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« On n’est pas dupes » : Diaty Diallo, autrice de Deux secondes d’air qui brûle

« On n’est pas dupes » : Diaty Diallo, autrice de Deux secondes d’air qui brûle

Diaty Diallo. © Bénédicte Roscot
En août 2022, Diaty Diallo, 33 ans, sort son premier roman Deux secondes d’air qui brûle aux éditions du Seuil. Un livre qui parle de meurtre, d’oppression, d’espaces urbains, d’amitié presque familiale. Et tout ça en musique, avec une playlist qui nous accompagne tout au long de notre lecture. L’histoire a l’air classique, tristement banale. Elle est bien plus que ça.

On s’est données rendez-vous devant la médiathèque de Bagnolet où Diaty Diallo travaille sur ses projets à venir. On décide d’aller prendre un verre au bar du coin, et elle me raconte qu’après une fac d’art plastique, elle a fait un master de projets culturels dans l’espace public. Qu’en parallèle, à l’adolescence, elle tenait quotidiennement un skyblog où elle écrivait « de la merde, pas mal de merde », mais qu’ « avant le livre, il y a énormément de choses et tout fait écriture »;  qu’elle a sorti deux fanzines durant ses années de fac. C’est aussi une férue de musique, de Catpower à Guy2Bezbar, et on ne peut parler de son roman sans l’évoquer, la musique. Son écriture est méticuleuse, presque obsessionnelle. On a l’impression de faire partie de la bande de pote d’Astor, Chérif, Issa, Demba ou Nil, « qui se connaissent depuis toujours et partagent tout, petites aventures comme grands barbecues, en passant par le harcèlement policier qu’ils subissent quotidiennement » peut-on lire sur la quatrième de couverture. J’ai plein de questions à poser à Diaty Diallo, et j’ai une envie irrépressible de rencontrer la plume de ce roman qui m’a mis une claque à la fin de l’été.  

Manifesto XXI – On a du mal à synopsiser ton bouquin tant il renferme des couches et des sous-couches. Est-ce que tu peux m’expliquer de quoi il parle ?

Diaty Diallo – C’est un livre qui parle de plein de choses et qui est difficile à décrire. J’ai mis vraiment beaucoup de temps à pouvoir en tirer un synopsis d’ailleurs ! Mon bouquin a une histoire, mais quand je la raconte, j’ai toujours l’impression de passer à côté de beaucoup de trucs. Cet ouvrage, c’est essentiellement du sous-texte. C’est un livre à symbole, à langage, à langue ! La langue que j’utilise est un sujet à elle toute seule. C’est une langue qui a été maltraitée, stigmatisée, et moi, j’avais envie de dire : cette langue, elle est mortelle ! Je ne réhabilite rien, on s’exprime juste dans cette langue au quotidien. On parle un langage hybride, on passe d’un registre à un autre. Mon livre parle, via ce langage hybride d’espace urbain que j’ai séquencé pour en faire le déroulement des chapitres d’une histoire. Il y a les sous-sols, les sols et les toits. C’est le théâtre de l’histoire. 

L’histoire porte là-dessus : comment certaines personnes sont privées du droit à la joie, à l’amour, au confort, à jouir de l’espace public, du droit à la célébration.

Diaty Diallo

Dans ce théâtre, il y a une bande de potes qui évolue, ce sont des garçons, en tout cas, qui sont perçus comme tel dans l’espace public. Et qui sont aussi perçus comme des personnes noires et arabes, donc porteuses de stigmates qui les empêchent de vivre correctement et normalement. Parce que porter ces stigmates-là en France revient à se faire harceler par la police dès lors que tu mets le nez dehors. L’histoire porte là-dessus : comment certaines personnes sont privées du droit à la joie, à l’amour, au confort, à jouir de l’espace public, du droit à la célébration. Cette bande de potes est privée de cultiver une estime d’eux-mêmes. Ils sont rabaissés, chosifiés, ce qui est d’ailleurs généralement spécifiquement lié au genre, la manière dont on est perçu dans l’espace public. C’est également un des points sous-jacents de mon livre : ces mecs-là, par leur genre associé à la race vont être aussi des victimes dès lors qu’ils sont dans l’espace public. 

Symboliquement, la feuille blanche, c’est comme la friche en espace urbain, c’est un espace de projection. Le vide, c’est la possibilité de se projeter.

Diaty Diallo

C’est ton premier roman; quel a été le processus à partir du moment où tu t’es dit « j’ai envie d’écrire un livre ! », jusqu’à la sortie en librairie ?

Ça faisait un moment que j’étais au bout de ma vie en terme d’emploi salarié. Je travaillais dans le social et on nous a toustes poussé au burn-out. Ce qui est très rude, c’est qu’avec le surmenage, tu as une perte de sens et ce sont des boulots qui en requièrent, du sens. Un sens de l’engagement notamment. Tu arrives post-diplôme avec des idéaux à mettre en œuvre, et des gens détruisent méthodiquement ce que tu as cultivé en toi.

Le taf devient pour moi un espace de privation. Et moi, je percevais le travail à un moment donné comme un potentiel espace d’épanouissement. J’avais moins de trente ans… Ce n’est pas digne de la gauchiste que je suis (rires) ! En tout cas, je ne peux plus m’exprimer dans cet espace-là. Bref, d’un coup la littérature revient, comme ça ! Je me mets à avoir des idées, des bouts d’histoires, des synopsis, des concepts… C’est a postériori que je me rends compte à quel point l’écriture est une porte de sortie quand tu es dans un système de privation. Parce que symboliquement, la feuille blanche, c’est comme la friche en espace urbain, c’est un espace de projection. Le vide, c’est la possibilité de se projeter. Ce n’est pas seulement négatif. Pendant des années, je n’ai pas écrit parce que je travaillais et que j’étais complètement aliénée. Et à partir du moment où je me suis rendue compte que j’avais été aliénée par le travail, et que ce taf-là ne me permettait pas de m’épanouir, tout à coup, l’écriture m’est revenue. Il n’y a vraiment pas de hasard. Donc je me dis, tiens, pourquoi pas un roman. 

Le déclencheur va être une discussion que j’ai eu avec mon frère qui est un personnage hyper romanesque. Il a la vie de plein de gens, sauf qu’il est une énième personne à pouvoir démontrer – si d’aventure on avait encore envie de s’attacher à ça aujourd’hui, je ne parle plus à mes bourreaux comme je dis souvent – la complexité de nos êtres.

Je parle souvent des droits qu’on nous retire, et un des droits les plus fondamentaux pour moi, c’est le droit à la complexité de nos identités.

Diaty Diallo

Qu’est ce que tu veux dire par là ? 

Je parle souvent des droits qu’on nous retire, et un des droits les plus fondamentaux pour moi, c’est le droit à la complexité de nos identités. Elles sont complexes, et on a tellement travaillé pendant des siècles à les résumer, qu’être jardinier·e et noir·e c’est improbable pour les gens en France aujourd’hui. L’identité noire est tellement corrélée à l’espace urbain qu’on oublie toute une partie de nos aïeux. Au bled, iels ne vivaient pas nécessairement dans des espaces urbanisés. Il y en a plein qui sont issu·e·s de la ruralité. Et c’est en arrivant ici que d’un coup, on intègre l’espace urbain parce qu’il n’y a que là que nous pouvons exister. Donc, le ou la noir·e, l’arabe devient un·e individu·e urbain·e. Et on est étonné quand l’un·e ou l’autre s’intéresse aux plantes !

Mon frère, donc, est une personne qui coche pas mal de ces cases stigmatisantes. A côté de ça, il fait du parcours, de l’urbex dès qu’il a deux minutes ! Je trouve qu’il incarne à lui tout seul cette phrase : « on a arrêté de se regarder dans toute notre complexité à force d’être regardé de l’extérieur ». C’est le déclencheur. À ce moment-là, je me mets à penser aux espaces urbains, et à la question de l’assignation de certains corps stigmatisés dans certains endroits. Je me dis : « ok, quelle est l’une des assignations les plus spectaculaires et les plus spectacularisées de certains corps dans l’espace public ? » Et c’est la violence policière, les interventions des forces de l’ordre dans les quartiers populaires, le harcèlement quotidien, moral, financier, physique et verbal. C’est comme ça qu’est née la trame. 

Tu as dit dans une interview que si tu devais écrire ton livre aujourd’hui, il ne parlerait pas d’un meurtre policier. Pourquoi ? De quoi parlerait-il ? 

Je trouve que parler de violences policières aujourd’hui est hyper important. Il y a trop peu de récits en littérature ou au cinéma qui reprennent cette thématique. 

Aujourd’hui, la violence policière, c’est la forme de racisme la plus médiatisée. Or je me suis dit a posteriori que peut-être ça contribuait aussi à simplifier ce qu’était le racisme. Comme s’il n’y avait que la police qui était raciste. On m’a fait des retours sur mon livre, qui étaient par ailleurs adorables, où les gens me disaient que je leur avais ouvert les yeux sur la violence des forces de l’ordre. Mais ça peut aussi détourner les gens de leur racisme potentiel ! Se dire que ce n’est que la police. Alors qu’on vit dans une société malade, vérolée par le racisme. Si je devais écrire Deux secondes d’air qui brûle aujourd’hui, je pense que je parlerais aussi de la police mais pas de meurtre. Je détaillerais comment le harcèlement policier pèse sur les plans financiers, moraux… Comment il esquinte progressivement celleux qui le subissent. Et comment c’est aussi une prophétie réalisatrice : à force de cloîtrer les corps, on en fait des corps défiants et malheureux.  

Si je comprends bien, tu as d’abord pensé à un espace, ce quartier fictif et tentaculaire dans lequel trois unités de lieu se distinguent : les sous-sols, les sols et les toits. Puis tu les as habité avec cette bande d’amis qui vivent un harcèlement policier quotidien jusqu’au drame, le meurtre de l’un des leurs. Et toute cette histoire est ponctuée par une playlist qu’on retrouve d’ailleurs en annexe, à la fin du livre. Quel est ton rapport à la musique et qu’est ce que cette playlist dit de toi ?

La musique intervient à différents endroits du texte et sur différentes temporalités d’écriture.

À partir du moment où je me mets à écrire quoi que ce soit, il y a de la musique dans mon cerveau.  Récemment, j’ai écrit un texte sur un pigeon, donc a priori rien à voir avec la musique. Je me mets à créer dans ma tête le motif du pigeon, une voiture, une Cadillac rose qu’il suit. Il survole une route à l’américaine toute droite, et il recouvre la voiture qui est en train de filer vers l’horizon de son ombre. Je suis sur cette route, j’imagine une personne à l’intérieur qui conduit, et là d’un coup il y a du Lana Del Rey. Ça me vient par les paroles. Et je me dis, c’est ça ! C’est ça mes références ! Dans ma tête, j’ai « Ride » de Lana Del Rey ! Quand des sons arrivent, ils ne repartent pas, et je les ai en boucle dans ma tête. Puis je me rends compte que les paroles sont dingues et qu’il y a tellement de sens avec ce que j’écris, que ce n’est pas du tout anodin que ça me soit revenu et donc je me dis… Non, là, il faut que je fasse intervenir les paroles ! Je les copie-colle et c’est comme si je mettais un post-it « dans mon livre : à ce moment-là, j’ai écouté ça ». Progressivement, je conscientise ce geste-là et je me dis qu’il faut l’assumer, et je l’intègre à l’histoire des personnages. Donc iels écoutent toustes beaucoup de musique. 

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À un moment, tu as Bak et Samy qui mettent du son sur un portable et ils écoutent évidemment « Van Damme » de  SDM que j’écoute moi aussi par ailleurs. Il y a une énergie de ouf dans ce son, il faut que mes personnages l’écoutent à un moment. Donc, je ne fais pas exprès puis je me mets à faire exprès. Quasiment tous les morceaux du bouquin sont des morceaux qui m’obsédaient moi en tant que personne et que j’ai voulu faire intervenir. Il y a un seul morceau que j’ai vraiment cherché, c’est celui de PNL. Parce qu’ils sont les seuls à dire le seum de cette manière-là. Après, l’autre partie de la musique dans ce texte, c’est de la techno que je me suis remise à écouter après avoir maté le film Eden (de Mia Hansen-Love ndlr) que je n’avais jamais vu. J’étais sur l’écriture de mon livre en parallèle et ça faisait très longtemps que je n’avais pas écouté de techno. Puis d’un coup, cette musique arrive dans le bouquin. C’est vraiment par ce biais-là que ça s’est fait ! De toute façon un livre, c’est une somme d’accidents. C’est toujours des rencontres et des choses qui te font dévier. Tu pensais écrire quelque chose, et puis tu regardes un film, ou bien tu parles avec une personne qui te dit telle phrase, et ça te fait dévier jusqu’à arriver là où tu dois être. 

À ce moment-là, la techno me met dans une ambiance souterraine qui crée le personnage de Nil qui est chaudronnier dans son garage. L’arrivée de cette musique me fait prendre conscience que j’ai écrit un chapitre techno, ce qui me fait revenir sur d’autres chapitres pour les musicaliser davantage. Il y a un chapitre techno, un chapitre trap, un hip hop et la fin, c’est un mélange de tout. Par exemple, quand j’écris les paroles de « Bathysphere » de Catpower c’est parce qu’elles me viennent littéralement à l’esprit quand je parle du deuil de Chérif : « If the water should cut my life, if the water should cut my mind, set me free, I don’t care, I want to live in a bathysphere ». 

Ce que je dis dans le bouquin, c’est clairement : savez-vous que nous sommes en capacité de fabriquer une bombe de A à Z ?

Diaty Diallo

Dans ton livre, l’un des points centraux, c’est le Do It Yourself. Je pense à la création d’un barbecue avec quelques grilles de métal, au fait de réparer une bécane de A à Z ou même aux métiers des personnages avec notamment Nil le chaudronnier. Pourquoi est-ce que ça a une place si importante ?

Trois choses me viennent à l’esprit. La première, c’est : on n’est pas des incompétent·es. Pas au sens néolibéral du terme, mais plus celui de l’inverse du stigmate. Aujourd’hui, en terme d’éducation en France, on voit ce métier de chaudronnier comme une voie de garage. J’avais envie de retourner le truc. Nil, donc, prend son métier au mot et fait de la chaudronnerie artisanale. Il tourne ce « handicap » en force, en pouvoir ! Parce que la sorcellerie, c’est un pouvoir. Sur la vie, sur le cours des événements. Donc il y avait en premier lieu cette notion de savoirs minorés. Et l’envie d’aller chercher de la beauté dans des choses qui ont été rendues laides, non désirables. Mais pas par nous. C’est poser la question « et si ? » Continuellement. Et si c’était beau, et si on en faisait autre chose ?

Puis il y a aussi l’idée de couper l’herbe sous le pied des politiques publiques en termes d’urbanisme et de culture qui visent à créer des flopées de dispositifs dans les quartiers populaires dont l’objectif serait de recréer ce fameux lien social fracturé dans les années 80 par nul autre que le PS. J’avais envie de faire un pied de nez à toutes ces mesures qui se pensent innovantes alors que ce n’est rien d’autre que recréer l’existant, tout en niant la chronologie et le passé de toute une population. À savoir les repas partagés, les ateliers participatifs de réparation de vélo, les chantiers éducatifs où on fait juste travailler des jeunes gratuitement. C’est toujours la trame de mon livre : on n’est pas dupes, on ne vous a jamais attendu et on ne vous attend toujours pas. Donc passez votre chemin, nextez-nous, ça nous va très bien. Et ça, ça ne touche pas seulement les quartiers populaires, mais tous les corps qui sont minorés ou minorisés.
Le troisième point sur la question des savoirs-faire est plus traditionnellement politique, c’est la question de l’autonomie. Là aussi, il y a quelque chose du ressort de l’appropriation parce que quand on pense autonomie, on pense milieu de gauche radical blanc. Qu’est-ce que ça donne si on le décentre ? Si on se le réapproprie ? Et donc voilà la question des moyens de production. Ce que je dis dans le livre, c’est clairement : savez-vous que nous sommes en capacité de fabriquer une bombe de A à Z ?

C’est ton premier roman, et on peut se dire sans te jeter des fleurs que c’est un succès ! Est-ce que, dans ta vie, tu as vécu un échec qui a été fondateur, qui t’as aidé aujourd’hui dans ta réussite ? 

Je vais te répondre un truc pété, mais la vie en général. Simplement le fait de faire partie des corps qu’on méprise, dans toute la complexité que le terme « méprisé » recouvre : des corps sexualisés, éxotisés, négrophilisés. Si je pense à un événement en particulier, je parlerais plus de frustration que d’échec. Lorsque j’étais en fac d’arts plastiques, j’ai dû redoubler une année parce que le système n’était pas fait pour les gens comme moi qui bossaient à côté. J’ai eu 12 de moyenne générale et j’avais une note dans une matière qui était de 9,5. Il ne me manquait qu’un demi point et j’avais quand même la moyenne générale ! J’ai perdu une année pour ça. C’est à la suite de cet échec que je sors mon premier fanzine : « 15 faits précis » d’après le titre du film de Godard Masculin féminin : 15 faits précis. C’est une de mes premières expériences d’écriture. Ça a été aussi le moment où je me suis dit qu’il fallait absolument que je sorte de cette filière impossible [l’art plastique à la fac], et où je commence à m’intéresser à l’espace public ! Et si je dois penser à un autre échec fondateur, c’est mon burn-out à la suite duquel j’ai écrit Deux secondes d’air qui brûle


Vous pourrez retrouver Diaty Diallo à la quatrième édition du festival Typo organisé par les Ateliers Médicis qui se tiendra du 16 au 18 novembre à Clichy-Sous-Bois /  Montfermeil. Elle sera aux côtés d’artistes tels que Chouf ou Marouane Bakhti pour deux jours de performances, lectures et open mic.

Image à la Une : © Bénédicte Roscot

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