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La France raciste, ce malaise

La France raciste, ce malaise

Il y a peu, le fleuron de l’humour français que sont Gad Elmaleh et Kev Adams nous proposait un sketch des plus déplorables. Caricature d’accent, caricature de tenues, clichés sur les sushis, sur les chiens, sur les rires. Tout y était pour que l’Internet s’indigne, s’écrie, s’époumone sur le caractère raciste et anti-asiatique de ce sketch. Les deux joyeux lurons, malgré quelques tentatives de « Ne mélangeons pas les Chinois et les Japonais, enfin », tournent en ridicule un pan entier du monde, le réduisant à deux ou trois lieux communs. Pour rappel, le racisme est une idéologie fondée sur la croyance qu’il existe une hiérarchie entre des groupes humains. Réduire les Asiatiques à cela, même sous couvert de l’humour, c’est avec regret que je vous annonce que c’est se mettre au-dessus, et que c’est donc une forme de racisme.

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L’humour, parlons-en. Il y a peu de temps, le comédien Ary Abittan passait dans Quotidien de Yann Barthès. Interrogé sur la polémique suscitée par le sketch, il dit : « On aspire tous à quelque chose, c’est de rire ensemble. Tant que c’est drôle, ce n’est pas grave ».

Tout d’abord, merci pour cette niaiserie sans nom. Ensuite, non. En se moquant des Asiatiques, on ne rit pas ensemble, on rit contre eux. Un sketch pareil, diffusé en prime time, c’est dangereux. Un sketch pareil, ça légitime les « bondours » à la récré, les enfants (et les adultes) qui appellent tous les Asiatiques « des Chinois », les enfants qui demandent à leurs camarades asiatiques s’ils mangent du chien. Un sketch pareil, ça légitime une caricature constante qui survivra bien au-delà de l’humour.

Le racisme envers les Asiatiques est d’autant plus vicieux qu’il s’agit d’une catégorie de la population en France qui est sous-représentée et beaucoup moins visible que d’autres. Si les Noirs ont réussi à obtenir un maigre quota (en effet, plus d’un représentant et la série télé sera taxée de « noire ») au bout d’un certain temps, la route est longue pour les Asiatiques. Louise Chen le dit dans son article dans les Inrocks, l’adaptabilité des Asiatiques est leur force et leur faiblesse.

Cela en fait une communauté sans réelle voix. En atteste le fait qu’il n’y ait que peu souvent des manifestations organisées contre le racisme anti-asiatique. En atteste la surprise des médias face aux manifestations de septembre dernier, après l’agression mortelle d’un couturier chinois à Paris. En plus d’être peu visibles et représentés, les Asiatiques sont aussi peu soutenus, que ce soit par les organisations généralistes anti-racisme ou par les élus politiques. Pas d’« Asian Lives Matter ». Pas de représentants. Pas de médiatisation. Et le racisme ordinaire continue, insidieux, « drôle ». Ironie cependant, ces Français riant aux dépens des Asiatiques sont eux-mêmes de grands consommateurs de produits asiatiques.

Mais pourquoi les sketchs de ce type continuent-ils de faire rire ? Pourquoi le racisme est-il drôle ? Menons un petit raisonnement. Pourquoi rit-on quand on imite (mal) l’accent japonais ? Parce qu’on le trouve ridicule. Pourquoi le trouve-t-on ridicule ? Parce que par extension, c’est la figure caricaturée du Japonais que l’on trouve ridicule. Pourquoi est-elle caricaturée ? Parce qu’on ne le connaît pas, parce qu’il est différent, parce qu’il ne mérite pas d’avoir la complexité humaine que l’on prête à nos voisins. Pourquoi ne le connaît-on pas ? Parce qu’il y a un manque d’empathie. C’est tout de suite un peu moins drôle quand il y a un fond de racisme dans les blagues sur l’accent de ton vendeur de sushis préféré.

À cela, les haters répondront : « Mais on ne peut rire de rien alors, sale féminazi post-structuraliste anarcho-stalino-astronaute ». À cela, il est possible de répondre : « Si tu as besoin de rabaisser un pan entier de la population déjà victime de discrimination, de blesser quiconque pour t’intégrer tant bien que mal dans ta communauté de privilégiés pour rire, ta confiance en toi doit être probablement proche du néant et ta vie bien triste ».

« Mais c’est drôle, donc c’est pas grave ». Eh bien si, c’est grave. Tout d’abord en raison de ce qui se cache derrière cet humour, comme dit ci-dessus. Mais aussi pour une autre raison : l’iceberg des violences. Les violences visibles sont la partie émergée de l’iceberg : les agressions, les meurtres, les insultes. Ce sont les manifestations du racisme qui te font dire « Doux Jésus, le racisme c’est le sheitan », celles qui sont communément admises comme inadmissibles.

Seulement, il y a aussi une partie immergée. Il s’agit tout d’abord des manifestations explicites, comme l’humiliation, le mépris, la dévalorisation. Celles-ci sont aussi admises comme affreuses, mais parfois plus difficilement décelables. Enfin, il y a les manifestations implicites comme l’humour raciste, le manque de représentation dans les films grand public, « l’invisibilisation ».

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Ces dernières sont les plus vicieuses, car elles se cachent derrière une multitude de choses. Derrière la nécessité de faire des films auxquels la « majorité » puisse « s’identifier », derrière « c’est pas grave, tant que c’est drôle », derrière « t’as pas d’humour ». Et ce n’est pas parce qu’elles sont moins visibles qu’elles sont moins importantes, bien au contraire. Elles sont les racines des manifestations visibles et explicites du racisme, qui vont, elles, bien au-delà de la simple blague.

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La France est capable de diffuser ce genre de racisme ordinaire sur le support très regardé qu’est la télévision à une heure de grande écoute. La France s’illustre par des comédies sur grand écran, qui, tous les ans, stigmatisent toujours plus de catégories de population, faisant rire à leurs dépens. Entre Ils sont partout pour les Juifs, Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu ?, ou prochainement À bras ouverts pour les Roms, le style est récurrent. On y est complaisant avec le racisme, il y est inoffensif puisqu’il est drôle. Bienvenue chez les Ch’tis, lui aussi, est symptomatique de cette fascination pour les monstres caricaturés.

Or, les comédies grand public en disent long sur une société. Ces comédies sont franchement « malaisantes », elles banalisent une attitude typiquement franco-française : pointer du doigt le différent afin de rassurer l’identité du groupe dominant. Un faux humour noir, appuyé par un consentement silencieux de la majorité bien-pensante, dévoilant en réalité une identité française qui se base sur la violence symbolique plutôt que sur la compréhension.

Il vaut ainsi mieux conclure sur l’humour de Sony Chan, chroniqueuse hongkongaise sachant bien mieux se rire du racisme que Kev Adams et Gad Elmaleh dans un pays qui la caricature constamment.

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