Sorj Chalandon : histoire d’une enfance mythomane
De Sorj Chalandon, on connaissait le journaliste, grand reporter de guerre à Libération pendant 34 ans puis aujourd’hui au Canard Enchaîné. On connaissait aussi le talentueux écrivain, qui utilise la fiction pour rejouer la violence des guerres qu’il a connues : prix Goncourt des Lycéens en 2013 avec « Le Quatrième mur », Grand Prix du Roman de l’Académie Française en 2011 avec « Retour à Killybegs »…. Mais on ne connaissait pas l’enfant, le petit Sorj.
L’histoire de son enfance il ne l’a pas racontée directement. L’autobiographie a quelque chose d’obscène selon lui. « Le roman protège » nous dit-il, et on peut comprendre à la lecture de « Profession du père » ce besoin de protection. Il écrit donc l’histoire d’Émile, un enfant qui grandit à Lyon dans les années 60, enfermé dans un étouffant huis-clos familial verrouillé par un père mythomane et violent. Ce terrible père s’invente chaque jour un nouveau métier et entraîne son fils dans ses délires les plus obscurs. Ce récit inspiré de son histoire et de celle de son frère, Sorj Chalandon le raconte aussi bien qu’il l’écrit lors de la rencontre organisée par la librairie Le Failler à Rennes le 11 décembre.
Ce livre clôt un cycle comprenant les 7 ouvrages précédents, les livres d’un homme blessé. Ils ont été écrits par un enfant. Car même lorsque l’on se place du point de vue du reporter, la figure du père et sa violence sont omniprésentes. Le père est partout mais le père est vivant et il terrorise. « La chance que t’as eu d’avoir un père comme ça pour écrire d’aussi beaux livres.» lui a-t-on dit lors de rencontres. Non, aucune chance dans tout cela.
Parce qu’il y a les coups qui pleuvent sur Émile, mais aussi cette terreur psychologique qui vous prend les tripes. Toute la réussite du roman est là, et Sorj Chalandon nous le dit « J’ai voulu que ce soit irrespirable, qu’on soit dans la sidération et qu’on passe de la tragédie à la comédie ». Le lecteur est constamment écartelé entre un « on se marre bien avec papa » et ce drame latent, ce « papa va me tuer ». Pas de pathos ni de sanglots longs des violons.
Il nous raconte comment depuis la mort de ce père, il s’est beaucoup retrouvé avec son frère qui lui dira « Toi tu y croyais, mais c’est parce que tu l’aimais » alors que lui a toujours été dans le doute… Et le lecteur ressent cet aveuglement magnifique d’un enfant devant son père qui a été chanteur, footballer, professeur de judo, parachutiste, espion… une nouvelle profession au gré de ce qui se passait aux informations. « Nous étions les derniers spectateurs de son show », un spectacle macabre dirigé vers sa famille. Car personne, jamais personne n’entrait dans l’appartement familial.
Pourquoi écrire cette extraordinaire mise à nu à la mort de ce père ? « Les enfants battus il y en aura toujours, maintenant on les met dans la machine à laver c’est plus moderne. » ironise-t-il. « Je ne voulais pas rajouter un bleu à des bleus en écrivant ce livre, mais il y a ce personnage absurde ». Il y a une violence que personne n’imagine à l’époque. Personne n’imagine que derrière les propos délirants d’un enfant, il puisse y avoir un père et pire encore, un vrai minotaure. Il faut bien se représenter cela, cette violence psychologique qui vous réveille à 1h du matin pour tuer un homme. Et pas n’importe lequel, le général De Gaulle qui trahit l’Algérie française en l’occurrence ! « Nous participions faussement à une fausse relecture de l’histoire ».
Dans l’assistance une question s’élève « Mais quelle était la profession de votre vrai père ? –Mais Madame, je ne l’ai jamais su. Je pense que mon père était un chômeur mythomane». Le roman reste un roman, une protection et si vous devez rencontrer Sorj Chaladon, demandez-lui des nouvelles d’Émile et non du petit Sorj.
À la fin de cette rencontre, nous avons pu poser quelques questions à Sorj Chalandon.
Manifesto XXI- « Profession du père » a reçu le Prix du style 2015. Justement est-ce que vous pouvez expliquer comment vous choisissez les mots ? Vous avez un style très sobre, très juste, il n’y a pas un mot en trop. C’est une belle revanche sur votre handicap d’enfance (ndlr : le bégaiement).
Je ne les choisis pas. Quand j’étais petit, j’étais bègue et ça m’a appris à respecter les mots, à aller à l’os. Le bégaiement, l’oralité m’a appris ça.
Manifesto XXI- Pour revenir sur « Profession du père » et cette figure terrible du père, est-ce que vous avez eu peur quand vous l’êtes devenu à votre tour ?
Non, j’avais pas peur de devenir père. Mais quand je suis revenu de la guerre, oui j’ai eu peur d’avoir ramené cette saloperie avec moi et c’était le cas, comme Georges dans Le quatrième Mur. C’est pour ça que je l’ai écrit et que j’ai sacrifié Georges. Quand je suis redevenu père, la violence était partie.
Manifesto XXI- Justement, c’est quelque chose qui m’a beaucoup touchée dans Le quatrième mur et comment le personnage de Georges évolue. Est-ce que vous avez en quelque sorte voulu écrire qu’il y a en chacun de nous cette violence et qu’on peut y succomber ?
Oui, il y a en chacun de nous une part de violence et de trahison et je ne peux pas m’en contenter. C’est pour ça que je laisse parler mon traître, que je laisse parler Émile qui reproduit la violence qu’il subit… Georges était ma part d’ombre.
Manifesto XXI- Vous avez clairement dit qu’avec « Profession du père » vous concluiez un cycle incluant vos 7 romans précédents. Vous avez toujours écrit sur la base de blessures. Qu’est-ce qui vous inspirerait pour écrire votre prochain roman ?
J’ai rien envie d’écrire pour le moment, je ne sais pas. Si peut-être une fiction pure mais je sais pas si j’en serai capable.
Manifesto XXI- Est-ce que les échanges que vous avez avec les lecteurs de « Profession du père » vous apportent une forme d’apaisement ?
Non, je repars avec leurs propres douleurs. Mon sac de pierres est lourd, avec ce livre j’en offre mais j’en reçois en retour. Je deviens dépositaire de douleurs, nous sommes compagnons de douleur. C’est la première fois que j’ai cette relation-là avec les gens. Pour mes autres bouquins ils me parlaient de l’Irlande, du Liban, de la guerre, là ils me parlent de leurs histoires. C’est pas encombrant mais c’est lourd.
Merci à la librairie Le Failler pour l’organisation de cette rencontre et à Sorj Chalandon !