Nous sommes allés à la rencontre de SAEIO, un artiste parisien que nous avions d’abord repéré dans la rue puis en galerie. Le hasard faisant bien les choses, cette belle rousse plantureuse se trouve aussi être au studio du Wonder/Liebert. Une rencontre qui nous a permis de cerner le personnage, mais surtout de concevoir certains enjeux et paradoxes qu’engendre sa pratique, et comment il développe sa réflexion sur le graffiti.
Manifesto XXI –D’où-te vient ce pseudonyme SAEIO, depuis quand le portes-tu, et as-tu déjà hésité avec d’autres ?
Je n’ai jamais hésité, en revanche j’en ai plusieurs. J’ai commencé à le porter en 2002. Sinon, pourquoi j’ai choisi ce nom là… c’est qu’il avait une tendance abstraite qui ne veut rien dire. Premièrement, il n’était corrélé à aucune forme d’étymologie, que ce soit en lien avec un mot existant ou figuratif. Il ne fait référence à rien, il est assez étrange. Il y a aussi l’idée de juxtaposer, d’aligner des lettres isolées comme a-e-i-o-u par exemple, et aussi de pouvoir faire des anagrammes. Après c’était à moi, avec mon taf et mon histoire, de le charger.
L’anonymat est-il uniquement une nécessité ?
D’abord, tout simplement pour l’aspect illégal de ma pratique, par pure précaution judiciaire. Mais bon je me suis fait arrêter pleins de fois, j’ai déjà pris plusieurs amendes et j’ai de la prison en sursis donc maintenant la police me connaît. C’est aussi pour les autres pratiquants du graffiti, vu qu’il y a toujours des petites guerres, des compétitions etc même si je ne me sens plus du tout concerné par le graffiti c’est toujours plus pratique de rester anonyme.
Est-ce aussi quelque-chose de plus léger, un jeu ? Est-ce que tu aimes te déguiser, te travestir par exemple ?
Me déguiser ou me travestir peu importe, j’aime bien l’idée du camouflage, de se grimer, c’est toujours amusant. C’est le principe du tag, on se cache derrière un blason donc après tu as toujours le fantasme de qui est derrière ce nom, la signature, qui est dernière le masque. J’aime bien duper, cultiver l’anonymat et le côté potentiellement énigmatique. J’aime bien l’anonymat, mais je n’aime pas trop le conserver non plus, pour que ça reste douteux.
As-tu un quelconque souvenir d’enfance à nous donner ?
Faire semblant d’écrire et de lire.
Quel est ton parcours?
Je n’ai jamais été à l’école. J’ai arrêté en 5ème.
Comment te décris-tu?
Je suis quelqu’un de très intelligent et de très subtil ou entre la chèvre et le cygne.
Peux-tu faire un petit tag ou un petit dessin pour nous montrer comment tu le stylisais au début, si tu te souviens ?
Qu’est-ce qui a fait que tu t’es retrouvé à peindre dans les rues?
J’étais très souvent dehors, soit à faire du roller… soit à faire des conneries de manière très organisées. Du coup le tag ça allait dans la continuité de tout ça, c’était dans ma liste des choses interdites mais qui avaient un lien un peu plus créatif, enfin plutôt en lien avec l’art plastique – une bêtise qui pose plus de questions que les autres. Avec le temps je m’y suis habitué et j’y ai pris goût, c’est devenu important.
Peux-tu nous parler de ton crew, le P.A.L. ? Qu’est-ce que cela t’a apporté ? As-tu déjà eu affaire aux membres de U.V. ?
Non pas spécialement à eux mais à d’autres branches. Je travaille avec les U.V. pour « nolens volens » et avec RAP qui est un ami.
On s’est appelé les Peace And Love en opposition à U.V. un autre crew, qui veut dire Ultra Violent. On s’est concentré sur la rue comme support, en essayant de l’exploiter à fond en oubliant l’aspect illégal. Notre approche était plus expérimentale et libre avec une recherche assez » barrée-barjok » comme on pourrait l’avoir dans un atelier et aussi faire des liens avec d’autres sphères de l’art, vidéo, performance, comédie, poésie en injectant de l’art brut ou expressionniste.
Illégal, légal : comment vois-tu ces notions?
Il n’y a pas de différence. Un artiste se doit d’être dans l’illégalité, c’est essentiel pour moi. La notion d’illégalité est très importante pour un artiste, sinon c’est un décorateur ou un copieur. C’est le temps et le public qui décident si ma pratique devient légale et si elle rentre dans les moeurs.
Tu n’as jamais demandé l’autorisation de peindre sur des stores par exemple?
Non jamais.
Entre la rue et la galerie : comment fait-on le pont entre les deux ? L’adrénaline justement, et les émotions quand tu peins dans la rue, ont un impact sur la finalité plastique. As-tu déjà eu le sentiment de perdre quelque-chose lorsque tu travailles en dehors de l’asphalte ?
Évidemment j’aime plus la rue, mais après les deux m’intéressent. La galerie a ce que la rue n’a pas : elle est aseptisée. C’est un lieu de conservation, de protection et qui ne bouge pas du tout. C’est tout l’opposé de ma pratique. C’est par le passage de l’extérieur à l’intérieur que j’ai dû intellectualiser et de raisonner ma pratique en trouvant des solutions à cette transposition. C’est un jeu de mise en scène c’est ça que le public attend d’un artiste.
L’artiste contrôle et reproduit ses émotions comme un acteur. C’est un exercice difficile car c’est comme rentrer en transe. Il faut rendre palpable et communicable l’effet qui s’est produit en toi. Un artiste écrit une histoire et doit bien la raconter, comme pour la composition d’un tableau : tu le charges. La technique donne matière à la mystique, elle est à son service.
Sur quoi travailles-tu en ce moment ?
Je travaille, depuis un petit bout de temps déjà, sur l’effacement, en ce moment plus particulièrement sur les ombres.
J’essaie de mettre en corrélation la symbolique de ma pratique de peintre qui est liée à une forme éphémère à cause du recouvrement, l’effacement, que j’articule à l’idée de l’ombre. J’essaie de faire un pont entre tout ça à travers le concept du « nolens volens» que j’ai créé en 2014 et qui en latin veut dire « ne voulant pas-voulant ».
Donc ce n’est pas toujours toi qui interviens dans les différents processus de tes travaux in situ.
C’est aussi ça l’énigme, on ne sait plus qui est vraiment l’auteur et c’est aussi ça avec les ombres.
Tout le support de ma pratique picturale c’est la ville, et c’est un support qui est vivant. Cela va automatiquement engendrer des formes d’interaction qui sont complètement infinies : ma peinture va soit être recouverte, effacée ou abimée que ce soit par la pluie qui va faire des reflets, le soleil qui va l’effacer, le camion qui vient se frotter aux murs, un mec qui vient repasser par dessus, les crottes de pigeon qui tombent sur la peinture… ça peut-être juste cinétique entre la lumière du jour et la lumière artificielle des lampadaire : rien que ça, ça change la peinture, contrairement à une peinture dans un musée où la lumière est toujours la même. Tous ces procédés d’interaction font partie de ma pratique et c’est à partir de ça que le processus de « nolens volens » s’établit. J’en suis donc venu aussi aux ombres, car suivant le positionnement du soleil, la lecture de la peinture que tu peux avoir change. C’est une forme d’effacement naturel mais très léger. On n’y porte peu d’attention alors qu’elles sont très présentes et ça peut être aussi très drôle. C’est ce que j’ai pu présenter à Épisodique sur une toile avec une projection d’ombres.
Quel est le paradoxe que tu affectionnes ou auquel tu t’intéresses le plus et pourquoi ?
« Nolens volens », j’insiste un peu sur ça. Déjà je pense que le paradoxe est inhérent à la création. Elle commence avec un paradoxe, et plus précisément c’est une application de l’idée de paradoxe. Mais « plastiquement ». Déjà le titre explique bien cette notion : deux entités qui s’opposent, l’auteur, le peintre qui va signer, l’amorcer en faisant sa peinture et toutes les potentielles interactions. Comme « l’agent effaceur de la ville», qui n’est pas forcément dans une démarche artistique, il va entrer dans cet espèce de binôme à son insu en faisant un monochrome par dessus ou en l’effaçant et qui va faire une oeuvre d’art sans le vouloir. Il y a plein de ramifications à ça, comme un des mecs des U.V., K.O. qui s’occupe de Dexa : lui il va me toyer, c’est à dire faire un flop sur un de mes dessins et moi, au lieu de refaire encore une autre peinture par dessus, je vais juste la recouvrir avec un pinceau en gardant les contours et en conservant sa forme. Il m’impose de manière hasardeuse une composition avec laquelle je dois jouer. Voilà une application du paradoxe.
NOLENS-VOLENCE from SAEIO on Vimeo.
Tu utilises fréquemment des locutions latines, comme « solve coagula » : pour quelles raisons, et quel sens tu leur donnes ?
« Solve coagula » c’est ce qu’il y a écrit sur l’arcade du diable dans le tarot de Marseille. En gros c’est la mise en matière, à savoir : la solution qui coagule. J’aime bien le latin parce qu’il y a une première barrière, qui demande une traduction et de la recherche, ce n’est pas immédiat, et puis ça fait bien.
Quel est-on arrondissement préféré pour peindre ? Une ville de province ? Ainsi qu’à l’étranger ?
C’est le 18ème ; ensuite une ville, Marseille, et sinon Naples, l’Italie en général car c’est très propice et accessible pour peindre des métros et des trains, ils restent peints, contrairement à la France.
ZOOM-13014 from SAEIO on Vimeo.
Quel est le truc le plus malin que tu as pu faire selon toi ?
« Nolens volens ».
Quel est le truc le plus absurde que tu as pu faire ?
Aucun.
Quelles sont tes combinaisons de couleurs de prédilection ?
Ah ça c’est une bonne question. J’aime bien le vert et le rouge. Bleu, blanc, rouge en premier quand même. Ah non pardon, chrome et noir c’est mieux.
Est-ce que pour toi il est possible de créer quelque chose sans aucune forme d’humour, et à quel degré ?
J’essaie au maximum d’être drôle dans ce que je fais, et on ne peut pas toujours l’être. Disons que je prends tout au premier degré, mais ça c’est toi qui juges de là où tu le places, ça se fait naturellement.
As-tu une préférence entre : toile, tissu, crépis, terre, goudron, pelouse, pierre et métal ?
Bien sûr, tout, mais c’est vrai que la mousse c’est plutôt pas mal. Je n’ai pas de préférence, justement ce qui m’intéresse c’est que les supports soient infinis. C’est la ville ! Après ce qui est marrant avec le tissu par exemple c’est qu’il y a plus de mouvement qu’avec le papier, et encore…
Le graffiti et la peinture vis-à-vis de ta pratique, peux-tu nous en parler ?
Pour moi il n’y a aucune différence, si on parle dans le sens de l’histoire de l’art. Le graffiti fait partie d’une des branches de la peinture mais qui, je pense, n’est pas très bien définie et c’est ce que j’essaie de faire avec mon travail, de lui donner une finalité. J’essaie de tuer le graffiti en tentant de l’introduire dans les mœurs, les intuitions, les galeries et tout ce qui en découle. Ça serait lui mettre une sorte de fin, de conclure et il faudra écrire autre chose. C’est réussir à bien le définir, à le raisonner et à l’intellectualiser et vu que pour l’instant ça n’a pas encore été fait, c’est mon objectif. Le graffiti est totalement plastique, il est évident, comme pour une peinture où tu n’as pas forcément besoin d’avoir un texte pour l’expliquer. Mais si tu commences à réfléchir un tout petit peu aux problématiques que le graffiti engendre, il se dégage des concepts comme l’effacement ou l’idée de l’éphémère ou quelque chose qui marche avec de l’interaction. Je m’amuse beaucoup avec les concepts et c’est totalement intrinsèque à ma pratique. Mais je pense qu’a ce stade ce n’est déjà plus du graffiti, c’est autre chose et c’est çà que j’essaie de définir. Aujourd’hui le graffiti est de tellement de mauvais goût je ne me sens plus du tout concerné avec cette immonde chose de street art qui est à proscrire. Donc je m’écarte de tout ça pour aller ailleurs et créer mon chemin.
Tu abordes plusieurs médiums et pratiques comme la vidéo, l’écriture et l’installation entre autres, alors que tu te positionnes uniquement comme peintre : pourquoi ?
Je me considère comme un peintre car ma pratique a la nécessité des autres médias. À travers le prisme du graffiti, au même titre que l’idée du graffiti amenant des concepts, il est aussi totalement dépendant de la nécessité d’utiliser tous les autres médias de l’art. Pour qu’il existe, il a besoin de l’écriture au sens formel comme conceptuel, il est lié au volume, à la vidéo, à la photo comme à la danse… de manière intrinsèque à tout ça. Tout commence par des problématiques de peintre : choix des couleurs, de la composition, de la forme, d’écriture, mais très vite tu vas être confronté à d’autres champs de l’art qu’il est absolument nécessaire et obligatoire pour que ma pratique soit totale et s’accomplisse.
La bougie du dauphin ajourée, toile de catamaran rouge et croissants from SAEIO on Vimeo.
Mat, brillant, chrome ou fluo?
Toutes mais j’aime en particulier le chrome. Je pense qu’il est peut-être un peu plus mystérieux que les autres. Il a une capacité très réfléchissante, il réagit à la lumière comme un miroir en poudre ou liquide. Il peut s’effacer suivant l’angle et être éblouissant.
Bombe en spray ou pinceau?
Le spray bien évidemment. Je trouve que c’est un outil vraiment magique et extraordinaire. C’est de la poudre en fait, à la fois tu ne touches pas ton support, chose qui est comme même assez étonnante. Et le rendu poudré qui est très particulier et permet de faire de la quadrichromie par exemple, tu peux fusionner plusieurs couleurs et faire des dégradés, ce qui fait la force de la bombe je pense.
As-tu déjà imaginé une couleur qui n’existait pas, et comment la perçois-tu ?
Elles existent toutes mais sinon j’aurais aimé que les ombres soient en couleurs.
Comment s’est déroulée l’exposition d’ouverture « Dirty Pepax » à Bagnolet ?
Ça s’est très bien passé, surtout le grand luxe de l’extérieur. C’est une chose qui n’est pas très commun, en tout cas pour les galeries, et j’ai retrouvé les mêmes condiments que dans ma pratique. Toujours dans le sens d’être exposé à plus d’interactions, notamment aux différentes lumières. C’était l’élément principal. Ce qui m’a plu c’est que la plupart des sources provenaient des phares de voiture, plus le bruit du périphérique, et je pouvais présenter des murs – en fait vraiment c’était une exposition dans la ville, c’était un atout très important.
Est-ce-qu’il existe un lien entre la peinture et la spiritualité, ta peinture et ta spiritualité?
En ce qui me concerne, la couleur c’est spirituel. Premièrement il y a une forme d’abstraction, c’est-à-dire qu’un aplat de couleurs qui renvoie à une de forme de néant, au vide, mais qui en fonction de sa couleur l’oriente différemment.
Qui sont tes références en ce moment ?
Je dirais Eric Rohmer, Clint 176, Blade et Marcel Duchamp.
Remerciements à Eki Ramirez .
Super interview ! Merci.