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Révolte féministe en Iran : « Brûler notre voile, c’est brûler les violences qui vont avec »

Révolte féministe en Iran : « Brûler notre voile, c’est brûler les violences qui vont avec »

Depuis septembre, l’Iran est secoué par une contestation toujours plus intense, après qu’une jeune fille est morte aux mains de la police des mœurs. Alors que l’espace médiatique occidental s’est révélé propice aux récupérations, nous interviewons la sociologue féministe kurde Hawjin Baghali pour comprendre l’intersectionalité de ce soulèvement inédit et les relations entre opportunisme conservateur et impérialisme capitaliste.

Le 15 septembre, Jîna/Mahsa Amini, 22 ans, meurt aux mains de la police des mœurs à Téhéran, en Iran. Elle avait été arrêtée pour un voile pas assez couvrant. Depuis, le peuple iranien et sa diaspora, emmenés par une mobilisation de femmes, se soulève dans les villes, les villages, à travers le monde.

La contestation appelle à un changement de régime, en place depuis 1979, sous l’autorité d’un Guide suprême religieux et politique. Aujourd’hui, on compte au moins 200 morts, dont une trentaine d’enfants, selon Iranian Rights Watch ; ainsi que l’arrestation de plusieurs milliers d’adultes et l’internement d’enfants en camps de rééducation.

Pour décrypter correctement ce mouvement féministe historique, il faut comprendre l’intersectionnalité propre à l’Iran qu’incarne Jîna Amini. C’est une femme, jeune, d’une minorité ethnique, dans une théocratie où le corps des femmes est un champ du pouvoir politique et religieux. C’est ce que nous explique la sociologue Hawjin Baghali, féministe kurde d’Iran, spécialiste des questions de pouvoir et de religion au Moyen-Orient, engagée dans les luttes queers, anticapitalistes et ethniques.

Manifesto XXI – Le slogan repris par la contestation iranienne de façon transpartisane à travers le globe est « femme, vie, liberté ». Peux-tu nous expliquer d’où il vient ?

Hawjin Baghali : Ce slogan vient de mouvements de femmes kurdes turques. Les femmes kurdes ont toujours imposé les problématiques féministes au sommet du programme politique. Par exemple, elles ont obtenu des branches de parti non-mixtes dès les années 2000. En 2013, le chef du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), Abdullah Öcalan, emprisonné en Turquie depuis 1999, l’a repris pour résumer la doctrine du parti ainsi : « femmes, vie, liberté ». 

Le slogan a été repris dans le Rojava où combattent de nombreuses femmes. Il a aussi résonné dans les manifestations qui ont suivi l’assassinat par balles à Paris, le 9 janvier 2013, des militantes kurdes Fidan Doğan, Sakine Cansız et Leyla Söylemez. Ou encore en 2014-2015, lors des manifestations au Kurdistan d’Iran en réaction aux événements de Kobané [ville syrienne théâtre d’une bataille opposant les forces kurdes et de l’armée syrienne libre aux djihadistes de l’Etat Islamique, ndlr]. Puis sur la tombe de Jîna, en septembre dernier.

Pourquoi l’appelles-tu Jîna et pas Mahsa ?

Mahsa est son nom perse, c’est-à-dire iranien. Au Kurdistan iranien, nous avons le droit de demander un certificat de naissance avec un prénom kurde. Mais cela peut nous être refusé arbitrairement. Dans ce cas, la famille choisit le prénom kurde pour l’usage informel et la personne doit se soumettre à n’exister que sous un prénom perse aux yeux de l’administration. Jîna elle-même se faisait appeler comme cela sur tous ses réseaux. Je pense qu’il est important de la respecter et de continuer à l’appeler Jîna. Sur sa tombe, sa famille a écrit : « Jîna, ton nom devient symbole ». 

Les femmes ont réussi à articuler toutes les luttes autour d’elles.

Hawjin Baghali

Comment ce slogan a-t-il fini par dépasser les luttes kurdes ?

Il faut le comprendre en intersectionnalité : Jîna est kurde, une femme, une jeune. Le jour suivant les funérailles de Jîna, les habitants du chef-lieu du Kurdistan sont descendus dans la rue avec ce même slogan. Le jour d’après, les étudiants de Téhéran ont fait de même ; les femmes ont commencé à brûler leur voile et danser dans la rue. Cette alliance entre étudiants de gauche, femmes, Kurdes et autres ethnies opprimées par le colonialisme interne perse, a lancé le mouvement. 

Si elle n’est pas originellement coordonnée, cette alliance a une concomitance historique. En résumant à grande vitesse : au même moment, en mars 1979, suite à la promulgation de la République islamique, les femmes ont manifesté en réaction la révocation de leurs droits [ci-dessous, le documentaire du MLF tourné sur place en mars 1979, Mouvement de libération des femmes iraniennes, année zéro] ; le Kurdistan a boycotté le référendum le rattachant à la République islamique ; l’université s’est soulevée. Résultat, ils ont bombardé le Kurdistan, fermé l’université, privé les femmes de leurs droits, rendu le voile intégral obligatoire.

Documentaire du MLF lors de la première coordination de riposte féministe sous la République islamique, en mars 1979.

Tout de même, on peut s’étonner que tout un peuple s’enflamme pour ce qui aurait pu être classé comme un simple fait divers. D’autant que les précédentes mobilisations de femmes, notamment celles de 2018 des filles de la rue de la Révolution, n’ont pas déclenché un tel mouvement.

Les femmes ont réussi à articuler toutes les luttes autour d’elles. Elles incarnent aujourd’hui le contraire de l’islam politique [régime qui fonde l’Etat dans les principes religieux de l’islam, ndlr] porté par le Guide suprême alors que la rupture entre le régime iranien et le peuple n’a jamais été aussi profonde. Pour devenir Guide suprême ou Président, il faut être un homme, chiite duodécimain, de classe moyenne ou élevée, d’une grande ville perse. Ça représente très peu de personnes. « Le peuple » est infiniment plus nombreux. Cela crée un contexte où toutes les contestations s’agrègent.

Pour autant, tout le monde ne manifeste pas en ce moment. L’étude des profils corrobore l’aspect intersectionnel du mouvement. Il signale un soulèvement de femmes, de minorités ethniques, de jeunes et des classes populaires. À titre de comparaison, en 2009, quand la classe moyenne est descendue dans la rue, cela représentait trois millions de personnes. Cependant aujourd’hui, pour la première fois, on commence à entendre des slogans contestataires jusque dans les quartiers résidentiels des Gardiens de la Révolution, l’armée du Guide suprême.

Peux-tu nous en dire plus sur l’objet de ton travail sociologique, « l’islam politique », soit le fondement théologico-politique sur lequel se base la Révolution islamique, qui semble montrer des fissures en ce moment ?

L’islam politique naît au XXème siècle au Moyen-Orient. C’est un mode de concentration de pouvoir dans une co-construction nationaliste et religieuse où l’Etat et Dieu sont grands, forts, autoritaires et surtout unis. Lors de la promulgation de la Révolution islamique en 1979 [où l’Iran est devenu une théocratie chiite, ndlr], on a redéfini un Dieu sans merci dans la formation d’un Etat implacable. Auparavant, Dieu n’était pas si autoritaire et l’Etat n’avait pas autant de sens. Et pour montrer son pouvoir sur le territoire, il faut montrer sa domination sur le corps des femmes. La République Islamique se fonde sur leur oppression. Prendre le corps des femmes, c’est maîtriser le territoire.

La lutte des femmes est donc transverse à l’ensemble de la société. Aujourd’hui nous vivons un soulèvement structurel, qui, s’il échouait à modifier les structures politiques, transformera en profondeur la société iranienne.

Hawjin Baghali

En Europe au XIXème siècle, le corps des femmes est devenu un champ du pouvoir afin de donner corps aux nouveaux États-nations. Codes civils qui font de la femme un meuble reproducteur, « civilisation » des femmes colonisées, allégories comme Marianne, Germania ou Britannia… Est-ce qu’on peut voir des parallèles entre les constructions de ces différents nationalismes ?

C’est cela, mais avec Dieu en plus au milieu. Puis le pouvoir a senti qu’il perdait sa poigne, en 2017. Il s’est alors déchaîné contre les femmes – puisque perdre le corps des femmes, c’est perdre le territoire. Il nous a accusées de ne pas faire assez d’enfants, d’être ennemies de la Nation. Depuis, ils ont rendu la contraception de moins en moins accessible et traquent les avortements devenus clandestins en réquisitionnant les registres des hôpitaux. 

Ensuite, l’islam politique a politisé le voile intégral. S’il existait régionalement avant 1979 sous le mode du culturel, il est à présent omniprésent sous le mode du nationalisme. Ces dernières années, en pleine crise économique, l’Organisme de l’ordonnance du bien et de l’interdiction du mal a multiplié exponentiellement le budget du contrôle du hijab. L’institution religieuse, donc étatique, signale aux femmes « on est là et tu ne vas nulle part ». Les femmes sont d’ailleurs contrôlées au volant de leurs voitures. Le voile intégral et le contrôle des naissances sont les deux piliers du régime actuel.

Dès lors, les femmes deviennent des leaders contestataires, puisque leur simple existence dans l’espace public est révolutionnaire en Iran. C’est dur à réaliser en France, mais être dans la rue est un acte de soulèvement. Tout comme brûler son voile. Mais aussi danser, chanter, parler. Et rire. On risque la prison, voire la mort pour cela.

Comment cette intrication du religieux, du policier et du carcéral influence-t-elle les comportements de la population ?

Cette répression est aussi une répression envers les mamans. Lorsque les femmes ne sont pas les objets directs de la répression, ce sont leurs enfants, petits ou grands, qui sont arrêtés, enfermés ou tués par le régime. La lutte des femmes est donc transverse à l’ensemble de la société. Aujourd’hui nous vivons un soulèvement structurel, qui, s’il échouait à modifier les structures politiques, transformera en profondeur la société iranienne.

Par exemple Gohar Eshghi, maman devenue militante et symbole politique après l’assassinat de son fils en prison en 2012. Elle porte le tchador, qui a été réhabilité par Khomeini en 79 d’ailleurs ; elle était peut-être pro-régime à la base. En tout cas, elle est très croyante. Cette femme-là, il y a quelques jours, a enlevé son voile devant une caméra. Elle a dit « si vous opprimez celles qui enlèvent leur voile, moi aussi je l’enlève » avant de diffuser la vidéo. C’est un geste énorme pour une dame âgée du monde musulman. Énorme. 

Il est compliqué de parler correctement et avec nuance de cette réalité en France, car la droite instrumentalise l’Islam. Mais c’est notre réalité, là-bas. J’ai connu l’oppression, j’ai été forcée de porter le voile pendant 27 ans. Brûler notre voile, c’est aussi brûler toutes les violences qui vont avec. On se bat contre notre culture, contre la domination masculine. Et c’est quelque chose que la gauche doit voir en face en Europe. Il ne faut pas laisser la question des violences culturelles à la droite.

En France, je suis pour les droits des femmes voilées ; alors que je suis complètement contre le voile qu’on m’a imposé en Iran. En France aussi il y a oppression, interdiction. J’évite de tomber dans le piège de l’identité.

Hawjin Baghali

Est-ce que les questions LGBT arrivent à se faire un chemin dans la discussion ?

Notre groupe de militantes kurdes, à Paris, est parfois plus à l’aise avec des personnes queers qu’avec des hommes de gauche kurdes ou des femmes féministes perses. On se sent mieux comprises dans les problématiques que nous rencontrons. Et dans cette dynamique-là, on pose nos questions, on questionne les slogans. Nous organisons les actions de Paris sous l’appellation « coordination des féministes et queers anticapitalistes internationalistes ». Mais c’est un sujet toujours très inconfortable dans la société iranienne, au-delà du régime. S’il y a des signaux d’espoir, être LGBT en Iran est toujours tragique [l’homosexualité est punie de torture et de mort ; il est à noter que l’Iran facilite largement les transitions de genre, mais dans le but d’éviter les relations homosexuelles, ndlr].

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La chanson virale Barayé, dont l’auteur Shervin Hajipour a été arrêté en octobre, montre que les revendications de ce mouvement sont disparates et même parfois contradictoires (« Pour les hommes, la patrie et la prospérité / Pour les femmes, la vie, la liberté »). Quelles sont-elles ?

Avoir des revendications, cela signifierait être en mesure de demander quelque chose au pouvoir, une communication. Impossible. Notre seule revendication, c’est « à bas le régime ». Après, « femme, vie, liberté » insiste sur les questions des femmes et de l’autonomie. Je ne suis pas optimiste, pour deux raisons.

Premièrement, à propos de l’autonomie : même si on renversait le régime pour installer une utopie socialiste, on serait entouré par le capitalisme et l’ingérence étrangère. Les USA, le Canada, l’Europe, l’Arabie saoudite financent déjà des canaux médiatiques alternatifs au régime de la République islamique, mais toujours sous un angle conservateur voire royaliste – afin de servir leurs intérêts et pas l’autonomie du peuple. Ensuite, à propos du féminisme, ces derniers façonnent des soi-disant héroïnes comme Masih Alinejad, éditorialiste incontournable en Occident et soutien de Trump, qui porte le combat comme si elle était seule depuis les USA alors qu’en Iran les femmes s’organisent, résistent et risquent leur vie.

L’espoir, c’est que l’Iran est champion de la mobilisation – 11,5 manifestations par jour depuis 2016 ! Notamment avec la question écologique qui rebat les cartes. Elle est devenue tellement urgente avec la sécheresse qu’au Kurdistan, les associations écologistes coordonnent de plus en plus les territoires. D’autant que l’État a tendance à laisser courir les feux pour débroussailler les maquis, éviter la guérilla et revendre les parcelles à des oligarques. Lors du covid, ces associations ont tout géré. L’écologie est capitale : c’est pouvoir ou ne plus pouvoir habiter. Question de vie ou de mort.

Tu milites en France au sein de la coordination des féministes et queers anticapitalistes internationalistes. Qu’est-ce que cela signifie pour toi, militer en France en tant que féministe iranienne ?

Je ne me présente pas comme iranienne. « Iranien », dans le colonialisme intérieur iranien, cela signifie perse et je ne suis pas perse : je suis kurde. Mais, pour moi, ce n’est pas une identité. C’est une question politique ; exactement comme être une femme. Mon positionnement est intersectionnel. Là où il y a accumulation de pouvoir, je me bats.

En France, je suis pour les droits des femmes voilées ; alors que je suis complètement contre le voile qu’on m’a imposé en Iran. En France aussi il y a oppression, interdiction [du port du voile, ndlr] donc je dois me positionner, même si ce n’est pas mon problème. J’évite de tomber dans le piège de l’identité. Si chacun combat uniquement depuis sa position, on ne peut rien organiser, on ne peut pas mobiliser.

Merci pour toutes tes réponses. Une dernière question : comment, en dehors d’Iran, soutenir le mouvement féministe ? 

Notre collectif a des actions communes avec des collectifs féministes français. Notamment lors des événements de Kobané, de Nuit Debout, des Gilets jaunes, au Rojava… Nous avons créé une boucle Telegram pour montrer en Iran ce qui se passe en France. On partage les collages féministes français et le slogan « femme, vie, liberté ». Ils ont été repris dans la mobilisation au Chili ! On vit ici, et on a besoin de solidarité féministe internationale.

De manière générale, ne demandez pas à vos gouvernements d’intervenir. Où pensez-vous que le régime achète ses matières premières, ses machines-outils, à qui il exporte sa marchandise ? À qui appartiennent les usines sur nos territoires en conflit ? Ensuite, venez dans nos manifestations, nous les féministes de gauche. Favorisons la coopération internationale avec les féministes de gauche en Europe, au Canada… Et tenez-vous au courant des prochaines actions ! On organise une soirée-cantine et on se prépare pour la journée de mobilisation du 25 novembre. Vous pouvez nous suivre sur Instagram ou nous contacter par mail.


Pour aller plus loin : 

Pour prendre la mesure du fondement misogyne de la République islamique :

  • Women, Islam & Equality, chapitre 3: Islam: Beacon of Women’s. Maryam Rajavi, 1995. Publié par The National Council of Resistance of Iran Foreign Affairs Committee, consultable ici

À propos de l’organisation quotidienne de la ségrégation entre hommes et femmes en Iran :

  • Nazanin Shahrokni, « Women in Place: The Politics of Gender Segregation in Iran », écoutable ici.

Pour commencer à comprendre la problématique kurde : 

  • Les documentaires Kurdistan mon amour (John Paul Lepers, 2021) et Rojava : une utopie au cœur du chaos syrien (Chris Den Hond et Mireille Court, 2017, visionnable ici). 
  • L’ouvrage La commune du Rojava, l’alternative à l’Etat-nation, Syllepses, 2017, consultable ici.  
  • Dans l’actualité : « Au Kurdistan iranien aussi, les multiples raisons de la colère » sur Orient XXI

À propos des principaux mouvements pour la défense des droits des femmes en Iran : 

  • Comprendre la participation massive des femmes à la Révolution islamique : « Le mouvement des femmes en Iran », Farhad Khosrokhavar, in Cahiers du Genre 2002/2 (n° 33), pages 137 à 154, consultable ici.
  • Comprendre le choc de l’instauration de la charia et la réponse féministe suite à la promulgation de la Révolution islamique et la marche du 8 mars : « Être une femme en Iran » par Aujourd’hui Madame, 1979, consultable ici.
  • Le mouvement « Un million de signatures » à partir de 2006 : explications rapides ici et compte-rendu détaillé ici.
  • Le mouvement « Les filles de la rue de la Révolution » en 2017-2018 : explications sur le site de l’ONG Center for Human Rights in Iran.
  • « Tahireh, poétesse et première féministe iranienne » sur France Culture, consultable ici.
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