« Qui peut croire que plus de cinq siècles de colonisation – esclavagiste et post-esclavagiste – n’auraient pas entraîné de profondes transformations de la société française ? » En une centaine de pages, l’essai Décolonisons les arts ! brosse le paysage des effets persistants du système colonial dans la culture et affirme l’ambition de s’en débarrasser, avec beaucoup de médiation et ce livre comme fer de lance.
Dans le sillage de Noire n’est pas mon métier, l’association Décoloniser Les Arts apporte de nouveaux éléments pour cerner le racisme dans la culture française. À la tête de l’association qui existe depuis 2015, trois fondatrices : la politologue Françoise Vergès, l’autrice et metteure en scène Gerty Dambury et la dramaturge Leïla Cukierman. Elles ont posé 3 questions à 15 artistes et professionnels de la culture, majoritairement issus du spectacle vivant, racisés, adhérents de l’association ou amis. D’abord, elles leur ont demandé de décrire en quoi leur pratique est décoloniale, ensuite s’ils se définissent ou non comme racisés. À travers cette pluralité de voix, l’essai, riche des différents récits compilés, propose un regard très politique sur le monde de la culture.
Coup de pied aux cultures institutionnelles
C’est une lecture à la fois poignante, sans concession, mais aussi très pédagogue dans la façon dont les grands concepts et références de ces problématiques sont amenées. Si « racisé », « race », « racisme sans race » sont peut-être encore des termes majoritairement utilisés par des milieux sensibilisés, les coordinatrices du livre ont pris soin de les rendre très facilement accessibles à leurs lecteurs. Le livre s’attaque en fait à un double problème : les impensés de la culture, la nécessité de mettre bien plus souvent en récit et en scène les traumatismes (post) coloniaux ; et les verrous au sein des institutions, à savoir l’inertie bon teint d’une certaine élite.
Gerty Dambury introduit une terminologie intéressante pour désigner les populations concernées : elle parle de « MANA », Maghrébins, Asiatiques, Noirs et Autres assignés à une identité. Elle souligne qu’au-delà de la sous-représentation des artistes MANA, la sous-expression dans la culture des artistes assignés à une race est en fait extrêmement révélatrice de la hiérarchie implicite qui subsiste dans nos sociétés post-coloniales. L’expression « effet Benetton » revient plusieurs fois dans les textes des contributeurs de l’ouvrage, pour caractériser la diversité affichée pour se donner bonne conscience et faire une jolie carte postale : « Le plateau de fruits exotiques. Beaux fruits mais fruits muets » comme l’écrit Myriam Dao (p.27).
Dans les enjeux de la décolonisation des arts, il y a pour ces créateurs l’urgence de s’imposer comme artiste à part entière, avec des discours qui peuvent déranger. Ces discours sont le fruit d’un long travail d’analyse et de déconstruction personnelle dont les auteurs livrent quelques extraits. Les réponses aux questions posées se lisent comme des petites nouvelles, et c’est un curieux mélange parfois de confidences sur l’intimité d’un passé récent douloureux et d’analyses politiques totales, comme le texte d’Amandine Gay qui prône une « réappropriation des moyens de production au service d’une esthétique autonome ».
Pour un autre universalisme
Derrière l’enjeu d’ouverture véritable de la culture, il y a aussi la reconnaissance de formes d’expression artistique souvent minorées ou de traditions ancestrales : hip-hop, contes… Le racisme et le classisme insidieux se fondent parfaitement quand il s’agit de définir ce qui est de l’art ou pas, ce qui est de l’ordre de la « haute culture » ou pas. Les enjeux de la décolonisation des arts se situent aussi dans le rapport aux publics afro/caraïbo/asio-descendants, bref à ceux qu’on appelle souvent les « jeunes des banlieues ». Comme le pointe très justement l’artiste Kader Attia, « le stade ultime de la colonisation, c’est la mutation sans fin de son moteur : l’injustice culturelle et économique » (p.11). Il s’agit donc tant de fournir des modèles, des références à ce public, que de déconstruire les stéréotypes sur des goûts et dégoûts présupposés en matière d’art. C’est l’artiste Myriam Dao, qui intervient dans les quartiers prioritaires, qui développe le mieux cet axe.
Le devoir de mémoire, de transmission des crimes de la colonisation, occupe une place importante, mais beaucoup d’auteurs réclament aussi plus de place pour des récits basés sur des éléments de cultures non-européennes et dénoncent la perspective très européano-centrée de « l’universalisme » qu’on oppose si souvent aux particularismes quand il ne s’agit pas de culture occidentale blanche. Décoloniser les arts, c’est enfin décentrer et ouvrir son regard sur le monde, prendre en compte une nouvelle donne mondiale. L’intérêt de cette lutte pour une culture plus juste, représentative et généreuse, c’est de pouvoir favoriser l’émergence de nouvelles formes de créations. Désinhiber les créateurs, les histoires, et imaginer une culture vivante, dans son temps et qui puisse toucher un public large. Créer de vrais moments de partage.
« Le plus grand danger vient que les dominés inventent les esthétiques du possible » conclut Leïla Cukierman (p.90). Décolonisons les arts ! est un livre important pour comprendre les enjeux d’un renouvellement de l’imaginaire français, de l’acceptation des enjeux spécifiques liés au passé colonial et la compréhension de ses effets. Pour que dans tous les domaines culturels, les artistes racisés ne soient ni (auto) censurés, ni marginalisés, mais pleinement légitimés dans leurs démarches. C’est un pavé dans la mare des non-dits, et peut-être la pierre angulaire d’une nouvelle donne.
Décolonisons les arts ! Sous la direction de Gerty Dambury, Leïla Cukierman et Françoise Vergès, avec la contribution de Kader Attia, Marine Bachelot Nguyen, Rébecca Chaillon, Myriam Dao, Eva Doumbia, Daïa Durimel, Amandine Gay, Mohamed Guellati, Karima El Kharraze, Jalil Leclaire, D’ de Kabal, Hassane Kassi Kouyaté, Olivier Marboeuf, Pascale Obolo et Sandra Sainte Rose. (ed. L’Arche, 2018)