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Avec XPUJIL, Nova Materia révèle le pouvoir de l’inaudible

Avec XPUJIL, Nova Materia révèle le pouvoir de l’inaudible

« Tout ce qui fait le non-perceptible est important pour nous » : après leur fiévreux album It Comes sorti en 2018, Nova Materia est de retour cette année avec le mystérieux XPUJIL. En résidence à la Gaîté Lyrique, le duo franco-chilien explore en quatre temps les facettes de ce voyage sonore et spirituel résolument anticapitaliste. 

Écouter XPUJIL (Crammed Discs) chez soi ne sert pas à grand-chose. En tout cas pas à moins d’avoir un excellent système son. Ce nouvel opus de Nova Materia est une pièce de 40 minutes dont la beauté se révèle grâce à une écoute au casque. Le son d’une jungle mexicaine enregistrée en binaural y prend vie et un nouveau sens se révèle encore en live. Ce projet singulier est à découvrir sur quatre dates à la Gaîté Lyrique, une amplitude qui permet au duo de déployer son imaginaire et sa vision de la musique avec à chaque fois, un·e artiste invité·e. Ce cycle a commencé en octobre avec la musicienne et philosophe Agnès Gayraud. Au premier étage de la Gaîté, un tout petit comité de spectateurices a pu profiter du début du voyage allongé sur des coussins moelleux, casque sur les oreilles, face au hublot du studio où la performance d’une heure se jouait. On y était, et on en est ressorties avec l’impression qu’avoir à la fois écouté une épopée fantastique et bénéficié d’un massage chamanique des tympans. En nous racontant l’histoire de XPUJIL, Caroline Chaspoul et Eduardo Henriquez nous ont raconté l’histoire de Nova Materia et de leurs explorations sonores.  

Un voyage immobile et paranormal  

XPUJIL est né du confinement, événement total qui a contraint le duo « historiquement un peu hyperactif » à « se calmer » comme le dit Caroline avec ironie. Composé de sons enregistrés lors d’un précédent voyage, l’album a été mixé en immersif avec un dispositif de 12 enceintes. « On voulait que le son soit traité comme une matière mouvante » explique Eduardo.  

Cette approche est au service d’une ouverture sur les mondes parallèles. La jungle où les sons de l’album ont été captés est chargée d’un passé bien prégnant : « Cet endroit du Mexique est là où les Conquistadors ont débarqué. Ça a été le lieu de la rencontre entre deux civilisations, le début de la mondialisation. On sentait le poids de l’Histoire, que cette jungle était habitée par des fantômes… On n’avait jamais ressenti ça. » raconte le musicien. A leur arrivée en studio, le duo d’artistes commence par ralentir ses enregistrements binauraux, une manipulation qui change la tonalité de chaque prise. « Ce qui est aigu devient plus grave donc par ce procédé, on a entendu des choses inaudibles au début » explique la moitié de Nova Materia. Émergent alors des « fantômes soniques ». Ces présences, on les retrouve incarnées sur la pochette de XPUJIL, pour laquelle le duo a couru en tenue d’Eve et d’Adam dans les bois en France, accompagnés par quelques ami·es.

Nova Materia
© Philippe Lévy

Nourri depuis toujours par des imaginaires de l’étrange, le duo qui cite le cinéma de David Lynch, la vision du monde d’un Alejandro Jodorowsky parmi ses influences, cultive un esprit d’ouverture critique de la modernité rationnelle et productiviste. « Le scientifique n’existerait pas s’il n’y avait pas des fous qui à un moment donné se posent des questions impossibles dans leur histoire et leur société » souligne Caroline, « Ce qui n’existe pas est ce qui pourrait exister demain, c’est pour ça que je suis très respectueuse de ce qu’on pourrait appeler le mystique, et de ce qui est acquis en tant que connaissance » explique-t-elle. La première date avec Agnès Gayraud était ainsi dédiée à l’exploration des thèmes de l’esprit, du corps, du langage, à travers notamment l’histoire de l’ingénieur américain Robert Monroe qui explora toute sa vie l’expérience de la sortie du corps et le pouvoir du battement binaural.

Éthique punk 

L’écoute des mondes, matériel et immatériel, est en fait à l’origine de la formation de Nova Materia. En 2010, alors qu’iels forment le groupe punk Pànico, Caroline et Eduardo font un voyage dans le désert d’Atacama pour filmer un docu-fiction. La rencontre avec cet espace chargé d’une intense histoire est un choc. Cette vaste étendue désertique a été à la fois une route commerciale importante pour les Incas, une zone d’exploitation minière au XIXè siècle et enfin un camp de concentration sous la dictature du général Pinochet. Les âmes sœurs sont fascinées par l’étendue hyperaride et les villages fantômes qu’iels traversent et posent des micro-capteurs partout. La révélation esthétique est totale, ce sera le début d’une nouvelle aventure : « Ça a été une expérience tellement forte que le groupe n’y a pas résisté. Les autres musiciens trouvaient que c’était trop expérimental et ils avaient raison, à l’époque » se souvient Eduardo. 

Une toute nouvelle manière de voir la création émerge et forge l’ADN de Nova Materia. « Le propos de l’exercice c’est comment on arrive à la composition, en ne partant ni de l’harmonie, ni du rythme, ni de machines électroniques, mais en partant plutôt de la manipulation de matière et que ce soit le noyau source pour composer » poursuit-il. Cette posture d’écoute radicale révèle aux deux acolytes des territoires insoupçonnés qu’iels explorent sans relâche depuis, en jouant avec des pierres, des os, du bois et des machines. « Tu ne peux pas entendre le cœur de la matière si tu ne fais pas la démarche pour aller la chercher, et en allant la chercher, tu découvres des choses qui étaient insoupçonnées et viennent nourrir la composition » estime Eduardo.

De cette perspective originale poussée à son paroxysme sur XPUJIL découle une manière de travailler le live du projet avec les artistes invité·es et les ingénieurs du son. Le duo souligne l’importance du parti pris artistique de ces derniers dans la production de chaque moment, qui comporte son lot d’improvisation. « On aime beaucoup travailler comme ça, ne pas considérer que l’art et la technique sont séparés. Le medium live nous permet de travailler comme ça. Tout le monde va dans une direction commune » raconte Caroline. La rupture vient aussi dans la manière dont les performeur·ses se positionnent avec le public. « Ce qui est chouette c’est qu’on a tous le même mix dans les oreilles : Nous les musiciens, les ingénieurs, et le public. On écoutait tous la même chose et on était tous sur une forme d’égalité, ce qui n’est pas forcément le cas quand tu es physiquement dans un concert. Là, on partageait une même écoute » décrit Eduardo.

Pour une écologie de la création

Entre leurs débuts en 1994 et les compositions de 2021, le fil rouge de Pànico à Nova Materia est bien là, dans l’expérience proposée. « C’est la même idée de la musique » analyse Eduardo, qui se rappelle des origines de leur cheminement après des études d’art pour lui et de philosophie pour elle. « Je crois que ce qui fait notre essence et qu’on a essayé de développer à toutes les périodes de notre histoire musicale, c’est l’idée de proposer aux gens une ouverture qu’ils n’ont pas avec ce qui existe déjà. » La musique selon Nova Materia, est politique dans sa conception et dans son pouvoir d’émancipation : « Ce n’est pas qu’un entertainment qui doit enrichir les sociétés de streaming. Le public est loin d’être con, et même il est dans l’attente de choses. Au contraire, il faut reproposer des choses à l’écoute, hybrides, mais invendables. »

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Sa partenaire renchérit : « XPUJIL et la façon dont il a été travaillé trouve sa place dans le moment parce qu’on veut être acteurs d’une nouvelle proposition, de faire partie d’un mouvement positif pour envisager les choses d’un point de vue artistique et politique. » Si le duo envisage bien de produire un prochain album dans la continuité d’It Comes, il est clair qu’il sera produit et partagé en prenant le temps, sans courir après les dates de tournée. Les deux membres de Nova Materia portent un regard critique sur la « reprise », le « retour à la normale » post-pandémie. « Quand on parle de « décélération », ce n’est pas pour rien, ça fait partie des choses essentielles. On règlerait pas mal de problématiques actuelles en calmant le jeu. La situation sanitaire est un rappel à l’ordre de la nature de ce point de vue. » résume-t-elle.

Tous deux déplorent le manque de grand récit politique en Europe, et misent sur le combat écologique pour faire changer la donne dans les imaginaires. Le temps long et la lenteur semblent être la solution pour ces rebelles toujours aussi inspirés pour explorer les marges créatives. « C’est ça la liberté, se donner les moyens de faire autre chose. C’est faire des choses qui n’ont pas d’intérêt immédiat, économique. Ce n’est pas offert à tout le monde, mais qu’on a ce privilège-là, ce serait irresponsable de ne rien faire. En tant qu’artiste ou acteur·ices de la culture, journalistes, bookers, programmateurs… je mets tout le monde dans le même panier, c’est une responsabilité. Ce n’est pas que le sujet des artistes, ce serait trop facile » conclut Caroline. 


Prochaines dates
25/11 avec Gaspar Claus
16/12 avec Myako
20/01 avec Cosmic Neman
A l’issue de la résidence, les lives de XPUJIL seront édités et publiés.

Image à la Une : © Philippe Lévy

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