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#MeToo dans l’art : « C’est une vieille histoire et on ne s’en rappelle pas aisément »

#MeToo dans l’art : « C’est une vieille histoire et on ne s’en rappelle pas aisément »

L’artiste chloë saï breil-dupont nous a fait parvenir ce texte poignant relatant une agression qu’elle a subie alors qu’elle était étudiante à l’École supérieure d’art Pays Basque (ESAPB, Biarritz). Son témoignage est à mettre en relation avec son œuvre « C’est une vieille histoire et on ne s’en rappelle pas aisément » qui assume donc ici une signification très précise : c’est la mise en images de mots et sentiments tus pendant bien trop longtemps.

A travers cette tribune, elle apporte courageusement sa contribution au #MeToo dans le monde de l’art contemporain. TW : Ce texte parle d’agression sexuelle dans le milieu de l’art. Sa lecture pourrait affecter certain·es d’entre vous.

« C’est une vieille histoire et on ne s’en rappelle pas aisément. »

Cette pièce, dont il existe plusieurs versions, aborde, comme toutes mes peintures, ce qui nous constitue, les choses que l’on oublie, qui sont tues ou cachées, les cultures interdites et les histoires anciennes dont on a du mal à se souvenir.
La dette impayée avec laquelle nous avançons tous·tes.

Plus particulièrement, cette version traite de mon propre enfouissement. Du viol que j’ai subi en 2013 alors que j’avais 22 ans. De la machine qui s’est activée pour protéger mon agresseur. De la tentative d’agression et du slut-shaming d’un ami de mon violeur pour me faire taire alors que je commençais à parler.

Le violeur et son ami étaient [mes amis] des Beaux-Arts.
Il m’a demandé de me taire et je me suis tue.

Je me suis tue aussi à moi-même, pendant six ans. Mon corps et mon esprit abîmés, eux, non. Eux, ils parlaient beaucoup.

Cette installation articule l’impossibilité de mettre bout à bout des mots pour former mes phrases. De mon esprit morcelé. Des images que je savais, mais qu’il m’était difficile d’assembler.

chloë saï breil-dupont, « C’est une vieille histoire, et on ne s’en rappelle pas aisément. » 2020, 24 cassettes, huile sur bois, et une étagère
(Il faut savoir ce que l’on sait.)

Cette installation a été montrée à la Biennale artpress des jeunes artistes en octobre 2020 (à Saint-Étienne, ndlr). Durant le vernissage, j’ai observé ce viol que j’avais peint au milieu de tous·tes les visiteur·ses. Il était devant des centaines d’yeux. Personne n’a prononcé les mots viol et agression sexuelle. Moi incluse.

Nous vivons entouré·es de personnes qui sont ou ont été victimes d’agression et de viol. Et seules les personnes initiées savent les reconnaître. Elles se reconnaissent entre elles.
Nous faisons, tous·tes, très bien semblant.

J’ai les mains moites, les jambes qui tremblent, le ventre noué en écrivant ça. J’ai froid et j’ai chaud.
J’ai peur de croiser mes agresseurs, car le milieu de l’art est petit et qu’ils y sont bien intégrés. Je ne dirai pas leurs noms, j’ai décidé de ne plus jamais les prononcer pour qu’ils disparaissent.
En vrai, j’ai peur. J’ai peur qu’ils m’annihilent. C’est peut-être pour ça que je ne traîne plus en France.

Pour être claire : cet événement ne m’a pas rendue plus forte, je l’étais déjà. Il ne m’a pas détruite. Il n’a pas fait de moi une meilleure ou une moins bonne artiste.
Il m’a abîmée. Pendant un temps. Pendant des années.

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(Certain·es l’entendront comme une plainte.
En vrai, ç’en est une, et je veux que nous la portions collectivement.)

Les victimes ne sont pas que des victimes.
Les violeurs, aussi, ne sont pas que des violeurs, mais ils doivent répondre de leurs actes, comme nous répondons des nôtres.

J’espère qu’on ne me réduira pas à cet événement. J’espère qu’on ne me réduira jamais.
Je l’écris là, parce que je sais que toi qui lis, tu veux et dois savoir. Pour qu’on se soigne collectivement. Et qu’on ne fabrique plus de violeurs qui ne se savent pas ou qui se savent et se croient dans leur droit.

Comme l’ont montré des témoignages récents, le milieu de l’art n’est pas plus progressif, n’est pas moins sexiste, raciste, classiste et violent.
Nous devons changer de logique et faire cesser celle de destruction et de silenciation des corps. Partout et pour tous·tes.

Pour qui n’est-ce pas évident ?

Bien à vous,
chloë/saï breil-dupont 


Image à la une : chloë saï breil-dupont, « C’est une vieille histoire, et on ne s’en rappelle pas aisément. », 2020, 24 cassettes, huile sur bois, et une étagère

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