C’est une bouffée d’air bienvenue que ce spectacle co-signé Léonora Miano et Satoshi Miyagi, qui pourrait s’inscrire en plein coeur du débat sur l’appropriation culturelle mais propose en fait un échappatoire, une troisième voie salutaire.
Un texte qui dit la douleur profonde de colonisés et d’esclaves, doit-il être obligatoirement mis en scène par un héritier de cette histoire traumatique, ou la liberté d’expression indissociable de la création artistique justifie qu’un metteur en scène occidental s’en empare, malgré le risque de perpétuer ainsi une violence plus insidieuse, mais non moins réelle ?
A cette question épineuse, Léonora Miano, auteure franco-camerounaise qui écrit autour de ce qu’elle nomme « les silences de l’histoire » (1), répond en s’affranchissant de la binarité des solutions proposées : en confiant la mise en scène de Révélation, premier volet de sa trilogie Red in Blue, à l’artiste japonais Satoshi Miyagi, elle convoque un univers mythologique élargissant le champ des possibles et transpose le sujet à une culture tout autre… dans un double mouvement, puisqu’un récit sur l’expérience subsaharienne de la déportation transatlantique (vers l’Ouest donc) se voit lui-même déplacé vers l’Orient.
Au théâtre de la Colline jusqu’au 20 octobre, Révélation donne à voir un monde à part, dont le lieu exact n’est jamais précisément nommé, mais qui traverse une crise depuis que les âmes censées s’incarner dans les corps des nouveaux-nés refusent d’accomplir leur mission. Elles ont en effet entendu la douleur d’un autre groupement d’âmes, celles d’anciens captifs déportés (« Ubuntu »), laissés sans sépulture, condamnés à errer sans trouver l’apaisement. Pour remédier à cela, il faut pouvoir entendre les Ombres damnées, les réveiller d’entre les morts et les sommer de s’exprimer devant Inyi, divinité créatrice, et de révéler les motifs de leurs actes.
La création d’un espace atemporel et universel
Le recours au mythe a ici plusieurs fonctions. Il permet tout d’abord d’abolir les frontières entre les continents, d’accéder à l’universalisme en transcendant les particularismes communautaires et culturels. Cette porosité est aussi au coeur de l’intrigue, puisque des groupes d’âmes qui n’auraient jamais du pouvoir se parler parviennent à communiquer. De plus, représenter ces formes, ni vivantes ni mortes, nous éloigne de nos croyances traditionnelles : ici, la mort n’est pas la fin de la vie, on peut toujours joindre les défunts si nécessaire, mais seules les divinités ont le pouvoir de les réveiller. Leur présence était donc indispensable.
Si le pari de ce double décalage culturel et artistique était osé, le résultat est à la hauteur, puisque la pièce nous entraîne dans un univers mythique et sensible très riche, formant un monde en soi, non dénué de ressemblances avec l’univers d’Ariane Mnouchkine et son théâtre du Soleil.
Satoshi Miyagi a d’ailleurs mis en scène un Mahabharata qu’on pourra voir à la Villette le mois prochain. Ce sont peut-être ces codes soigneusement calibrés, la précision de la structure, qui permettent d’explorer à loisir les rapports entre multiplicité et unicité, entre introspection et projection : ces âmes sont plusieurs, elles agissent groupées, mais on s’adresse à ce pluriel par un nom singulier, « Mayibuye », « Ubuntu »… Autant de noms puisés dans une histoire profondément locale, d’Afrique centrale ou subsaharienne, appuyés et captés par notre oreille pourtant déjà baignée dans un flot de langue japonaise étrangère.
Cette scansion des noms qui donne le rythme au spectacle est aussi portée par la musique, partie intégrante de la création : un live, qui donne à entendre des instruments traditionnels peu familiers à nos oreilles d’Occidentaux. Une structure sonore qui renforce le mythe, puisqu’elle autorise l’entrée dans une forme de transe, de rite au sein duquel le « procès » de la deuxième partie vient s’inscrire.
Au-delà de l’apaisement des âmes, la réconciliation par le spectacle
Ce qu’on pourrait qualifier de cérémonie donc – ou de procès divin – est central, préparé par la première partie dans une intensité qui va crescendo. Elle permet ainsi aux différentes parties en présence de se confronter, et n’a pas seulement charge de revanche puisque la libération de la parole a aussi pour effet de soulager les auteurs des crimes, les responsables de ces déportations de captifs, qui dévoilent (derrière des masques somptueux, et dans une gestuelle non moins admirable !) les raisons individuelles et personnelles qui les ont poussés à ces actes qui s’inscriront ensuite dans la mémoire collective. Cette sorte de procès a lieu sous l’oeil surplombant d’Inyi, qui fascine d’autant plus qu’elle est double ; une comédienne l’incarnant dans un corps, une autre lui donnant voix.
C’est donc à travers l’esthétique orientale qu’une mémoire subsaharienne est réhabilitée. Comme l’explique Satoshi Miyagi (2) : « la vision du « monde après la mort » est dans cette pièce extrêmement proche de l’image que se font généralement les Japonais de l’au-delà, ou plutôt de ce que devient l’âme après la mort. Pour eux, les âmes des victimes de mort violente ou injuste ne peuvent rejoindre le paradis et restent bloquées dans notre monde, où elles « flottent » jusqu’à ce qu’elles soient soulagées de leur rancoeur, de leur ressentiment ou de leur peine. Cet état de suspension des âmes est exactement le postulat de Révélation ».
Loin des dialectiques habituellement convoquées quand il s’agit de ce sujet douloureux de la mémoire traumatisée, de la violence et de la vengeance, c’est ici à travers une esthétique diamétralement autre et étrangère qu’est pourtant révélée la convergence de sensibilités spirituelles émanant de deux continents différents.
« Le théâtre permet de constater le plaisir de vivre avec des personnes différentes de nous-mêmes. (…) Quand on commence à aller vers son centre pour se découvrir, on s’aperçoit que ce « je » est une existence totalement différente de ce qu’on imaginait,
que c’est un « autre », alors comment vivre avec ce « je » qui est un autre ? Le fait de découvrir au théâtre la joie de vivre avec des valeurs différentes permet ainsi d’après moi de trouver la solution à cette question » (3). Quand Satoshi Miyagi pense le
théâtre comme moyen pour l’individu de découvrir l’altérité et la coexistence du multiple à l’intérieur de chacun, Léonora Miano, elle, se défend d’écrire pour la scène : ce sont les idées qui lui viennent, mais jamais Révélation n’avait été créé pour le théâtre, et elle n’y a inséré aucun des codes du genre en vigueur. C’est peut-être là que la complémentarité de ces deux artistes s’illustre le mieux, avec tout de même chez l’un comme chez l’autre l’idée d’un spectacle total, ce qui se traduit de manière éclatante dans la musique, et dans cette dimension transversale qui fait que le spectateur ne peut qu’accueillir l’oeuvre en entier, la recevoir dans son intégralité.
« C’est parce qu’on croit en la lumière qu’on fréquente les ombres » (4), nous dit une auteure affranchie de toute souffrance dans l’expérience d’écriture, qu’elle voit au contraire comme une jubilation, l’accomplissement d’une mission qui doit se vivre dans la joie. C’est peut-être cet espoir qui accompagne le spectateur à la sortie de Révélation, celui qui naît de la parole apaisée, de la mémoire réhabilitée, de la blessure pansée.
Par Copélia Mainardi
(1) Extrait d’un entretien dans l’émission Par les temps qui courent, France Culture, le 4 octobre 2018.
(2) Extrait d’un entretien transmis dans le dossier de presse, traduit par Mohamed Ghanem, mai 2018
(3) Extrait d’un entretien dans l’émission Hors champs, France Culture, 2014
(4) cf. (1)