux de la République…