Sicile, aux alentours de Palerme, année 1996. Giuseppe di Matteo, 12 ans, fils de Santino di Matteo, mafieux repenti, est assassiné après 779 jours de séquestration. Son corps, dissous dans l’acide, ne sera jamais retrouvé. L’enlèvement devait faire se rétracter Santino di Matteo, qui avait témoigné à charge sur l’attentat contre le juge Giovanni Falcone et sa femme, Francesca Morvillo, perpétré en 1992.
Au début des années 1990, la Sicile est ravagée par une guerre de mafias sans précédent, qui voit s’affronter les clans de Palerme contre la mafia paysanne du village de Corleone pour le contrôle mondial du trafic d’héroïne, se développant à partir de l’île. Les victimes se comptent par milliers, les attentats font partie du quotidien : la fin de la guerre sera l’extermination du camp adverse. Les Corléonais arriveront à prévaloir à l’issue du conflit. Les attentats les plus connus, ceux contre les juges Falcone et Borsellino qui conduisaient une enquête approfondie sur le système mafieux, restent gravés dans l’histoire.
Néanmoins, dans la mémoire des jeunes Fabio Grassadonia et Antonio Piazza (réalisateurs de Salvo), c’est l’histoire de Giuseppe qui a marqué un point de non retour. Comme bon nombre de Siciliens de leur génération, ils ont quitté leur île natale, devenue un champ de ruines où l’horreur et l’omerta sont devenues la normalité. Des années après, devenus réalisateurs, ils reviennent sur cet épisode abominable de leur jeunesse, qu’ils racontent pourtant avec un amour fraternel pour le petit Giuseppe, en écrivant Sicilian Ghost Story, une fable d’une justesse désarmante.
Mafia et cinéma entre romance, déni et conte de fées.
Manifesto XXI – Fabio et Antonio, une première question simple : pourquoi avoir choisi di Matteo, parmi les multiples autres cas de ces années-là ?
Fabio : Il faut se dire que nous étions gamins en Sicile dans les années 1980-1990. C’était les années des grandes guerres entre mafias. Les années 1990 en particulier, sont celles des massacres, celles des attentats tristement spectaculaires de policiers, de juges, de magistrats, de journalistes… La séquestration de Giuseppe clôture cette période en en sublimant l’horreur.
Après cette affaire, nous avons quitté notre terre natale, en portant avec nous cette rage terrible. C’était, en quelque sorte, une histoire fondatrice pour nous.
Après 20 ans, même les Siciliens avaient oublié Giuseppe. Alors, nous avons voulu lui rendre hommage d’une façon inattendue, pleine de tout l’amour qu’on ressent pour cet enfant.
Il fallait que les nouvelles générations de Siciliens soient conscientes de l’histoire de leur terre mais surtout qu’elles puissent construire un avenir meilleur.
L’écrivain Leonardo Sciascia dit que la Sicile est une terre d’imagination que l’on ne peut pas comprendre sans fantaisie. Est-ce que la mafia peut rentrer elle aussi dans cet imaginaire ? Comment peut-on aborder un sujet si cru et meurtrier avec la douceur de la fable ? Comment créer des ponts entre la nature féerique de l’île et son histoire tragique ?
Antonio : Il faut trouver une autre manière de parler de mafia. Les apologies des héros qui y ont résisté, les chefs-d’œuvre hollywoodiens, les documentaires, tout cela a été vu et dit. Notre film est un acte d’amour : le film social sur la mafia est une note à laquelle nous sommes trop habitués et notre oreille ne l’entend plus. La fiction transforme la mafia en entertainment, avec un but un peu pornographique.
Sicilian Ghost Story est un rêve, l’histoire imaginaire d’une jeune fille, Luna : son point de vue change le ton, complètement.
Pensez-vous que les films qui s’inspirent du Parrain, même s’ils restent des chefs-d’œuvre, ont contribué à dresser un portrait héroïque du mafieux ?
F. : Le Parrain est un cas isolé parce que oui, c’est un chef-d’œuvre, avec toute la subtilité et l’intelligence que cela implique. Mais, quand on essaye de faire des choses à la Coppola sans être Coppola, on tombe vite dans un travers : celui du gangster solitaire, fascinant héros presque sorti d’un western. C’est inacceptable.
Sicilian Ghost Story n’est ni une hagiographie ni un film de gangsters : c’est un film qui veut montrer toute l’ignominie de cette manière d’être au monde, toute l’horreur que cette terre dévastée a produite ; le dénoncer avec simplicité, par les rêves d’un enfant.
Son histoire n’est pas une défaite, mais une résistance tenace contre la laideur du monde.
A. : L’ère du déni a commencé. Les Siciliens oublient ce qu’ils ont été : c’est trop dur psychologiquement à supporter. Le problème ce ne sont pas les films de mafia, mais la mafia ; le choix d’abandonner la société civique pour suivre le chemin de la violence. Il ne faut jamais oublier que cette réputation néfaste, on l’a aussi cherchée.
Est-il dangereux de faire un film de mafia ? Pour Gomorra, Saviano a dû vivre sous haute protection…
A. : Plus on parle de mafia, plus la mafia s’affaiblit, car on en connaît les mécanismes. La mafia sicilienne est beaucoup plus faible aujourd’hui, car justement on en a beaucoup parlé. Donc, pour nous, cela n’a pas été dangereux. Si on avait fait un film sur la ‘Ndrangheta (mafia calabraise, ndlr), cela aurait été différent, car c’est l’organisation la plus puissante actuellement en Italie.
Les années 1990 : l’apogée des horreurs et la fin d’un monde.
Dans la mémoire de ma mère – qui est Sicilienne -, 1992 n’est pas l’année de ma naissance ni de son mariage, d’ailleurs : mais celle de la mort du juge Falcone. Cette obturation qu’elle fait souvent me questionne : à quel point la mafia marquait votre quotidien ?
F. : Oui, évidemment, 1992 : une année de massacres inoubliables. Tu vois, tout était mafieux. Le trafic mondial d’héroïne signifie que la quantité d’argent sale qui circulait était simplement mirobolante. Nous touchions tous les jours des sous, qui puaient vraiment – littéralement -, et nous savions d’où ça venait.
L’impunité était totale : la mafia faisait ce qu’elle voulait, car elle était connectée à la police, à l’Etat. On crevait en plein jour, en pleine rue, tout le monde s’en foutait car les mafieux étaient les rois du monde. Les journaux de l’époque faisaient le count down des morts. C’était absurde.
A. : Les Corléonais étaient des paysans, il ne connaissaient que la violence. La mafia bourgeoise, celle des grandes villes, était plus diplomate, mélangée au pouvoir. La victoire des Corléonais fut un cataclysme car ils y allaient sans réticences : ils butaient tout le monde avec des attentats exécutés sur le modèle de la guerre civile. Falcone a sauté avec sa voiture en pleine autoroute, avec 600 kilos d’explosif.
F. : L’un des attentats les plus connus, celui du juge Chinnici, s’est passé juste en bas de chez Antonio, qui a été éjecté de son lit, la fenêtre ayant sauté suite à l’explosion.
Seulement 30% des jeunes de notre génération sont restés en Sicile. Encore aujourd’hui, rester à Catane ou Palerme signifie vivre dans un contexte extrêmement pollué où on ne sait plus qui est le gentil et qui est le méchant.
L’imaginaire, remède à la laideur.
Et si, finalement, la force de l’imaginaire résidait justement dans la capacité de Luna à contrer la loi du silence par ses rêves et son amour ?
F. : Bien sûr, la force de l’imaginaire est là, dans le courage que cette fille a de rêver, d’aimer, de croire en son intuition. Elle réussit à mener son enquête et à résister. La sienne n’est pas une défaite mais une résistance tenace contre la laideur du monde.
Giuseppe et Luna ne peuvent que suivre leur destin. Mais ils le font en êtres humains, alors que tout autour l’humanité n’existe plus. Ils choisissent simplement le chemin du beau, peu importe à quel prix.
Nous voulions faire émerger le paysage moral dans lequel nous avons grandi pour comprendre comment reconstruire une beauté possible.
Quelles histoires ont nourri Sicilian Ghost Story ?
F. : Roméo et Juliette, bien-sûr. Puis certaines histoires du folklore sicilien et des mythes grecs, comme celui de Perséphone, avec cette dimension lacustre.
La Sicile a généré énormément de beauté. Le monde mafieux a compris que pour exister, il fallait détruire cette immense culture et cette humanité hors pair : ce fut l’ascension d’un régime totalitaire.
Mais, comme dans le film, on perçoit des traces de beauté : Giuseppe et Luna sont des éléments de régénération de beau et de noblesse. Ils reconstruisent l’humanité là où elle a échoué.
La musique de Soap & Skin se relie à cette atmosphère mythologique. Elle suit le parcours mental de la jeune fille…
A. : Oui, Soap & Skin a travaillé très étroitement avec nous et a composé une véritable berceuse, autre élément clé des contes de fées. C’est une musique qui invite à l’expérience sensorielle, à l’introspection poétique. Elle est générée par les rêves de Luna. Le son qui nous a séduits et accompagnés tout au long du tournage est la chanson Brother of Sleep. Elle n’est pas dans le film, mais elle suit cette idée de rêve mélancolique.
Une dernière question : votre travail vous ramène-t-il vers la Sicile ? Si oui, comment ?
F. : Oui. En étant cinéastes, nous avons découvert une autre Sicile. Une ambiance plus saine, plus créatrice. Nous avons filmé une Sicile de fable : une nature forte, vigoureuse, habitée, une nature que l’on ne s’attend pas à trouver au milieu de la Méditerranée. Nous avons choisi de montrer une Sicile loin des clichés.
Nous avons tourné dans le parc des Nébrodes, au nord de l’île, aux portes de l’Etna. Pour raconter une fable, il nous fallait des bois, des animaux et beaucoup d’eau. Cela allait avec la musique aussi.
La Sicile contient en son sein plusieurs continents, des scénographies surprenantes que le cinéma ignore complètement. Symboliquement, il était important de montrer une autre facette de ce monde étrange, beau et tragique, simple et romanesque.
Nous voulions faire émerger le paysage moral dans lequel nous avons grandi pour comprendre comment reconstruire une beauté possible.