Para One a marqué 2021 avec SPECTRE, un triple projet – album, film et live – aussi intime qu’ambitieux. Suite et fin d’un entretien fleuve en trois parties.
Après avoir évoqué en détail la construction de son album Machines of Loving Grace (Partie 1 à retrouver ici) et les thèmes propres à son premier long métrage Sanity, Madness & The Family (Partie 2 à retrouver là), le musicien et cinéaste Para One nous a parlé de ses ambitions concernant le troisième épisode de SPECTRE : le live Operation of The Machine.
Partie 3 : Operation of The Machine
Cinder – Le troisième épisode de la trilogie SPECTRE, c’est le live Operation of The Machine. Même question que pour le film, comment tu appréhendes les choses avec le Covid ?
Para One : Comment j’envisage ça ? Écoute, encore une fois le principe de réalité, il faut faire avec ce que les choses sont. Je pense qu’il y a des gens qui ont bien plus souffert de cette pandémie que moi donc je n’ai pas tellement le droit de pleurnicher parce que je ne peux plus me balader en avion pour faire le DJ tout le temps. Je crois que je le prends aussi comme un message, comme un signal de changement de vie éventuel et ça ne me dérange absolument pas, ça me plait même. Par contre le fait de faire ce live assis par exemple, ça développe de nouvelles choses. Il y a une libération, c’est-à-dire qu’il n’y a plus la notion de faire danser les gens, en tout cas le corps des gens, et donc c’est très intéressant ce que ça provoque, ça créé des nouveaux reliefs, ça créé des nouvelles possibilités. J’ai beaucoup été à des concerts assis dans ma vie, et j’apprécie énormément ça. Donc je le vois comme la possibilité d’avoir de nouveaux reliefs et des nouvelles dynamiques dans mon boulot scénique. En plus je travaille avec une scénographe très brillante qui s’appelle Camille Duchemin et qui m’aide à mettre ça en lumière et en scène. C’est la première fois que j’accorde cette place à quelqu’un et je suis très heureux que ce soit avec elle, parce qu’elle répond très brillamment à mes problématiques. C’est le fait d’accepter que c’est un spectacle aussi, quand bien même c’est juste un mec devant une machine. Après le travail c’est de trouver comment assumer ça et comment le présenter aux gens.
En parlant de machines, est-ce que le système modulaire qui se trouve à côté de toi tient une place importante dans Operation of The Machine et plus globalement dans SPECTRE ?
Alors il m’a servi énormément pour le film et pour l’album et donc oui, il tient une place très importante dans le live. En fait j’ai toujours eu une approche un peu modulaire avec les années, déjà à l’époque j’utilisais Reason qui était un système un peu modulaire, et j’utilisais aussi Reaktor sur PC [un logiciel développé par Native Instruments permettant de construire ses propres synthétiseurs et effet virtuels, ndlr]. En ce moment il y a une mode du modulaire et de la performance modulaire. On en pense ce qu’on en veut, moi je pense que tant que ce qu’on entend a du sens et que ça marche ça a de l’intérêt. Après si c’est pour uniquement être dans une micro-scène et se la jouer savant fou, ça ne m’intéresse pas. Pour moi le modulaire c’est un outil de travail quotidien en réalité, je m’en sers tous les jours. Là mon studio c’est un peu le rêve de Brian Eno qui était que le studio soit un instrument. C’est l’idée de pouvoir brancher n’importe quoi dans n’importe quoi. Tout marche et ça me permet d’aller plus vite. Finalement toute cette espèce de pieuvre – d’ailleurs ça ressemble un peu aux câbles sur l’affiche d’Akira tu vois [il me montre la grande affiche du film qui trône dans son studio, ndlr] – c’est l’équivalent des câblages que je me fais dans mon cerveau quand je pense à la musique en fait. Il y a toute une dimension de sculpture, et le modulaire permet vraiment d’aller sculpter le son dans un détail qui est quand même assez unique. Donc oui, ça a une place importante dans mon travail et ça a une place importante dans le live.
Il y a une esthétique cyberpunk dans le modulaire, on pourrait voir ça comme une espèce de monstre bienveillant.
Para One
Est-ce que tu vois ce système modulaire comme un personnage ?
Un petit peu oui. Je le vois comme quelque chose qui me questionne souvent et qui me sert également. Encore une fois c’est quelque chose qui est tout le temps allumé et qui me sert littéralement tous les jours.
Et ça rejoint ton intérêt pour William Gibson et le cyberpunk avec toutes ces lumières et cet enchevêtrement de câbles.
Oui il y a une esthétique cyberpunk dans le modulaire, c’est évident, on pourrait voir ça comme une espèce de monstre bienveillant.
Ça fait combien de temps que tu es passé au modulaire physique ?
J’avais racheté à Surkin son ARP 2600 [un synthétiseur semi-modulaire monophonique datant des années 70, ndlr], enfin j’étais là quand il l’avait acheté à Tokyo, et puis finalement il me l’a revendu. Avant ça j’avais le MS-20 qui est aussi un semi-modulaire mais ça ça fait 15 ans que je l’ai. Tu vois, même le Pro-One ou la 808, je les ai toujours un peu séquencés, notamment avec le SQ-10 [un séquenceur de la marque Korg, ndlr] qui est là et que j’ai depuis très longtemps aussi. Bref il y a toujours eu une approche un peu modulaire dans mon boulot, même avec les synthés. Et concrètement l’Eurorack [le système modulaire dont nous parlions plus haut et qui occupe une place de choix dans le studio, ndlr], ça doit faire 2-3 ans que je l’ai.
J’aime cette idée qu’on puisse entrer dans cette machine par plein de portes possibles.
Para One
Tu parlais de Reason tout à l’heure, on ne l’a pas dit mais c’est avec ce programme très inspiré de la logique modulaire que tu as entièrement créé ton premier album Épiphanie. Ça fait quoi de passer des modules virtuels de Reason aux modules physiques du système modulaire Eurorack ?
J’adore ça parce que, encore une fois, c’est le principe d’allumer le truc sans jamais savoir ce qui va se passer. Ce qui me plait beaucoup aussi c’est l’hybridation qui se passe en ce moment avec VCV Rack [un logiciel gratuit et open-source permettant d’émuler un système modulaire Eurorack sur son ordinateur, ndlr] puisqu’il est possible de relier ce logiciel à l’Eurorack. L’idée d’une machine hybride me plait beaucoup, en fait ça correspond tout à fait à ma philosophie. Là si je veux, je peux faire un patch [une série de réglages correspondant à un son ou à une séquence, ndlr] avec à la fois des éléments provenant de mon ordinateur et des éléments provenant de l’Eurorack.
De quelle manière est-ce que tu travailles en studio en ce moment ? En général c’est plutôt des sessions de recherche pure, ou au contraires est-ce que tu as un objectif précis en tête ?
Il n’y a pas vraiment de règle. C’est plutôt des points de départ, des états d’esprit. Déjà il y a la possibilité de commencer vraiment par une grille harmonique, d’être vraiment au clavier voire au piano et d’écrire une chanson, ça c’est la possibilité « songwriting ». Mais il y a aussi la possibilité d’allumer le modulaire, de voir ce qui se passe et de juste faire une séquence. Et en fait je confronte tout le temps ces deux approches, c’est-à-dire que je vais avoir une session enregistrée sur mon modulaire de deux heures qui est peut-être dans une certaine clé à un certain tempo, et puis un jour je vais avoir composé un truc dans cette même clé et ce même tempo et hop je vais faire la collusion des deux et on va voir ce qui se passe quoi. De la même manière que ce studio a beaucoup de claviers et de télécommandes dans tous les sens, j’aime bien qu’il y ait plein de points d’entrée possibles. Tous les moyens sont bons. Et ça peut commencer pas une ligne de basse sur le Minimoog, par une suite d’accords écrite, voire par un truc fait à la souris sur un laptop, ou par un truc fait sur un smartphone s’il le faut. J’aime cette idée qu’on puisse entrer dans cette machine par plein de portes possibles.
C’est ce qui te permet aussi de venir travailler tous les jours.
Oui c’est ça, ça me permet de ne jamais me lasser.
En parlant du fait de ne pas se lasser, dans quelle mesure l’installation que tu utiliseras dans Operation of The Machine te permettra-t-elle d’improviser ?
Dans la plus grande mesure possible. Sauf que moi je suis un casse-cou, je suis du genre à prendre des risques pas possibles sur scène. Et je sais que dans le cadre d’une scénographie il va falloir que j’apprenne à évoluer avec…
Avec des timecodes.
Oui avec timecodes, avec des garde-fous aussi. Mais ma mission c’est de m’engager à être le plus possible en interaction avec la matière, et à ce que ce soit le plus possible le reflet de ce qui se passe ce jour-là. En fait c’est ça qui m’intéresse, sinon je ne pourrais pas partir en tournée. Si je me dis que tous les jours vont être les mêmes, c’est pas possible. Il faut que l’humeur du jour puisse se ressentir.
Quels sont les avantages et les inconvénients du format live par rapport au format DJ set selon toi ?
C’est sûr que le format DJ set c’est un format de jeu presque enfantin, c’est même presque pas un métier tellement c’est un plaisir… enfin si c’est un métier bien sûr mais tu vois ce que je veux dire. À côté de ça je trouve que le coté « on va rejouer la même chose à chaque fois » que peut avoir le live, ça peut être une prison. Mais ça peut aussi être un magnifique challenge, cette idée d’être à la recherche de la meilleure performance possible, genre quel est le jour où on va faire le meilleur concert… C’est presque une exigence zen ou d’art martial, cette recherche de la performance parfaite où vraiment on aura passé une heure dix à faire exactement les bons gestes etc. Ça ça me plait assez comme hygiène de vie et comme discipline. Mais c’est très difficile et c’est un engagement beaucoup plus lourd que peut l’être le fait de faire le DJ. Mais c’est peut-être aussi plus valorisant artistiquement.
Est-ce que tu as déjà eu des grosses galères techniques en live par le passé ? Si oui comment est-ce que tu as géré ça ?
J’ai eu des catastrophes techniques en tous genres puisqu’encore une fois je prenais tous les risques, j’arrivais à la dernière minute dans un club, je me branchais avec un laptop et un contrôleur, etc. J’ai fait ça à Turnmills par exemple qui est un club à Londres qui a fermé depuis mais qui était un grand grand lieu des énormes fêtes de musique électronique dans les années 2000. Je me suis pointé, j’étais bourré, je me suis câblé à l’arrache deux minutes avant de jouer dans une petite salle du club et c’était la folie en fait. J’ai tout improvisé, je faisais n’importe quoi et le gens sont venus et ils ont adoré, même moi je comprenais pas les sons que je faisais. Donc il y a eu des moments comme ça de pure magie.
C’était du live sur Reason ?
Carrément, l’enfer sur Terre. J’étais en solo et j’utilisais une pédale pour pouvoir boucler le truc et pour pouvoir ouvrir une autre session Reason et me caler sur moi-même, je sais pas si tu vois le niveau de n’importe quoi. Donc oui j’ai eu des galères en tous genre, des contrôleurs qui se sont déprogrammés… Je ne pourrais même pas te donner un exemple en particulier, ça m’est arrivé presque chaque semaine des problèmes comme ça. Il y avait autant de problèmes que de trucs justement magiques où d’un seul coup ça prenait et c’était incroyable quoi. Par contre maintenant que j’y pense c’est vrai que quand j’ai joué à Coachella et que mon ordinateur a lâché à cause de la chaleur, ça c’était pas cool.
Le fait d’être à la limite de se casser la gueule, c’est là aussi où je trouve mon adrénaline.
Para One
Il y avait beaucoup de monde j’imagine.
Il y avait du monde oui, c’était l’après-midi mais il y avait du monde et il faisait très chaud. J’ai pris une belle claque ce jour-là. Pendant deux années à la fin des années 2000 on a eu un plateau Institubes pour une journée et j’ai le malheur d’avoir la première génération de Macbook Air qui était très mal ventilée, et il faisait 45 degrés quoi (rires). Après j’ai quand même réussi à avoir l’air cool, j’ai juste dit « Fuck Apple » je crois en tenant mon Mac et puis voilà.
Est-ce que c’est ce genre d’événements qui ont fait de toi un casse-cou ?
Non le côté casse-cou c’est juste que la manipulation live je l’ai aussi apprise avec Tacteel quand on faisait Fuckaloop et qu’on était vraiment dans le grand n’importe quoi, c’est-à-dire qu’on faisait tous les réglages les plus extrêmes possibles sur une table de mixage pour voir ce qui allait se passer. Du coup on a tous les deux gardé ce côté « ça passe ou ça casse » et donc quand j’ai commencé à faire du live en solo je venais de cette école-là, l’école de la prise de risque. Pour moi c’est aussi une façon d’être intègre et honnête. J’avais horreur justement des live où ça faisait semblant quoi, même si c’est souvent les live qui cartonnent le plus bien sûr, parce qu’ils peuvent être très bien faits. J’ai toujours préféré la fragilité du truc qui va peut-être foirer, on n’est pas sûr. C’est pour ça aussi que même comme DJ j’aime bien mixer des trucs avec des signatures rythmiques qui ne vont pas ensemble et regarder ce qui va se passer. Le fait d’être à la limite de se casser la gueule, c’est là aussi où je trouve mon adrénaline.
Les titres des deux premiers épisodes de SPECTRE faisant référence à des œuvres préexistantes, qu’est-ce qu’il en est du titre « Operation of The Machine » ? Déjà j’imagine que la machine en question c’est toi ?
Alors justement la machine en question on ne sait pas si c’est moi où si c’est les machines que j’utilise, et en fait le titre fait aussi une référence à…
À Mario Savio ? [un activiste politique américain, ndlr]
À Mario Savio, bravo. Il fait référence à Mario Savio et à son discours dans « Shin Sekai ». Bon dans ce discours il désigne plutôt par le terme de machine la société qui broie les humain en réalité, enfin la société capitaliste. Donc c’est une autre façon de faire référence à la machine. Et j’aime bien cette espèce de jeu de piste avec tous ces titres qui sont un peu des titres à tiroirs assez longs, en anglais, et qui sont tous référencés effectivement à des choses. En vrai, quand tous les éléments du triptyques seront enfin disponibles, les choses seront quand même un peu plus faciles à suivre entre les références qui sont dans le film etc. Mais l’opération de la machine, chez Savio c’est le système totalitaire et inhumain en fait de l’hypercapitalisme, et dans mon cas c’est plutôt comment je vais dompter cette machine justement. L’opération de la machine c’est moi qui opère la machine, et donc non, ce n’est pas moi la machine. Enfin je peux me faire aspirer par cette machine mais justement… La frontière entre la chair et l’électronique peut bouger mais je dois la maintenir, et c’est ça ma lutte.
C’est une interaction au sens propre : tu agis sur la machine et la machine agit sur toi.
Voilà, exactement.
Qu’est-ce qui va se passer prochainement pour toi niveau actualités, sorties etc. ?
Déjà il y a une série de trois EP de remixes de mon album, le premier est sorti la semaine dernière et les deux autres arrivent en janvier et en février respectivement. Et puis on espère des dates du live Operation of The Machine dans les mois à venir si la situation se débloque. On est tributaires de pas mal de choses qu’on ne peut pas contrôler.
Para One merci.
Merci.
La compilation Machines of Loving Grace Remixes EP 1 est actuellement disponible sur toutes les plateformes de streaming.
Parties 1 et 2 de l’entretien à retrouver ici :
Para One – Exploring the Machine, Partie 1
Para One – Exploring the Machine, Partie 2