À l’occasion de leur dernière exposition L’UNE ET DEUX SOLEILS qui a eu lieu à la Haute École des Arts du Rhin de Strasbourg le 27 avril dernier, nous avons rencontré Sarah Pouget Dhuime, Jessica Phoëbe Mulindahabi, Anouk Parmentier Firefox et Zilia Marquet-Ellis pour parler pédagogie en école d’art et initiatives étudiantes autonomes.
Au fil des trois grandes salles, des jeux de lumières et des symboles se répondent d’une peinture à l’autre. Les influences visuelles communes sont évidentes, depuis leur rencontre dans la section Peinture il y a trois ans, Sarah, Zilia, Jessica et Anouk développent leur travail côte à côte. De cette proximité est né le désir de penser la pédagogie autrement. Avec d’autres étudiant·es, elles ont co-organisé plusieurs événements en non-mixité au sein de l’établissement, une manière pour elleux de se déployer dans l’espace et de donner de la visibilité à leurs travaux.
Ces élans collectifs surgissent également en réaction à des manquements dans l’enseignement artistique, tant en termes de professionnalisation qu’en apport théorique. Suite à leur exposition, elles nous font part de leurs désirs, de leurs visions du futur en tant qu’artistes et des changements possibles pour améliorer la pédagogie en écoles d’art.
Organiser une expo, ça nous permet de sortir de notre statut d’étudiant·es, de se montrer, et ça équilibre les rapports avec les professeur·es.
Sarah Pouget Dhuime, Jessica Phoëbe Mulindahabi, Anouk Parmentier Firefox et Zilia Marquet-Ellis
Manifesto XXI – L’UNE ET DEUX SOLEILS a été pensée et mise en œuvre de manière autonome entre étudiant·es. Vous avez organisé d’autres événements semblables, pouvez-vous revenir sur ces précédentes éditions ?
Sarah, Zilia, Jessica et Anouk : C’est le troisième événement qu’on organise comme celui-là, mais c’est le premier où on est seulement les quatre. Il y a trois ans on avait fait le commissariat de l’expo Love, en non-mixité choisie avec des ami·es uniquement.. Ensuite, il y a eu une deuxième édition, appelée Les Amoures. Pour celle-ci, on a fait un appel à projet par mail au sein de l’école en précisant que c’était en non-mixité choisie également. On a fait ce choix de la non-mixité car dès l’entrée à l’école, il y a des rapports très genrés profs/élèves, des rapports de pouvoir que l’on ressent rapidement en tant que meufXs. En voyant les statistiques du nombre meufXs en écoles d’art par rapport à celleux présent·es après sur le marché de l’art, tu comprends direct.
On a commencé à organiser ces événements pour contrebalancer ça le plus tôt possible et se dire qu’on ne perdra pas notre place d’artiste après la sortie de l’école. Organiser une expo, ça nous permet de sortir de notre statut d’étudiant·es, de se montrer, et ça équilibre les rapports avec les professeur·es.
Nous tenons à tout prix à ce qu’il n’y ait pas de hiérarchie dans la conception de nos expositions même si quand on est très nombreux·ses, il y a forcément des déséquilibres, mais on essaie d’instaurer le plus de bienveillance et d’écoute possible entre nous afin de trouver ensemble le rôle de chacun·e. Le fait qu’on soit qu’entre meufXs facilite cette horizontalité, le processus se fait plus naturellement. Pour l’expo Les Amoures, on a travaillé de façon très consensuelle, dans la non-hiérarchie, sans rôles définis, et comme on était beaucoup, ça devenait compliqué d’organiser l’espace. C’était intéressant de se confronter à ces limites aussi. C’était également difficile d’énoncer et de recevoir la critique, alors qu’à nos yeux, c’est fondamental pour nous faire avancer. Travailler en groupe plus restreint nous permet d’être plus critique (d’une manière bienveillante) les un·es envers les autres.
Vous organisez ces événements au sein de l’établissement scolaire. Voyez-vous cela comme un confort (matériel, logistique…), ou est-ce pour vous un acte engagé ?
Pour nous, c’est un acte engagé de relancer des initiatives étudiantes dans l’école, surtout qu’elles avaient eu tendance à disparaître à cause du Covid. Ces événements apportent de la vie dans l’école. Ils permettent également de voir le travail de personnes qu’on ne verrait pas d’habitude, ils visibilisent les projets de chacun·es et donnent de la confiance.
De plus, le fait de tout organiser de A à Z est une façon pour nous d’apprendre à se professionnaliser. De cette manière, on se réapproprie l’école, mais il y a toujours beaucoup de freins de la part de l’administration pour avoir accès aux espaces et au matériel, ça nous apprend à persévérer, à garder l’énergie.
Quand tu es face à un professeur homme cis, il va souvent moins respecter tes barrières et partir du principe que tu es plus fragile que lui, et donc dépasser certaines limites notamment au moment des critiques.
Sarah Pouget Dhuime, Jessica Phoëbe Mulindahabi, Anouk Parmentier Firefox et Zilia Marquet-Ellis
Pouvez-vous préciser ces freins, soulever les manquements pédagogiques ?
Il y a un manque de confiance évident de la part de l’administration et des professeur·es envers les étudiant·es, voire même de l’infantilisation. Le fait qu’il y ait de l’énergie, de l’agitation, de la spontanéité, des rassemblements, leur fait peur alors que c’est fondamental et très positif dans le processus créatif. En dehors des initiatives étudiantes, les moments de monstration du travail se font majoritairement au sein d’évaluations, de bilans ou d’examens alors que nous, on a envie de sortir du simple exercice.
Au moment des diplômes de troisième et de cinquième année, on a vingt minutes pour installer nos travaux, ce qui est très peu pour présenter trois voire cinq années de travail. Cela montre une vraie faille, ça devrait être autrement, et on espère que ça le sera dans le futur car c’est très démotivant. Le diplôme est un moment symbolique où tu es censé·e honorer tes années à l’école en présentant ton travail à un jury extérieur mais le système pédagogique le transforme en exercice. Il y a toute une série de règles infantilisantes, qui se sont renforcées pendant le Covid, contre lesquelles on essaie de lutter mais on est rarement écouté·es.
C’est assez hypocrite au final, l’école se veut comme une « vitrine de l’excellence » mais nous met des bâtons dans les roues en permanence. Elle visibilise seulement les événements cadrés par l’administration mais toutes les initiatives qui se trouvent en dehors, qui sont de réelles prises de responsabilités des étudiant·es, ne reçoivent pas la confiance qu’elles mériteraient. Pourtant, ces initiatives existent car ce cadre scolaire ne nous apprend pas toutes les facettes de la profession d’artiste. Grâce à ces actions étudiantes, les professeur·es commencent à se rendre compte des manques au sein de la pédagogie. Iels lancent des initiatives après qu’on ait lancé les nôtres (rires).
Heureusement, de nouvelles professeures arrivent dans l’école (recrutées en partie pour contrer le manque de parité au sein de l’équipe pédagogique…) et ce sont souvent ces personnes qui sont porteuses de nouveautés et de nouvelles conceptions de l’enseignement artistique. Elles prennent en compte nos besoins et nos aspirations en adaptant leur façon d’enseigner et en construisant les cours ensemble, comme Emmanuelle Castellan. Mais elles restent une minorité au sein de l’école.
Le rapport patriarcal représente un tout, autant dans les comportements que dans la théorie.
Sarah Pouget Dhuime, Jessica Phoëbe Mulindahabi, Anouk Parmentier Firefox et Zilia Marquet-Ellis
Sentez-vous des disparités en tant que meufXs au sein de l’école ?
Complètement, l’infantilisation de la part de professeurs souvent hommes cis, est très présente. Lorsque le travail touche à des problématiques autour de l’intime et de la sexualité de façon politique, comme celui d’Anouk, il est souvent relégué à de l’anecdotique relevant du personnel. Le professeur ne le voit pas comme un travail artistique mais comme une psychanalyse, ce qui est très caractéristique d’un rapport genré. C’est comme s’il voulait t’apprendre ce que tu dois dire sur toi et sur ton travail. Il y en a aussi beaucoup qui veulent nous expliquer comment être féministes ! (rires)
Quand tu es face à un professeur homme cis, il va souvent moins respecter tes barrières et partir du principe que tu es plus fragile que lui, et donc dépasser certaines limites notamment au moment des critiques. Ils se permettent beaucoup plus d’étaler leur propre projection sur ton travail, en donnant leur avis très personnel et non objectif en tant que professeur. Ils profitent de l’autorité qu’ils ont sur toi pour sortir du cadre pédagogique.
Le rapport genré se trouve aussi beaucoup dans les références qu’on nous donne en arrivant à l’école d’art. À chaque fois, ce sont les mêmes noms, datés, et dont on est lassé·es, qui reviennent. Au fur et à mesure, on a donc commencé à faire circuler nos références entre nous et à mettre plus en avant certain·es artistes par des lectures, des discussions. En communiquant ensemble, on apprend la partie cachée de l’iceberg, qui est énorme et beaucoup plus intéressante. Avec le temps et très naturellement, on n’a plus aucune références mec cis, elles sont toutes féministes, queer. On pense à Aneta Kajzer, ou encore Zahia Rahmani, qui est très importante pour nous. C’est une historienne de l’art qui s’intéresse à toutes les productions, revues auto-éditées conçues dans un contexte colonial par les personnes concernées afin d’en faire une base d’archives. Elle est allée chercher des travaux qui n’avaient jamais été recensés et numérisés. Elle fait partie d’un groupe très minoritaire de personnes en France qui prennent cette place là dans une institution (l’Institut national d’histoire de l’art) sur ces démarches politiques. Elle soulève le fait qu’en France, il y a très peu de personnes militantes, engagées, dans les grandes institutions. Elle a aussi créé un post diplôme aux Beaux-Arts de Paris. Ça, c’est inspirant !
Le rapport patriarcal représente un tout, autant dans les comportements que dans la théorie. Les oppressions auxquelles on fait face nous prennent beaucoup d’énergie. Certaines personnes sont tout le temps en train de se battre contre des professeurs et l’administration, parfois ça ne donne pas envie de venir à l’école. Organiser ces initiatives autonomes, c’est un peu une façon d’éliminer de notre processus ces personnes qui nous ralentissent dans notre production artistique, de travailler ensemble entre personnes choisies. C’est épuisant de toujours devoir être médiateur·rice et d’instaurer des discussions, surtout que ce sont souvent les mêmes personnes qui ont à endosser ce rôle, qu’on remercie beaucoup d’ailleurs.
Comment pensez-vous l’après école ?
On en parle beaucoup entre nous, ces initiatives nous renforcent et nous montrent les domaines dans lesquels on se sent le plus à l’aise, en participant à toute la chaîne de l’organisation d’une exposition. On ne produit pas seulement du travail artistique, on développe des compétences en commissariat, communication, scénographie, organisation du planning, élaboration d’un budget… qui sont d’autres facettes du domaine artistique. Notre exposition était auto-financée par des repas qu’on a préparés et servis à La Mine, une des associations étudiantes de l’école.
On se rend compte que pour préparer la sortie de l’école, le travail en groupe est très important et inspirant. Pourtant, la majorité des sections ne le mettent pas en avant. La section Hors Format, une option performance et installation qui pense aussi la manière d’enseigner l’art, est une des seules à le faire.
Le travail en groupe ainsi que les initiatives étudiantes commencent seulement à être valorisés dans le système d’évaluation mais ça a pris beaucoup de temps. Ce sont les membres des associations de l’école (La Mine, La Pioche) qui ont insisté auprès de l’administration pour que le temps investi au sein de ces groupes soit pris en compte. Apprendre à gérer une association ou organiser des événements autonomes sont aussi importants pour la sortie d’école que de produire en atelier, ça devrait donc être intégré au système de notation. Souvent, notre travail à l’école se résume à une production en atelier, des rendez-vous avec les professeur·es et un moment d’évaluation finale; on met de côté tout le reste, qui fait pourtant partie des aspects d’être artiste.
Il y a toujours la grille d’évaluation… ce ne sera jamais l’école utopique que l’on souhaite. En revanche, on aimerait que nos initiatives soient prises en compte, qu’il y ait un crédit spécial. Même si dans l’idéal, on ne voudrait plus de crédits… plutôt des commentaires avec une indication qui valide ou non le cours.
Avec tous ces collectifs, on voit que l’école est aussi un prétexte pour se rencontrer, avoir le matériel nécessaire et apprendre à faire ensemble.
Sarah Pouget Dhuime, Jessica Phoëbe Mulindahabi, Anouk Parmentier Firefox et Zilia Marquet-Ellis
Quelles sont les références qui vous inspirent pour le travail en collectif, les initiatives autonomes ?
Le Collectif BlackFlower par exemple, composé d’ancienne·es étudiant·es des Beaux-Arts de Bordeaux est une inspiration pour nous. Iels ont sorti un article très fort pour dénoncer des actes et propos racistes qu’il y a eu au sein de l’école, notamment dans le travail d’un étudiant. L’article dénonce ces actes et le silence des professeur·es qui ont toléré ce travail pendant plusieurs années. Il y a aussi le média Documentations.art qui est très important pour nous. Le travail de l’artiste Ines Bezad est aussi une grande inspiration. Au sein de l’école, il y a d’autres collectifs qui nous inspirent : le Freesquet, la vie gagnée, La Compagnie du lundi, un cycle de professionnalisation porté par les étudiant·es qui a notamment invité Robyn Chien dernièrement. Du côté de Paris, il y a le Club Lab, un collectif étudiant·es qui organise des événements en dehors de l’école. Avec tous ces collectifs, on voit que l’école est aussi un prétexte pour se rencontrer, avoir le matériel nécessaire et apprendre à faire ensemble.
Le futur, c’est de ne pas penser sa pratique de manière isolée mais plutôt s’entraîner à être un couteau suisse. On n’a pas à attendre tout des institutions, il y a des choses qu’on peut créer aussi, à notre échelle bien sûr.
Sarah Pouget Dhuime, Jessica Phoëbe Mulindahabi, Anouk Parmentier Firefox et Zilia Marquet-Ellis
Comment voyez-vous votre place en tant qu’artistes dans le monde de l’art contemporain ?
On trouve qu’on a plus de poids face aux institutions quand on est un collectif, c’est pour cette raison qu’on met cela en place dès maintenant. Face aux institutions, on va certainement retrouver les mêmes mécanismes qu’à l’école. Là, on expérimente une mini maquette de ce que ça pourra être dans le futur. On désire créer nous même la façon dont on veut travailler, pas simplement s’inscrire dans des systèmes qui ne nous correspondent pas vraiment.
De la même façon qu’on tire profit des ressources de l’école, il faut s’infiltrer dans les institutions, elles possèdent des outils intéressants en termes de budgets, d’espaces, de visibilité, de public large. Il y a plusieurs manières de les infiltrer, être curatrice par exemple, c’est un rôle stratégique.
On a l’impression que le futur, c’est de ne pas penser sa pratique de manière isolée mais plutôt s’entraîner à être un couteau suisse. On n’a pas à attendre tout des institutions, il y a des choses qu’on peut créer aussi, à notre échelle bien sûr. On pense à la pédagogie également, c’est chouette de savoir qu’il y a des personnes de notre génération qui seront professeur·es et qui enseigneront d’une autre manière, sans recréer les schémas qu’on a connus et qu’on ne veut plus. On espère qu’il y aura des nouvelles pédagogies, des nouvelles écoles avec d’autres systèmes, des écoles gérées par des élèves !
Image à la une : portrait de Zilia Marquet-Ellis, Jessica Phoëbe Mulindahabi, Anouk Parmentier Firefox et Sarah Pouget Dhuime © Julien Kirrmann