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L’esprit en état d’alerte : rencontre avec l’artiste Raphaël Fabre

L’esprit en état d’alerte : rencontre avec l’artiste Raphaël Fabre

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En quête d’expériences « véritables », Raphaël Fabre se joue des apparences qui accaparent notre champ de vision. Il transforme notre rapport au réel par la métamorphose et trompe nos sens. Est-ce l’œuvre qui conditionne notre attention ou est-ce la spéculation qu’elle suscite ? Plus que l’art, l’effet qu’il produit, la rencontre qu’il provoque, les filtres qu’il arbore pour mieux nous sauter aux yeux. 

Diplômé en 2015 de l’École Nationale Supérieure des Beaux-arts de Paris, Raphaël Fabre travaille avec des médiums tels que la performance, l’installation immersive, l’animation 3D, l’intelligence artificielle ou encore la réalité virtuelle. À la manière d’un magicien, Raphaël met en œuvre, truque, transforme, manipule. Il nous invite à réfléchir à la façon dont nous pensons, et à réévaluer nos certitudes. Rencontre avec un artiste présent dans son œuvre et en phase avec son époque.

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salvator_mundi © Raphaël Fabre, 2018 Reproduction du Salvator Mundi de Leonard de Vinci en 3D et retouche numérique, installation .blend, .xcf, Impression numérique, cadre, bois.

Manifesto XXI Raphaël, peux-tu nous parler de ton travail et de ton parcours ?

Raphaël Fabre : Je suis un artiste plasticien né à Paris. J’ai fait les Beaux-Arts de Paris après avoir tenté des études de cinéma. Dans mon travail, je m’intéresse particulièrement aux possibilités offertes par les technologies traditionnelles ou numériques, autour de la fiction et de l’information. Ma pratique se présente sous forme de décors immersifs quand on m’en donne la possibilité, ou de gestes numériques et de performances.

Dans Salvator_Mundi, tu reproduis en 3D la fameuse peinture de Léonard de Vinci du même nom et l’exposes lors du Salon de Montrouge 2018. Cette œuvre,vendue plus de 380 millions d’euros par la Maison de vente Christie’s en 2017, est devenue la peinture la plus chère du monde. La spéculation supplée ainsi la dimension sacrée du tableau original. Pourrais-tu m’expliquer le choix de cette œuvre?

C’est une œuvre marquante parce qu’elle invoque tout un monde de fantasmes entretenu par notre rapport à l’information, aux complots et à l’interprétation que nous faisons des images. 

Il y a déjà la question de l’authenticité, fortement mise en doute et débattue, et qui se mêle au prix exorbitant auquel elle a été vendue. On est face à un objet qui s’efface au profit de ses enjeux économiques et historiques,et ce dans une époque totalement globalisée et dans une paranoïa constante de fin d’époque. Ce supposé « Sauveur du Monde » devient l’excès d’un siècle surexcité. J’aime sa nature internationale : c’est une peinture italienne vendue à un prince Saoudien lors d’une élection américaine et censée être présentée dans une succursale d’un musée français aux Emirats. 

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salvator_mundi © Raphaël Fabre, 2018 Reproduction du Salvator Mundi de Leonard de Vinci en 3D et retouche numérique, installation .blend, .xcf, Impression numérique, cadre, bois.

Tout dans ce tableau est opaque, de sa création aux flux financiers qui l’ont rendu célèbre. Il invite à l’interprétation et aux conspirations, ce qui était déjà le cas de l’œuvre du maître dans son ensemble. Cette connexion entre une grande complexité historique et une pertinence aussi contemporaine me fascine. Elle produit un “télescopage labyrinthique” à tous les niveaux, puisque finalement je reproduis une image Wikipédia du tableau (qui est déjà supposé à moitié faux) et non le tableau lui-même. Le Salvator Mundi existe bien plus comme une image médiatique et financière sur internet qu’en tant que peinture véritable.

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salvator_mundi © Raphaël Fabre, 2018 Vue du Salon de Montrouge 2018

Ton Salvator_Mundi, répète un mouvement presque rituel du corps de droite à gauche, et de gauche à droite, grâce à l’animation 3D. À la manière d’un rite magique, il paraît vouloir chasser les mauvais esprits. Ce rapport « sorcier », je l’ai retrouvé lors de la performance-installation que tu avais présentée au Châssis en 2017,The Moth. Le public placé derrière les barreaux s’agitait pour susciter chez les performeur·euses une réaction. Pourquoi opérer ces jeux de rôle?

Notre époque est dépendante et obsédée par la technologie, ses évolutions structurent nos fonctionnements sociaux et notre rapport au pouvoir et à la liberté. La magie vient des capacités extraordinaires de ces outils à transformer notre environnement et à le recréer. Nous sommes dans un monde qui se reproduit et se simule constamment, comme des miroirs face à d’autres miroirs. Dans salvator_mundi, cette réflexion est la reproduction impossible d’une œuvre insaisissable ; pour the Moth, je voulais essayer de renverser le seuil entre spectateur·ice et acteur·ice. 

Le public observe un décor dans lequel deux acteur·ices en costumes restent immobiles. Des gestes simples des spectateur·rices, comme prendre une photo ou toucher les barreaux, vont activer certains comportements chez les acteur·ices. Le jeu consiste ainsi à trouver les mouvements des acteur·ices comme s’ils étaient des marionnettes. En réalité, ce sont les spectateur·rices qui sont activé·es, par un dispositif non verbal et un protocole qui va s’apprendre tout seul, comme un conditionnement montrant qu’une série de règles simples peuvent nous pousser à agir de manière déterminée. La magie dangereuse, ce sont les changements que nous adoptons face à ces technologies sociales et d’information.

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Opening © Raphaël Fabre, 2015 Décor de quatre salles construit en bois et matériaux divers, incluant dessins, vidéos, performances continues. performances : Grace Denis, Louis de Montgolfier, Quentin Guglielmi.

Ton travail met en perspective des fragments de l’Histoire. Tu les transposes ensuite dans des compositions constituées d’images culturelles fortes. Je fais par exemple référence à ta série Paradise Lost. Au milieu de ces peintures traditionnelles et romantiques, une façade d’usine fait face à celles et ceux qui deviendront quelques années plus tard les ouvrier-ères. Pourquoi confronter l’ancien monde à ce qui causera sa profonde mutation ? Pourquoi mettre en perspective deux mondes aujourd’hui disparus ?

Nicolas Bourriaud voulait créer une exposition autour de Charles Fourier et des utopies collectives, le Nouveau Monde Industriel. Je suis fasciné par le XIXème siècle puisque pour moi, il est le miroir et le départ ultra-productiviste de notre Silicon Valley actuelle. Ces rapprochements me permettent de confronter les époques, les technologies et les esthétiques entre elles. 

Encore une fois, il s’agit d’un changement de paradigme technique qui sera aussi intrigant que terrifiant. Le romantisme américain est profondément ancré dans cette cassure, entre la poétique du paysage de l’Eden immaculé et l’arrivée des chemins de fer et des locomotives à vapeur qui vont anéantir ce rêve. Dans le livre de Leo Marx, The Machine in the Garden, la révolution industrielle est montrée comme un diable implacable, un « sorcier » surpuissant qui contamine l’humain. C’est ce titre fantastique qui m’a donné envie de faire cette série d’usines qui prennent des  allures de ruines mystiques. J’ai une obsession pour Bioshock, série de jeux de tirs à la première personne ou dite en “vue subjective” sortie en 2007. Je me suis aussi inspiré des esthétiques Steampunk, courant littéraire dont le principe est de réécrire l’Histoire du XIXème siècle dominé par la première révolution industrielle. Ces flots de références à différents niveaux créent  des renversements entre pop culture et histoire. La série est aussi un hommage aux Studies into the Past de Laurent Grasso, un artiste très important pour moi dans son rapport à l’imaginaire collectif et aux fantasmes croisés.

Notre époque est dépendante et obsédée par la technologie, ses évolutions structurent nos fonctionnements sociaux et notre rapport au pouvoir et à la liberté. La magie vient des capacités extraordinaires de ces outils à transformer notre environnement et à le recréer.

Raphaël Fabre
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Opening © Raphaël Fabre, 2015 Décor de quatre salles construit en bois et matériaux divers, incluant dessins, vidéos, performances continues. performances : Grace Denis, Louis de Montgolfier, Quentin Guglielmi.

Le jeu est présent dans l’ensemble de ton travail. Que ce soit par les nombreuses références aux jeux vidéo et au jeu d’acteur·ice ou plus généralement à l’énigme. Lors de ton exposition de diplôme aux Beaux-Arts, OPENING (2015), tu avais immergé le·la spectateur·rice dans une fiction de jeu vidéo composée de quatre salles créées de toute pièce. Pourquoi tant d’énergie dépensée à vouloir rendre active l’expérience du·de la spectateur·rice et à stimuler sa perception du réel ?

La question du White Cube et de l’exposition comme œuvre est un terrain de jeu fantastique. J’ai été très marqué juste avant les Beaux-Arts par Robert Kuśmirowski qui transforme des salles entières en décors de la guerre froide. Ensuite, j’ai découvert Christoph Büchel, artiste suisse connu pour ses installations contemporaines provocantes, telle que la construction d’une mosquée dans une église en 2015 lors de la Biennale de Venise. Il y a aussi Mike Nelson, artiste contemporain britannique qui réalise des installations immersives. Il avait créé pour l’exposition Inside (2014-2015) au Palais de Tokyo un espace de création dans lequel les objets et les matériaux employés étaient réarticulés, créant ainsi une sorte de mécanisme visant à prédire l’avenir de sa propre création (référence au psyché de l’artiste). S’ajoutent à ces références l’artiste Philippe Parreno qui remet en question les formats d’expositions et la nature des images par la création d’espaces fictifs ou encore Dominique Gonzalez-Foerster qui, lors du Prix Marcel Duchamp dont elle a été lauréate en 2002, décide de se dédoubler et embarque le musicien Christophe Van Huffel dans son Exotourisme. Tous·tes ces artistes entretiennent un rapport fabuleux avec la fiction et l’espace.

La seule manière d’être humain dans un espace faux, c’est qu’il soit entièrement faux. L’espace devient un mensonge avoué et conscient de l’être, qui amène le·la spectateur·rice, d’une part, à développer ses propres interprétations, et d’autre part à constituer le seul élément réel et vivant de toute cette mise en scène.

Raphaël Fabre

Aussi, le Gesamtkunstwerk, l’œuvre d’art totale, concept esthétique issu du romantisme allemand et apparu au XIXᵉ siècle en Europe, est un principe qui traverse les champs de l’art, des avant-gardes, du jeu mais aussi des politiques totalitaires, de la culture d’entreprise et du consumérisme. On est encore une fois dans un jeu vidéo censé être attirant, divertissant mais étrangement dangereux, où le système fictionnel agit sans nous, nous rejette comme éléments inutiles d’un monde autonome. 

Dans une approche plus directe, ce concept me permet de jouer et d’expérimenter avec le plus de techniques et de médiums possible. Ça me permet aussi de produire des mondes imaginaires, ce qui est un vrai plaisir créatif. C’est enfin une volonté de voir s’effondrer et se déconstruire l’ego qui confronte les systèmes à leurs propres contradictions.

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CNI © Raphaël Fabre, 2017 Carte d’identité française authentique, portrait 3D numérique fait sur logiciel 3D et Photoshop à partir d’une texture photographiée.

Tu questionnes beaucoup l’identité et la liberté d’entreprendre de l’individu, comme le montre ton œuvre intitulée CNI. Pour recontextualiser, le 7 avril 2017, tu as fait une demande de carte d’identité à la Mairie du 18e arrondissement de Paris avec des papiers légaux et authentiques à l’exception de ta photo d’identité, qui était une reproduction 3D de toi-même. 
Malgré cela, la demande a été acceptée et tu disposes aujourd’hui d’une nouvelle carte d’identité française avec cette fameuse photo. Introduire ton œuvre au sein de systèmes existants est-il essentiel pour toi ? Si oui, pourquoi ?

Dans la magie, afin qu’un tour puisse fonctionner, il faut faire réapparaître l’objet disparu. L’idée est d’ancrer le geste “magique” dans le réel et de l’activer par cette même réalité. CNI  n’est finalement ni la carte d’identité ni l’image. Ce qui fait l’œuvre c’est le fait qu’elle soit approuvée par un système officiel et véritable. C’est là où l’on redevient des enfants puisqu’une part de nous veut voir quelque chose de magique se produire. Ça rejoint le sentiment de crédulité nécessaire à la fiction. 

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C’est aussi un moyen de chercher d’autres formes d’exposition, de parler de l’art à la manière d’un effet ou d’une rumeur qui se propage.

Il y a toujours eu, et encore plus aujourd’hui, une infinité d’outils et de méthodes disponibles et inexploitées dans l’art et ses actions. CNI met ainsi en lumière la disparition des corps au profit des chiffres de programmes informatiques et de procédures administratives qui légalisent cette action artistique. 

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Je bénéficie d’une liberté d’expression, de résidence et de déplacement grâce à mes privilèges d’homme blanc cis né en France. Ce sont ces mêmes privilèges qui me permettent de faire ce geste artistique. Cela montre finalement l’arbitraire de ce document d’identité censé représenter notre égalité face à la démocratie. 

Cette œuvre m’a permis de voir en ces systèmes des champs d’expérimentation de l’art. Si notre pouvoir est limité, de nombreuses voies restent encore à explorer. Il y a aussi évidemment la question de l’identité individuelle face à ces représentations collectives. Comment fonctionne notre identité propre si elle n’est que projection et renvoi des images extérieures ? Cette question a été très  travaillée par des artistes comme Cindy Sherman, Christian Boltanski ou plus récemment Amalia Ulman, Roberto Cuoghi, Ariane Loze ou encore Pauline Bastard

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Paradise Lost : Reunion © Raphaël Fabre, 2016 Installation, décor, vidéos, sons, performances Vue de l’exposition collective Le Nouveau Monde Industriel Galleria Continua / Les Moulins, Boissy-le-Châtel, France courtesy : GALLERIA CONTINUA, San Gimignano / Beijing / Les Moulins / Habana.

À la manière d’un magicien, tu captes, tu figes, tu mets en mouvement des impressions imagées et sonores que tu révèles ensuite au public. Dans Paradise Lost I Reunion, tel un arrêt sur image, des hommes en blouse blanche parcourent un environnement aux airs de fin du monde. Tu utilises aussi des technologies de pointe comme l’intelligence artificielle ou la modélisation 3D. La réalité virtuelle côtoie alors la réalité physique. Pourquoi créer un pont entre les deux ?

Pour explorer les possibilités de la fiction et des technologies de création et parce que pour un artiste, c’est un terrain de jeu fantastique dans lequel on peut expérimenter, combiner, découvrir et construire. Ce sont des outils avec lesquels j’ai envie de jouer pour voir tout ce qu’ils ont à offrir. Le monde est bien réel, mais des pans entiers de nos personnalités et de nos croyances viennent de signes et d’informations filtrées, que nous tenons pour réelles alors qu’elles nous ont été transmises et existent de manière virtuelle. Ça nous autorise à nous poser la question de la part de réel dans notre construction et dans notre identité propre.

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Le Navire de Thésée © Raphaël Fabre, 2019 Installation, décor, exposition CAC La Traverse, Alfortville.

Quelles perspectives souhaites-tu donner à ton travail dans les prochaines années ?
Ça devient de plus en plus impératif pour moi que mon travail fonctionne comme des actions, des opérations, à l’instar de la carte d’identité. Je serai toujours content de pouvoir continuer à faire des installations immersives mais il me semble qu’un geste ou une idée qui s’immisce dans le réel a plus de force que des objets présentés dans un lieu physique et fermé. L’intelligence collective et le partage de connaissances peuvent aussi nous aider à tirer pleinement parti de ces explorations.

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Paradise Lost : Reunion © Raphaël Fabre, 2016 Installation, décor, vidéos, sons, performances Vue de l’exposition collective Le Nouveau Monde Industriel Galleria Continua / Les Moulins, Boissy-le-Châtel, France courtesy : GALLERIA CONTINUA, San Gimignano / Beijing / Les Moulins / Habana.

Est-ce que tu travailles sur une exposition ou un nouveau projet en ce moment ? 

J’essaie en ce moment d’apprendre de nouvelles techniques, d’expérimenter avec l’IA par exemple, plutôt que de me concentrer sur des projets finis. C’est un territoire fabuleux où tout reste à faire. L’apprentissage est lent mais peut montrer des choses inouïes. Je collabore aussi sur des projets où mon rôle sera plus technique et concernera la 3D et les VFX (les effets visuels).

Par ailleurs, je sors un album de musique électronique courant janvier, sous le nom d’Asterion. Cette année qui nous oblige à moins produire ouvre des espaces de recherche et nous pousse à confronter nos pratiques à la virtualité.


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Image à la une : salvator_mundi © Raphaël Fabre, 2018
Reproduction du Salvator Mundi de Leonard de Vinci en 3D et retouche numérique, installation.blend, .xcf, Impression numérique, cadre, bois.

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