Si on peut rapidement définir Nelson Pernisco comme un sculpteur, sa pratique de l’art et de l’espace dépasse cette définition. Il expose en ce moment à l’espace Les Barreaux, créé par Lechassis, avec l’installation De la surveillance aux surveillés (2016), et à La Galerie épisodique pour l’exposition collective « L’Urbain » avec les œuvres Esperanto #1, #2 et #3 (2016). Il participe aussi à l’exposition « Le Quatrième Sexe » au Cœur, depuis ce vendredi 27 janvier. Nous l’avons rencontré.
La parole de l’artiste prime sur ce qu’on va penser de son travail. Donc si tu commences à indiquer où tu veux aller, ça devient le dernier axe à suivre, ça enferme l’œuvre. Tout est langage dans l’art. Ma forme de langage s’exprime à travers des matériaux et des sculptures.
L’installation De la surveillance aux surveillés est composée de six écrans qui nous font face. Ils diffusent les vidéos de groupes de CRS immobiles en train d’encadrer des manifestations enregistrées à six mètres de haut, comme des vidéosurveillances. Un algorithme de détection des comportements anormaux ressemblant à ceux des forces de l’ordre est appliqué aux images, créant des cadres verts, puis rouges, pour marquer le danger… et le rouge n’encadre que les policiers !
Il y avait deux axes sur lesquels je souhaitais travailler autour de l’état d’urgence : la mise en place de dispositifs de sécurité, et la mise en place de perquisitions gratuites.
L’espace Les Barreaux est un espace d’exposition original, visible uniquement depuis la rue, en continu, 24h/24 et 7j/7. Pour de la vidéosurveillance, c’est idéal ! Et derrière les barreaux réels de la fenêtre du lieu, l’aspect sécuritaire de l’installation est renforcé.
« De la surveillance aux surveillés », 2016 (extrait) © Nelson Pernisco
Une première version de l’installation était cependant présentée au 71B en juin dernier, un espace d’exposition créé dans un appartement particulier. Jouant de l’intrusion du spectateur dans un espace privé, elle faisait le lien avec les perquisitions gratuites.
Avec De la surveillance aux surveillés, Nelson Pernisco a su réagir artistiquement à la politique des deux dernières années en France, ou plutôt à ses conséquence sur nos vies quotidiennes : état d’urgence, surveillance continue, contrôles, répressions policières. Dans l’espace urbain, le corps est vu comme une menace. La police contient chaque mouvement lors des manifestations. La vidéo fait ressentir cette menace mais crée une confusion entre corps sécuritaire et corps agressif.
On remarque une confusion parallèle dans la série d’œuvres Esperanto (2015 et 2016). En lien aussi avec l’état d’urgence, les œuvres sont faites à partir d’affiches de manifestations vierges, transformées sous l’effet des cocktails Molotov lancés par l’artiste.
Parce qu’aujourd’hui le geste rebelle est réprimé à l’excès, ne devient-il pas indispensable ? Dans cette œuvre, le geste artistique en est le reflet et le texte politique des affiches est sacrifié pour un autre langage : « trace de fumée, signe de présage et de dissuasion ».
« Je pense que le corps est un espace politique », dit Nelson Pernisco, et c’est ce que l’on remarque dans ces deux œuvres. Cette idée pourrait rapidement être rapprochée de l’art corporel des années 1960-1970, qui en s’opposant aux normes créait des corps en résistance. Cependant, Esperanto, comme beaucoup de ses œuvres, évoque des actions mais ne les montre pas.
Comment impliquer le corps sans entrer dans la démonstration de l’action ? Je me méfie de la démonstration par rapport aux gestes que j’emploie et qui sont souvent très violents, qui se veulent impressionnants, pour en garder justement l’aspect sensible.
L’installation Transfert (2014) en est l’exemple parfait : l’artiste traîna un meuble de métal du nord au sud de Paris et filma le voyage, mais il n’expose que le meuble, trace de l’action, et une capture d’écran, trace de la vidéo. Tour à tour performance, vidéo, photographie, sculpture et installation, ce qu’il en reste est un langage sobre, post-minimaliste, et les passages d’une technique à l’autre permettent de dépasser l’action et de créer, comme dans Esperanto, une fiction autour de la confrontation entre le corps et l’espace social.
S’il dit réaliser des travaux de recherche importants pour ses œuvres, son intérêt pour les liens entre corps et espace vient d’abord de sa vie. Pour comprendre, peut-être faut-il questionner son quotidien ?
Quand tu fais du skate, tu as un rapport à l’espace qui entre en mouvement. Je l’ai encore, et j’espère le garder, ça a énormément déterminé mon rapport à l’espace et aux matériaux. Mais c’est aussi aller dans des lieux défraîchis, industriels, laissés à l’abandon, et qui entretiennent un rapport au lieu qui est différent.
La pratique directe, active et originale de l’espace et des matériaux avec le skate influence évidemment le travail d’un sculpteur. Mais sa vision de l’espace urbain est aussi géopolitique et, comme le street art, marquée par l’idée de liberté comme pratique concrète.
On retrouve cela dans un autre aspect de sa vie : l’artiste travaille et vit dans des squats et lieux alternatifs depuis ses 17 ans. Des lieux qui donnent la liberté de créer des sculptures monumentales.
Je m’intéresse beaucoup au corps dans son rapport aux matériaux. De toute façon, quand tu travailles en grand et seul, il y a un aspect intéressant dans cette manipulation. J’aime faire, mais pas uniquement dans la sculpture, donc mon rapport à l’épuisement est énorme. Et c’est très physique aussi de construire des lieux, de construire sa maison, alors qu’on n’y est que pour un an.
Son utilisation des matériaux industriels et ses références aux travaux publics y sont donc liés et, d’un côté comme de l’autre, skate ou squats, ce sont des thématiques qui apparaissent dans son travail.
Ce rapport personnel aux matériaux et aux lieux n’est cependant pas intime ou sacralisant. Une subjectivité politique ?
J’ai beaucoup d’affection pour les formes artistiques des années 1970, parce que quelque part, je suis en permanence à la recherche d’une certaine insurrection, avec l’envie de pousser les rapports de solidarité entre les gens. Ça rejoint autant la révolte que la création.
Chez Nelson Pernisco, l’art n’est pas directement politique. Pourtant, l’objet s’arme d’une certaine intériorité et réfléchit son rapport au monde à partir du regard de l’artiste. Une réflexion dans les deux sens du terme. Trace et empreinte, l’œuvre devient le miroir d’actions et d’expériences réelles ou fictives. Mémoire et relation, elle donne à penser. Il y a aussi un aspect documentaire dans De la surveillance aux surveillés, et dans deux autres œuvres récentes, Reprise (2016) et To see, not to see. To hear, not to hear (2016).
Reprise diffuse le cri d’une femme issu d’une vidéo militante sur la grève des usines de piles Wonder en 1968, avec un magnétoscope à cassette relié à des piles artisanales.
To see, not to see. To hear, not to hear est une installation autour d’une expédition réalisée à Hiroshima par l’artiste, conscient de son regard d’étranger sur la catastrophe.
Stratification sensible et mémorielle, cette pratique rejoint un art de l’archive. C’est peut-être ce qui permet aux œuvres de garder un peu de leur contenu social et politique ? Quoi qu’il en soit, le langage plastique de Nelson Pernisco figure ou fabrique un point d’attache entre corps et lieux, vécu personnel et collectif.
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Pour voir les œuvres en ce moment :
Rendez-vous à l’espace Les Barreaux, où l’installation est visible jusqu’au 12 février, avec une belle introduction sur leur site.
L’exposition collective « L’Urbain » à La Galerie épisodique jusqu’au 16 février.
Mais aussi l’exposition « Le Quatrième Sexe » à l’espace Le Cœur jusqu’au 25 février, avec un autre questionnement sur le corps…